Une histoire du philhellénisme sous l’angle des transferts culturels
1La sympathie pour les Grecs modernes a été très tôt dotée dans le lexique du xixe siècle de son vocable en « -isme » — le philhellénisme — et d’un envers, le mishellénisme. En tant que mouvement littéraire, savant, politique et militaire lié à l’élan de solidarité envers les Grecs révoltés contre la domination ottomane qui a parcouru l’Europe du xixe siècle, le philhellénisme embrasse une grande diversité de manifestations et a pu inspirer plusieurs approches. À une acception restreinte, centrée sur la décennie de révolution nationale grecque (Epanastasis) entre 1821 de 1833 et sur les modalités politiques, militaires et artistiques d’une mobilisation internationale circonstancielle, sur lesquelles il ne manque pas d’études, une conception élargie, fouillée par des recherches plus récentes, interroge en amont la continuité avec « un mouvement scientifique, esthétique et philosophique qui redonne dès la fin du xviiie siècle à la Grèce antique son statut de référence hégémonique culturelle et politique en adaptant l’humanisme aux temps modernes », et en aval la poursuite d’un idéal de solidarité avec la nation grecque devenue indépendante, dont les manifestations furent à la fois linguistiques, littéraires, politiques et militaires (à la faveur de la crise de Candie de 1866 puis de la guerre gréco‑turque de 1897)1. Complexe, le mouvement philhellène l’a aussi été par ses composantes idéologiques, mêlant admiration pour la Grèce antique, sentiments de solidarité chrétienne, amitié politique inspirée par les idéaux d’indépendance nationale et de fraternité entre les peuples mais aussi de résistance aux dispositions conservatrices de la Sainte‑Alliance, ou encore engagement humanitaire et philanthropique. S’y sont retrouvés et côtoyés des individus appartenant à divers milieux — hommes de lettres, savants, artistes, voyageurs, diplomates, toutes sortes d’activistes — engagés dans une mobilisation polymorphe passant par l’écriture, l’enseignement, la participation aux souscriptions ou aux comités, le volontariat armé, l’implication dans la construction du nouvel État grec, qui impliquait divers degrés d’engagement et un rapport plus ou moins proche ou immédiat avec les réalités de la Grèce contemporaine. Le philhellénisme enfin peut être considéré comme la première manifestation d’une opinion publique européenne, puisqu’il a touché l’ensemble des pays du continent, non seulement dans leurs rapports particuliers à la Grèce, mais en référence à ce qui se faisait ailleurs en Europe en faveur de l’indépendance des Grecs ou d’autres peuples non‑libres, et dans la mesure où il a donné naissance à des formes internationales de mobilisation et de collaboration.
2Tous ces traits font du mouvement philhellénisme un terrain particulièrement propice à l’application du modèle des « transferts culturels », soit ces mouvements d’objets, de personnes, d’idées, de symboles entre deux espaces culturels étudiés dans leur dynamique historique, à travers lesquels se recomposent les groupes sociaux et les structures qui les sous‑tendent dont Michel Espagne et Michael Werner ont les premiers démontré l’importance pour la formation des cultures occidentales2. Telle est clairement l’optique de Sandrine Maufroy, dans un ouvrage issu du remaniement d’une thèse réalisée sous la direction de Michel Espagne dans le champ des études germaniques.
L’exemple allemand
3Le titre adopté, par souci de concision, déforme peut-être un peu le propos : plutôt que d’un philhellénisme franco‑allemand — notion qui d’ailleurs ne se voit ni reprise ni explicitée dans le texte — nous avons affaire à une étude du mouvement philhellène allemand dans sa dimension transnationale et ses relations spéculaires avec d’autres pays, in primis le voisin français, dans le cadre de « transferts culturels complexes, non plus binaires, ni même seulement triangulaires, mais bien multipolaires, dans lesquels interviennent des phénomènes de réception croisée » (p. 8). La primauté accordée à l’Allemagne se justifie à l’aune de plusieurs considérations : l’ampleur et la précocité du mouvement philhellène dans les régions germanophones et l’engagement officiel de la monarchie bavaroise, sous l’impulsion de son souverain philhellène Louis Ier, qui explique en partie l’élection au trône grec d’un membre de la maison de Wittelsbach en 1833 ; la forte tradition d’études humanistes et philologiques qui, comme partout ailleurs, se prêtait à une instrumentalisation politique et identitaire à travers la revendication d’un lien privilégié (de nature spirituelle) entre la Grèce classique et l’Allemagne, largement par réaction à la domination culturelle française ; enfin, la fonction de l’engagement philhellène comme « terrain expérimental pour des discours et des pratiques consacrés à la construction de la nation et de l’État allemands », « substitut de participation politique et démocratique » et « exutoire pour les aspirations nationales allemandes et pour les désirs de réforme de la bourgeoisie libérale » (p. 6‑7) entre la fin du cycle révolutionnaire et le printemps des peuples. S’y ajoute, dans une perspective attentive aux phénomènes de transferts, d’imitations et de démarcations, l’importance « depuis le milieu du xviiie siècle des efforts pour définir l’identité allemande de manière non autarcique, mais par rapport aux autres nations, et en particulier par rapport à l’hégémonie culturelle française » (p. 7), qui se double d’une attention réciproque de l’autre côté du Rhin, plus particulièrement dans le domaine scientifique, suivant « un schéma similaire d’inspiration admirative et de démarcation méprisante » (p. 12).
Médiateurs culturels
4Le primat donné à l’approche par les transferts conduit l’auteur à mettre logiquement l’accent sur les diverses modalités d’échanges entre contextes culturels (temporels, nationaux, sociaux, disciplinaires) ainsi que sur leurs vecteurs. Ces derniers sont ici des intellectuels — si l’on permet l’anachronisme — dont l’action de « médiateurs culturels » est appréhendée à travers leurs activités scientifiques, pédagogiques ou politiques et leur insertion dans des réseaux de relations internationaux que matérialisent et révèlent leurs correspondances. Trois individus ou groupes on été privilégiés, chacun faisant l’objet d’un chapitre : les philologues Allemands Karl Benedikt Hase (chapitre 2) et Friedrich Thiersch (chapitre 4), l’homme de lettres Français Claude Fauriel avec d’autres éditeurs contemporains de recueils de chants populaires grecs (Sismondi, Buchon et Haxthausen) (chapitre 3). Les deux premiers ont en commun le contexte culturel et familial de formation culturelle, l’influence du classicisme weimarien héritée de leur passage par les lycées puis par les universités d’Iéna (Hase) et de Leipzig (Thiersch), l’acheminement vers le philhellénisme par la philologie et le contact avec des étudiants ou des savants Grecs de la diaspora, la fréquentation des milieux aristocratiques et la capacité à s’assurer les appuis officiels qui leur ont ouvert une brillante carrière académique ayant conduit l’un (Hase) en France et l’autre (Thiersch) dans la capitale bavaroise. Leurs positions institutionnelles et leur vaste réseau de contacts internationaux — la correspondance reçue par Hase entre 1821 et 1864 est riche de plus de 14 000 documents, impliquant 950 personnes et institutions durant les seules années 1830-1839 (p. 87) — leur permettaient de mettre au service de la cause philhellène un engagement articulant, à des degrés divers selon les personnalités, activités de pédagogues, d’initiateurs des études néohelléniques, de publicistes sur la Grèce contemporaine, de collaborateurs à des entreprises scientifiques internationales, d’intermédiaire entre militants du philhellénisme et plus modestement de mécènes. C’est également à « l’existence d’un réseau informel de relations franco‑germaniques‑grecques au sein duquel les idées et les textes circulaient grâce à des rencontres personnelles et des échanges épistolaires » (p. 128), avec pour pôles majeurs Paris et Vienne, qu’aboutit l’étude des premières entreprises de collecte des chants populaires grecs.
Des échanges complexes
5À travers ces trois exemples et un chapitre plus général (le premier), l’étude illustre bien les différentes facettes des communications culturelles dont le philhellénisme a été le support. Les différents niveaux de temporalité et de matérialité entre lesquels naviguait l’imaginaire philhellène — le souvenir de l’antiquité livré par les sources littéraires et artistiques, sa renaissance souhaitée à partir du matériau social contemporain et l’actualité politique et militaire — étaient chacune porteuses de leur lot d’expériences. L’intérêt esthétique et savant pour la Grèce ancienne a ainsi fourni les conditions essentielles pour le développement du philhellénisme, à travers l’élaboration antérieure de représentations, d’arguments et d’interprétations sur la dégénération et la régénération des Grecs modernes dans lesquels ont puisé les philhellènes et qui ont inspiré leur engagement. La guerre d’indépendance a suscité en retour le désir de mieux connaître les Grecs et la Grèce, nourrissant une activité littéraire et éditoriale consacrée à l’histoire, la géographie, la langue, la littérature ou les mœurs, et a donné une nouvelle impulsion aux études savantes. Mais cette juxtaposition a aussi été la source inévitable de malentendus et de déceptions, de sorte que la comparaison entre la Grèce ancienne et son héritière moderne virait parfois à la satire ou aux polémiques entre philhellènes, Grecs et mishellènes. De même, les échanges transnationaux passant à travers les relations liant les différents acteurs du mouvement philhellène par-delà les frontières, par les traductions ou les collaborations à des entreprises multinationales, n’excluaient pas — loin de là — la rivalité et la concurrence, qu’il s’agisse de la prééminence savante, de l’affirmation identitaire ou de l’acquisition d’œuvres d’art. L’étude des entreprises de collecte et d’édition de chants populaires grecs met enfin en scène le philhellénisme comme facteur de rencontre entre disciplines intellectuelles (la philologie classique, la linguistique moderne, l’ethnologie naissante, l’histoire, la création littéraire et artistique) et son intégration dans le plus large débat de la genèse de la poésie populaire et de sa capacité à incarner l’esprit d’un peuple.
6L’approche du philhellénisme que propose Sandrine Maufroy est riche de plusieurs enseignements. Elle rappelle d’abord que la formation des cultures repose en grande partie sur des dynamiques transnationales dans lesquelles les phénomènes complexes de transfert, de réception croisée et de réinterprétation de théories, de discours et de pratiques jouent un rôle déterminant. Appliquée à l’âge des constructions nationales, cette perspective offre l’intérêt d’insister sur la part des interactions, au‑delà de la confrontation, dans le processus de formation d’identités séparées, et en souligne à la fois les voies sinueuses et l’hétérogénéité de ses vecteurs. Dans les limites que s’impose une démarche d’histoire culturelle, cette contribution à l’histoire du mouvement philhellène européen pose la question de la nature intellectuelle du philhellénisme, en abordant de manière fine son articulation avec d’autres formes d’engagement et en évoquant — à travers par exemple l’expérience de Byron, peut‑être un peu sacrifiée au nom du cadre franco-allemand — la difficulté de concilier l’idéal et l’expérience, qui joue pourtant un rôle important dans le parcours de nombreux philhellènes. Enfin, un mérite de l’ouvrage, et non le moindre, réside dans la clarté de son style et sa concision, qui en font une lecture agréable.