Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Marie-Pierre Harder

 Les Anciens contre-attaquent ou la Querelle revisitée

Larry F. Norman, The Shock of the Ancient, Chicago : The University of Chicago Press, coll. « Literature and History in Early Modern France », 2011, 288 p., EAN 9780226591483.

1Sur la Querelle des Anciens et des Modernes, on pourrait croire, selon le mot célèbre de ce fervent ancien que fut La Bruyère, que « tout a été dit et [que] l’on vient trop tard ». Passage obligé de bien des manuels scolaires et autres anthologies du siècle dit « classique », la Querelle des Anciens et des Modernes semble faire partie de ces objets littéraires trop bien identifiés, que la patine du temps et d’une érudition appliquée a fini par figer dans une respectable et canonique univocité. Certes, quelques études sont venues, ces dernières années, en proposer des approches renouvelées, tels l’essai de Joan DeJean (1996) relisant la Querelle à la lumière des « Culture Wars » états-uniennes1, l’anthologie de poche d’Anne-Marie Lecoq en réunissant les textes décisifs et précédée d’une longue préface de Marc Fumaroli (et d’une postface de Jean-Robert Armogathe) replaçant la Querelle dans sa dimension européenne et réévaluant la position des Anciens (2001)2, la réflexion sur « le temps moderne » proposée par le poète et critique Levent Yılmaz en 2004 comme autant de « variations sur les Anciens et les contemporains »3, ou encore les études de François Hartog qui, sous le titre Anciens, modernes, sauvages (2005), s’intéressent aux usages de la Querelle à divers moments des périodes moderne et contemporaine4. Que ce soit pour louer l’audace « progressiste » des Modernes contre les conceptions « réactionnaires » des Anciens ou pour célébrer la grandeur « éternelle » des Anciens face à « l’inconscience » des Modernes, l’affaire semblait du moins entendue que l’« innovation » était portée par les Modernes, tandis que les Anciens se faisaient les champions de la « tradition ». Aussi n’est-il pas surprenant de lire sous le regard de Paul Valéry, moderne Ancien, cette esquisse du « monde actuel » de 1931: « Le nouveau, qui est cependant le périssable par essence, est pour nous une qualité si éminente que son absence nous corrompt toutes les autres et que sa présence les remplace. À peine de nullité, de mépris, et d’ennui, nous nous contraignons à être toujours plus avancés dans les arts, dans les mœurs, dans la politique et dans les idées, et nous sommes formés à ne plus priser que l’étonnement et l’effet instantané de choc …»5

2Or c’est le contrepied d’une telle vision que propose l’essai récent de Larry F. Norman, professeur de littérature française des xviie et xviiie siècles à l’université de Chicago et notamment co-éditeur avec Sophie Rabau et Glenn Most du volume Révolutions homériques : il engage, au contraire, à (com)prendre la mesure du « choc » que représenta, dans la Querelle, non pas la course à la modernité, mais la confrontation à l’ « ancien » dans toute son altérité. Ainsi le livre vient-il déconstruire la fixation de la Querelle en un débat schématique et suranné par la (d)étonnante mise au jour de son « inquiétante étrangeté ». Car c’est à une petite révolution copernicienne qu’invite cet essai, en avançant, par une relecture radicale du débat, cette thèse de prime abord paradoxale : à l’opposé de l’idée reçue selon laquelle les Anciens auraient été les suppôts d’une vision autoritariste et traditionaliste de la culture et de la création littéraire, c’est bien au contraire les Modernes qui auraient représenté le parti du conservatisme politique et du conformisme esthétique. Renversant le préjugé selon lequel le « nouveau » serait l’apanage de la modernité, le livre de L. Norman, comme il l’écrit dans son introduction « Experiencing Antiquity », a donc pour projet d’« explorer la manière dont de nouvelles conceptions de la littérature et de ses prérogatives sont nées d’une relecture des textes les plus anciens »6. Or, telle est sa conviction, cette conversion du regard n’est possible qu’en ressaisissant les textes anciens non pas dans cette familiarité anachronique et souvent hiératique que l’on dit « classique », mais dans toute l’étrangeté et le pouvoir de scandale qui leur étaient alors — encore — attachés.  

3Divisé en trois parties équilibrées, le livre dessine donc un parcours à travers les conceptions historiques qu’engage la Querelle (auxquelles est dédiée la première partie, « Historical Sensibility »), ses enjeux socio-politiques (dont traite la seconde partie sous le titre lapidaire « The Shock ») et enfin ses effets esthétiques (dans la dernière partie : « Aesthetics : The Geometric & the Sublime »). Thématiques, ces parties ne constituent ni une présentation chronologique des étapes de la Querelle, ni un portrait de ses protagonistes, aspects déjà traités par d’autres travaux7, mais une exposition discursive des prises de position qu’elle a suscitées8. Car c’est ainsi, selon L. Norman, que l’on pourra saisir comment celles-ci, ancrées dans une nouvelle conception de l’histoire, ont contribué, d’une manière bien plus complexe qu’on ne le pourrait croire, à redéfinir les paradigmes de la création littéraire, sous l’effet de ce « pouvoir explosif des Classiques » dont parlait Barthes (p. 8). Mais c’est aussi cette restriction de l’analyse aux seuls énoncés du débat qui, on le verra, assourdit d’autant le « choc » théorique que cet essai souhaiterait provoquer.

Le « poids des mots » ou de quoi la querelle est‑elle le nom ?

4Le premier chapitre, « Whose Ancients & Moderns ? », place d’emblée la réflexion sur le mode d’une interrogation qui invite à revisiter les termes de la Querelle. Comme le remarque en effet L. Norman, le nom même de « Querelle des Anciens et des Modernes » pourrait bien être le premier « obstacle épistémologique » à sa compréhension. Tout d’abord parce que le terme de « querelle », avec ses connotations chicanières, ne saurait rendre compte, à ses yeux, des enjeux plus profonds engagés par celle-ci. Mais aussi parce qu’en opposant de manière binaire « anciens » et « modernes », l’expression semble réduire le débat à une rivalité de « concours de beauté » (p. 12). Conscients de cet écueil, les protagonistes de la Querelle n’avaient de cesse de rappeler, tel Longepierre dans son Discours sur les Anciens, que le sujet « était bien plus considérable qu’il ne semble » (p.13). Mais les mots sont entêtés et, selon L. Norman, la réduction sémantique dont ce titre est porteur n’a pas manqué de marquer de son schématisme les analyses ultérieures. Rien ne l’illustre mieux, soutient-il, que les tentatives de replacer celle-ci dans la longue durée, en s’intéressant à ses possibles racines renaissantes, voire médiévales ou antiques9, ou que les projections de questions contemporaines sur les débats de la Querelle. Car, pour lui, ces approches comparatives restent hâtives, souvent fondées sur une généralisation et réification abusives des termes et sur une mise en exergue dès lors caricaturale de leur dichotomie. Loin de permettre une meilleure compréhension historique de la Querelle, elles ne feraient qu’écraser sa spécificité contextuelle. C’est pourquoi il reformule ainsi sa propre démarche :

J’ai été guidé par la simple conviction que la Querelle des Anciens et des Modernes n’en est pas une et qu’elle ne porte pas sur les anciens et les modernes – du moins pas tels que nous les identifions à première vue.10

5Aussi s’attache-t-il à démontrer que loin d’être une bataille rangée entre deux camps que tout séparait, cette « querelle » fut un débat d’une grande complexité, où les croisements et points communs entre les deux partis, tout comme les contradictions au sein d’une même fraction, étaient bien plus fréquents qu’on ne le croirait. Constat que résume ce paradoxe énoncé par Boileau dans une lettre de 1701 à Perrault : « Nous sommes différemment de même avis ». C’est donc dans cette perspective dialectique, davantage que polémique, que L. Norman invite à relire la Querelle, afin de comprendre que c’est moins sur la réalité de la fracture historique entre Antiquité et modernité que s’opposaient les uns et les autres que sur la valeur à lui accorder et les critères sur lesquels la juger. (p. 15)

Le regard éloigné ou la crise de la conscience historique

6La Querelle est donc pour L. Norman l’expression complexe et ambivalente d’une crise historique. Dans le sillage d’analyses déjà menées par d’autres11, il insiste sur l’émergence d’une nouvelle conscience historique qui entérine la radicale altérité d’une Antiquité aussi éloignée que révolue. Cette prise de conscience historique a divers effets. Le premier consiste en une interrogation des Anciens et des Modernes sur leur propre place dans le temps et l’histoire. Le second, sur lequel L. Norman s’attarde pour en souligner la fécondité, tient à une réflexion sur la nature des différents moments historiques que pouvait recouvrir le terme d’« ancien ». En effet, le paradigme du progrès incite les Modernes non pas à reléguer l’ensemble de l’Antiquité dans des temps obscurs et arriérés, mais à distinguer, au sein même de la période dite antique, des périodes « anciennes » et « modernes ». C’est donc à un travail de périodisation(s) faisant voler en éclats « l’harmonieuse synthèse gréco-romaine héritée de la Renaissance » (p. 27) que conduit l’affrontement entre les deux partis, à travers une resémantisation transhistorique des catégories d’ « ancien » et de « moderne ». Il ne s’agit pas d’opposer l’Antiquité au présent, mais bien les Latins « modernes » aux Grecs « anciens », le « raffinement » de Virgile à la « simplicité » d’Homère etc. Car, aux modernes, une telle approche permet de réaffirmer la supériorité du moderne sur l’ancien, selon un schème historique évolutionniste. Quant aux Anciens, sans contester le paradigme du progrès du point de vue des sciences, ils pouvaient du moins en inverser le credo dans le domaine des arts et de la morale par leur célébration d’une antiquité homérique « primitive », empreinte d’une simplicité et d’un génie « naturels », dont l’éloignement et la différence faisaient l’incomparable beauté. L’Antiquité qui se dégage de ces débats apparaît ainsi comme un objet historique conflictuel, « dont l’étrangeté instaure de nouveaux paradigmes historiques et esthétiques » (p. 31). C’est pourquoi la Querelle peut être lue, selon L. Norman, comme une opposition entre une vision « historiciste », défendue par les Anciens attentifs à l’altérité historique de l’Antiquité, et une perspective « universaliste » portée par les Modernes, qui nivelle les différences culturelles et historiques au nom d’un unique paradigme progressiste. En ce sens, contrairement à une tradition historiographique tenace qui voit dans la défense des Anciens un conservatisme atavique et une compréhension ahistorique de l’Antiquité, les Anciens peuvent être considérés comme les précurseurs de l’historicisme théorisé par Vico, Herder ou Michelet (p. 33).

7Le chapitre suivant, « Asserting Modernity », replace l’émergence de cette conscience « moderne » dans son contexte historique, en revenant notamment sur la question des sources « renaissantes » de la Querelle, qui conduisent certains interprètes à ne voir en celle-ci que l’apogée d’un mouvement de mise à distance de l’Antiquité qui aurait commencé avec l’invention par la Renaissance d’un Moyen-âge « obscur » et la « découverte » de l’Amérique par les explorateurs. Si L. Norman concède que la Renaissance est l’âge où l’exploration des « nouveaux mondes » conduit à l’éloignement de l’ancien, il soutient que l’origine de la Querelle ne se réduit pas à cette explication.  Celle-ci est davantage à chercher du côté de la révolution scientifique qui bouleverse le xviie siècle, celle de la « nouvelle science » cartésienne. En effet, Anciens et Modernes partagent, selon L. Norman, une même vue du progrès comme évolution cumulative, mais ils divergent dans l’accent qu’ils mettent sur l’un ou l’autre terme de cette chaîne temporelle : pour les Anciens, c’est l’origine, le génie premier qui a ouvert la voie à ces évolutions, qu’il faut célébrer, tandis que les Modernes voient dans l’époque présente non seulement le plus haut degré atteint de progrès, mais plus encore – ainsi Fontenelle – un point de rupture avec les temps précédents, opérée par l’introduction de la « méthode cartésienne » dans les sciences et la morale. Or le rationalisme cartésien et son rejet de toute tradition pour fonder une « science nouvelle » est un modèle historique plus radical encore que celui du progrès, dans la mesure où il  met en cause la vision de celui-ci comme un processus cumulatif. C’est pourquoi l’introduction de ce nouveau paradigme ne va pas sans de nouvelles ambivalences, comme le montre L. Norman à l’exemple de Fontenelle, ou de Boileau qui, bien que partisan des Anciens, s’empresse de célébrer les bienfaits du cartésianisme scientifique (p. 47)

8Une nouvelle fois, c’est donc sur la porosité et l’ambiguïté des positions des différents acteurs de la Querelle que L. Norman attire l’attention, rappelant combien ils peuvent partager de vues communes et être attirés de manière conflictuelle par l’un ou l’autre pôle de l’argumentation. Dimension qui fait bien de cette « querelle » non une stérile dispute, mais un débat intellectuel complexe, dont « la progression dialectique produit de nouveaux paradigmes historiques et esthétiques » (p. 49).

Les anciences, « enfants terribles » vs. les modernes, « pères sévères » ? 

9Poursuivant sa déconstruction des préjugés qui collent, selon lui, à l’historiographie de la Querelle, L. Norman montre, dans le chapitre « Antiquity without Authority », que l’idée selon laquelle le parti des Anciens aurait été celui de l’autorité est le fruit d’une distorsion a posteriori, nourrie par les critiques employées par les Modernes pour discréditer, selon les célèbres premiers vers du Siècle de Louis le Grand de Perrault, « l’adoration » qui fait « ployer les genoux » des Anciens devant les « vénérables » œuvres du passé. Pourtant, moins que d’adoration, il faudrait parler d’« admiration » selon L. Norman : car celle-ci n’est pas un sentiment de subordination à une autorité révérée, mais saisissement et émerveillement face à un passé moins imposant par son ancienneté que fascinant par sa différence. Aussi suggère-t-il qu’à cette image, déformée, de partisans de l’Antiquité imbus d’autorité, il faut substituer celle employée par Perrault lui-même, qui, en un geste de dévalorisation progressiste, fait de l’Antiquité l’enfance de l’art et de l’humanité. L’opposition de la « puérilité » des anciens à la « maturité » des modernes, des fragiles enfantillages de l’Antiquité à la vieillesse sage de l’âge moderne, puissant leitmotiv de la Querelle, invite dès lors à repenser le rapport des deux partis à la notion d’autorité. Prenant acte de cette analogie, les Anciens la mettent à profit, selon L. Norman, pour mieux célébrer, d’un point de vue esthétique, la grâce d’une époque encore empreinte de l’imaginative et débordante créativité des premiers âges. Ce n’est donc pas en adoptant une attitude de révérence face à l’autorité déniée des anciens, mais en se posant en « parents » bienveillants pour les créations pleines de fraîcheur et d’inventivité de leur « progéniture » que les Anciens répliquent à l’affirmation par les Modernes de leur propre ancienneté, et partant supériorité. Inversement, L. Norman montre que si les Modernes sont prompts à dénoncer les puériles extravagances des textes anciens et à s’offusquer de la superstition  des croyances païennes, c’est avec bien plus de prudence – pour un Fontenelle – voire de révérence — pour un Perrault — qu’ils considèrent cet autre texte ancien qu’est la Bible et cette croyance officielle qu’est la religion catholique. Par ailleurs, du point de vue du public visé par leur projet, les Anciens ne représentaient pas, selon L. Norman, le parti le plus élitiste. Car par leur travail de traduction et d’adaptation des textes antiques, c’est d’un véritable effort de vulgarisation et de popularisation d’œuvres autrement difficilement accessibles qu’ils témoigneraient. L. Norman en veut pour preuve cette pétition de principe de Longepierre, qui, lorsqu’il entre dans la Querelle, précise ainsi son intention : « J’ai prétendu écrire pour ceux qui n’étant pas capable d’en juger par la lecture des originaux, n’en peuvent décider que par la raison » (p. 72), tandis que Boileau justifie ainsi sa traduction du Traité du Sublime du Pseudo-Longin : « un ouvrage qui n’est point goûté du public est un très méchant ouvrage » (ibid.).

10Au terme de ce parcours, L. Norman n’hésite donc plus à affirmer que si l’un des deux partis représentait celui de l’autorité, c’était celui des Modernes, que leur soutien à la politique de Louis XIV, leur collusion avec les institutions religieuses et leur adhésion aux normes morales et sociales dominantes de leur temps ne pouvaient que mener à rejeter la dérangeante « altérité » incarnée par les Anciens.

L’antiquité scandaleuse

11« Il y a longtemps que je suis choqué de cette manière antique » : tel est en effet l’aveu de Perrault dans son fameux Parallèle des Anciens et des Modernes (p. 15). A quoi tient donc le scandale de la Querelle ? À cette préférence « irraisonnée » des Anciens pour un temps éloigné dont les mœurs, selon Perrault lu par L. Norman, offenseraient la bienséance « universelle ». En quelques exemples bien choisis, L. Norman soutient que l’attaque de Perrault relève d’un ethnocentrisme qui lui fait assimiler les mœurs de son temps à une hypothétique raison universelle. Mais il y a plus : c’est qu’au nom de celle-ci, Perrault n’est pas loin de revendiquer la censure de « ces traductions de poètes grecs [qui] sont contre la bonne politique ». Dans une seconde partie (« The Shock »), efficacement structurée, L. Norman expose et explore donc les trois domaines où se déploie cette « onde de choc » antique qui menacerait la perfection de la civilisation moderne : la politique, la religion et la morale.

L’Antiquité, talon d’Achille de la monarchie ?

12L. Norman analyse d’abord dans quelle mesure l’Antiquité pouvait apparaître comme un contre-modèle perturbant pour le régime absolutiste de Louis XIV. Contrairement à l’usage politique ultérieur des modèles antiques, ce n’est pas tant « la liberté des anciens » qui risquait de faire de l’ombre à une monarchie bien ancrée dans les institutions et la tradition, que l’individualisme indiscipliné des héros homériques qui pouvait fournir des modèles d’identification contestataires à la noblesse du royaume. Aussi Perrault s’offusque-t-il de l’insubordination « brutale » de l’Achille homérique envers son « roi » Agamemnon, sous les traits duquel il n’est pas difficile de deviner qu’il se représentait son « Louis le Grand ». Selon L. Norman, l’allégeance des Modernes à la monarchie absolue est intimement liée à la promotion d’un « régime de la raison », qui assimile la clarté et la perfection du règne de Louis XIV à une domination rationnelle tout aussi « absolutiste » en matière de création, comme en atteste cette profession de foi du Discours de la méthode cartésien :

Il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. (p. 93)

13Dès lors, malgré l’ambivalence du rôle de la mythologie dans la glorification du Roi-Soleil, le soutien actif des Modernes, selon L. Norman, au programme politico-culturel d’unification du pays et de centralisation du pouvoir par Louis XIV passait non seulement par le progressif effacement de la mythologie et de l’iconologie antiques de la propagande absolutiste, mais encore par leur dénigrement de plus en plus affirmé. Le parallèle avec l’Antiquité n’est donc plus là, comme à la Renaissance, pour héroïser le monarque contemporain par une comparaison flatteuse, mais pour souligner, par contraste, sa supériorité sur une Antiquité désormais dévaluée, dont les usages se doivent d’être mesurés, contrôlés, voire censurés.

« La menace païenne »

14Car ce n’est pas seulement du point de vue politique que l’Antiquité pouvait offrir un repoussoir à la modernité, mais aussi du point de vue religieux. Les attaques des Modernes contre le paganisme irrationnel des Anciens sont, de fait, sans concession. À la défense historiciste et relativiste de la pluralité des croyances par les Anciens, ils opposent, selon Norman, l’universelle vérité du christianisme, dont la modernité serait, pour le Fontenelle de l’Histoire des oracles, l’expression la plus parfaite :

Le Christianisme a toujours été par lui-même en état de se passer de fausses preuves, mais il y est encore présentement plus que jamais, par les soins que les grands hommes de ce siècle ont pris de l’établir sur ses véritables fondements, avec plus de force que les anciens n’avaient jamais fait. (p. 108)

15Face aux héros antiques, Desmarets de Saint-Sorlin brandit donc son « Clovis ou la France chrétienne », Corneille son mystique Polyeucte et Perrault le héros de son épopée chrétienne, vite tombée en oubli : Saint-Paulin. L’étroite association entre poétique et théologie chrétienne constitue pour L. Norman « une des armes les plus cruciales dans l’arsenal des Modernes », à laquelle correspondrait politiquement l’approbation  par Perrault et Desmarets de la révocation de l’Édit de Nantes (p. 106). Du point de vue philosophique, c’est à la déconstruction systématique des sirènes païennes du mythe et de leur intolérable polythéisme que s’emploie le « christianisme militant » des Modernes, sous la tutelle emblématique (et ambivalente) de Fontenelle. À ce titre, L. Norman souligne que si Marcel Detienne a raison d’affirmer dans son Invention de la mythologie que c’est au xixe siècle que naît la mythologie comme science du scandaleux, c’est cependant dans le contexte de la Querelle que sont posés les fondements d’une critique rationaliste du « scandale » des mythes.

Cachez ces anciens que je ne saurais voir ?

16Or si celui‑ci est si puissant, c’est qu’il n’est pas seulement de l’ordre de l’erreur religieuse mais encore l’expression d’une brutalité morale et sociale insupportables à la sensibilité « moderne ». À la cruelle grossièreté des héros homériques, à la violence du berger de la quatorzième églogue de Théocrite brutalisant sa promise (épisode dont s’offusque Perrault dans son Parallèle), à la méprisable intempérance d’un Hercule ivrogne et glouton (tel qu’Euripide le représente et qui divise les esprits lors de la « Querelle d’Alceste »), les Modernes opposent le raffinement des mœurs modernes, façonnées par le progrès et résumées sous l’idéal de la galanterie. Les caractéristiques de celle-ci sont, selon le Parallèle de Perrault, le raffinement de la langue et « l’honnêteté, la civilité et la déférence pour le beau sexe » (p. 122).

17Or c’est une des raisons pour lesquelles on a pu voir dans les Modernes un parti « féministe » avant la lettre. Désireux de mettre en cause ce qu’il considère, là aussi, comme un préjugé historiographique, L. Norman souligne que si les Modernes accordaient un rôle privilégié aux femmes, ce n’était pas dans l’optique « radicale » (le mot est de Norman, p. 128) d’une égalité des sexes à la Poul(l)ain de la Barre. Au contraire, Perrault attribue au « beau sexe » une vertu essentiellement civilisatrice (au nom de qualités soi-disant « féminines », telles que la douceur, la finesse, voire une fondamentale fragilité), dont les seuls bénéficiaires seraient les hommes. En effet, le rôle social des femmes consiste, pour Perrault, à polir les mœurs brutes des hommes, et à leur permettre ainsi, par le commerce galant, de domestiquer leur nature. Si Perrault se pose en défenseur des femmes, c’est donc, remarque Norman, au nom de vertus féminines « traditionnelles » et d’une conception hétéronormée de la sociabilité, qui ne laisse aucune place à une appropriation par les femmes de vertus « viriles », tels le courage, l’honneur vengeur ou l’héroïsme guerrier : ces « femmes fortes », ce sont les Anciens, rappelle Norman, qui sauront les célébrer sous les traits d’héroïnes antiques. C’est pourquoi  la célèbre Apologie des femmes de Perrault, tonnant contre le langage « obscène » des Anciens, s’apparente davantage à un paternalisme conservateur destiné à préserver les « bonnes mœurs » de la gent féminine qu’à une réelle lutte pour leur émancipation.

18Face à cette salve d’attaques ciblées des Modernes, comment les Anciens pouvaient-ils répliquer, sans risquer de voir leur propre moralité discréditée ? En disjoignant, selon Norman, éthique et esthétique, « poésie » et « politique », pour affirmer, avec Madame Dacier dans la préface à son Iliade, que « le but de la poésie est d’imiter, et [que] son imitation pourrait être aussi vicieuse en politique qu’elle serait excellente en poésie. » (p. 131) La ligne de défense des Anciens revient ainsi à embrasser un « réalisme » esthétique contre un jugement éthique anachronique. Car, par la puissance de la mimesis, la littérature peut faire connaître et goûter la diversité des cultures, dont Boivin, dans son Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, se fait le porte-parole :

Ne pouvoir souffrir les hommes d’un autre siècle ou d’un pays éloigné du nôtre, un caractère différent de celui des hommes du siècle présent, ou des pays où nous vivons, c’est ne pouvoir souffrir l’air étranger d’un étranger, c’est vouloir qu’un Turc, un Indien, un Chinois pensent et agissent comme nous, n’aient aucun des défauts de leur nation et aient toutes les vertus de la nôtre. Pour moi, ce qui me plaît dans un Chinois, c’est l’air chinois, ce sont les manières chinoises, et je saurais gré à un peintre, qui s’étant engagé à me faire le portrait de l’empereur de la Chine, me l’aurait peint habillé à la française. (p. 136)

Les anciens : de l’altérité culturelle à une contre‑culture alternative ?

19Est-ce à dire que le parti des Anciens représentait au sein du contexte rationaliste et universaliste de la monarchie absolue une contre-culture ?

20À cette question, la réponse de Norman est nuancée : malgré leur défense de la pluralité et du relativisme des mœurs, les Anciens étaient loin de promouvoir un autre ordre moral que celui de leur siècle, dont ils partageaient les manières. Leur défense morale des Anciens n’exprime jamais l’affirmation ou l’aspiration à d’autres modèles moraux ou sociaux mais plutôt une réflexivité et prise de conscience de la relativité des us et des coutumes humains ainsi que —  et c’est pour L. Norman le plus décisif — une argumentation en termes artistiques et esthétiques. Bien que L. Norman ne le relève pas, on peut de plus remarquer que la profession de foi de Boivin, citée plus haut, certes moins ethnocentrique que d’autres récriminations contre les mœurs « barbares » des anciens, n’est pas dénuée d’une forme d’exotisation qui, si elle se prête à une exploitation esthétique, ne témoigne pas d’une appréhension réellement égalitaire de l’autre. Du point de vue politique, la défense des mœurs des anciens a pu se transformer, avance Norman, en une critique plus concrète de l’absolutisme, contrastant la simplicité « primitive » des rois homériques avec « la délicatesse », parfois dénoncée comme « luxe et mollesse », du siècle de Louis le Grand. Mais, là encore, ces attaques restent essentiellement d’ordre esthétique et ne sauraient se lire comme une réelle remise en cause du régime. De même, l’indulgence des Anciens pour le paganisme antique ne relève ni d’un athéisme déguisé ni d’une discussion théologique des mérites respectifs du polythéisme et du monothéisme, mais bien d’un principe esthétique qui fait de l’étrangeté de la religion païenne un critère de fascination poétique, comme en témoigne encore l’Apologie de Boivin :

La religion des païens était une religion purement poétique. Elle était pleine d’absurdités. Mais c’était du fond de ses absurdités même que l’ancienne poésie tirait ses plus grands avantages. Et il ne faut pas s’en étonner, puisque la plupart de nos poètes ont encore recours à la fable et aux dieux de l’Antiquité pour égayer leurs poèmes. (p. 148)

21Si l’Antiquité devait, dans la Querelle, représenter un contre-modèle, voire une contre-culture, c’était donc essentiellement d’un point de vue esthétique.

L’ordre et la morale : de l’économie poétique des modernes

22C’est pourquoi la dernière partie se consacre aux effets esthétiques de la Querelle, où s’affrontent désormais le parti des « géomètres » selon l’auto-désignation des Modernes, et « la cabale du Sublime », selon le titre des Anciens.

23Revenant sur l’influence déterminante du cartésianisme dans le contexte de la Querelle, L. Norman montre comment le parti de la méthode et de la clarté s’emploie, selon un mot de Boileau rapporté par Rousseau, à « couper la gorge à la poésie » (p. 157) — telle, du moins, que la comprennent et défendront les Anciens. C’est en effet au nom d’une « économie poétique » fondée sur l’ordre, la raison et la morale que les Modernes, selon L. Norman, proclament la supériorité des œuvres contemporaines et dénigrent les œuvres anciennes pour leurs incohérences et leurs obscurités. À la devise horatienne de l’utile dulci, ils répondent par une conception instrumentale de la littérature, qui prône la subordination de l’art à la politique. Cette position s’articule, selon Norman, en trois règles esthétiques : premièrement,  l’art ne saurait représenter qu’une vision idéalisée — et par là sélective —  de la nature. Deuxièmement, tout artiste se doit de mettre en œuvre une morale sans ambiguïté, et enfin, toute œuvre nécessite une forme didactique, impliquant une structure narrative explicite, des héros exemplaires et une leçon « claire et distincte », pour reprendre une formule cartésienne. C’est en raison de la première qu’est condamnée la représentation de la « nature brutale » des temps homériques ou du berger de Théocrite. Aux héros « imparfaits », car « ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants », de Racine (tels que les prône la Poétique d’Aristote), tout justes bons à susciter un pathos tragique, Perrault préfère, au nom de la seconde règle, les héros exemplaires, à même d’éveiller l’« admiration ». Enfin, aux yeux de Terrasson, les héros cruels d’Homère, tel le « vicieux Achille », ne méritent, suivant la dernière règle, d’autre sort que la mort « par raison de satisfaction et d’exemple ». (p. 179)

Désenchanter l’antiquité ou le bovarysme des anciens

24L’attaque en règle des Modernes contre la moralité douteuse des textes anciens passe également par la déconstruction d’une stratégie de légitimation des textes anciens vieille comme l’Antiquité : l’allégorie. Face à cette justification souvent périlleuse, les Modernes ont beau jeu, en se fondant sur la philosophie rationaliste de leur temps, de démontrer qu’il n’y a pas de sens caché sous le voile allégué.

25Dès lors, si ces œuvres antiques ne peuvent se justifier ni par « méthode » ni par « raison », c’est que leur charme fait appel non à l’intellect, mais aux sens et à l’émotion. C’est pourquoi, de même que la poésie antique n’est qu’un babillage d’enfant, de même les Anciens sont-ils coupables, aux yeux de leur puissant détracteur, Perrault, d’être restés de « grands enfants » qui se laissent prendre aux puériles séductions des sentiments, plutôt que convaincre par le sérieux «  de tous les discours pleins d’art et de science que déclame en public la plus haute éloquence », vantés dans Le Siècle de Louis le Grand (p. 172). Seul cet attachement régressif aux fables de leur enfance, ce « bovarysme » avant la lettre (p. 173), selon l’ironique analogie suggérée par Norman, peut expliquer aux yeux des Modernes le crédit que conservent dans l’esprit  de certains les affabulations infantiles des anciens.

26Or, souligne L. Norman, ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette systématique déconstruction par les Modernes de toute justification « rationnelle » de la littérature antique que d’avoir amené les Anciens à se reporter sur une défense du « texte pour le texte » et de l’autonomie du pouvoir de la poésie — c’est-à-dire d’avoir fait entrer l’esthétique dans la…modernité.

La poéthique du sublime ou les anciens (post)modernes ?

27Aux attaques rationalistes des Modernes, c’est en effet par une apologie du « sublime » que les Anciens répondent. À l’acceptation et la reconnaissance de l’éloignement historique et des différences culturelles dont les textes anciens sont porteurs correspond la revendication d’une expérience esthétique de l’altérité. Si Homère n’est ni un bon « politique », ni un parangon de vertu, ni un fin théologien, cela ne l’empêche pas, argumente Fénelon dans sa Lettre à l’Académie, d’être un bon poète qui sait « peindre avec naïveté, grâce, force, majesté, passion. » (p. 187)

28Le sublime offre ainsi une arme poétique qui permet de faire du « désordre » de la composition antique un effet de l’art, de la choquante « irrationalité » des textes anciens une qualité artistique et de l’émotion un critère de jugement esthétique. Désormais belles parce qu’obscures, les œuvres anciennes peuvent être louées pour leur étrangeté non plus scandaleuse, mais bien poétique. Même ces langues « mortes », dénoncées par Perrault pour leur caractère incompréhensible et confus par rapport à la clarté des langues modernes, sont vantées par les Anciens pour la beauté spécifique de leurs sonorités et de leur charge culturelle. Dans un passage suggestif, L. Norman esquisse une analogie entre le débat sur les langues anciennes et l’essai de Virginia Woolf « On Not Knowing Greek » (1925), où elle souligne que la beauté de la langue grecque, son « glamour » et son pouvoir de fascination viennent en premier lieu de la mécompréhension des modernes pour cette langue perdue, de leur incapacité à retrouver la pleine saveur de ses sonorités désormais éteintes (p. 167). Si le texte de Woolf témoigne d’une conscience typiquement moderniste que L. Norman se garde d’assimiler de manière hâtive aux enjeux de la Querelle, l’écho heuristique qu’il tisse entre cet éloge woolfien du « malentendu » poétique et l’attachement des Anciens à la singularité irréductible des textes antiques dessine un subtil renversement, qui fait des Anciens des modernistes avant la lettre, revendiquant le « choc de l’ancien » comme les modernes du xxe siècle se réclameront du « choc du nouveau »12. Plaçant l’émotion subjective au cœur de sa défense des textes antiques, le Boileau traducteur du Traité du Sublime déconnecte ainsi l’effet esthétique produit par une œuvre de sa possible influence morale, en affirmant que « la poésie ne corrompt pas le cœur, en chatouillant les sens », tandis que Mme Dacier rappellera, lors de la « Querelle d’Homère », « qu’on ne doit pas juger de l’excellence de la poésie comme de celle de la politique » (p. 206).

29C’est en somme, résume L. Norman en une formule volontairement frappante — mais étonnamment peu dialectique — l’opposition du « parti de la République » (les Modernes) au « parti de la Poétique » (les Anciens) qui se joue dans ce débat esthétique. Car tel est, selon L. Norman, le « secret du choc de l’ancien » : la subordination de l’indécence morale et du scandale philosophique au service de l’esthétique du sublime, qui dessine ainsi l’affirmation d’une autonomie proprement poétique, et en cela singulièrement moderne, des textes.

Sequels/Séquelles de la querelle

30Dans le chapitre conclusif « After the Quarrel », L. Norman survole les prolongements de la Querelle au xviiie siècle. Il montre comment Voltaire, par une lecture d’Homère influencée par l’esthétique du sublime et la comparaison avec le génie shakespearien, en vient à reconnaître les limites de « l’esprit philosophique » au profit d’une libération homérique et sublime de l’imagination. Cette promotion d’une imagination « sauvage », qui oppose le « primitivisme » poétique de l’antique aux mœurs philosophiques et « civilisées » de la modernité, représente la conséquence de la reconnaissance par les Anciens de la puissance du sublime. À ceci près, remarque L. Norman, qu’à l’inverse des penseurs des Lumières, les Anciens ne faisaient pas du sublime et de l’imagination farouche la marque exclusive de l’Antiquité, mais aspiraient à la recréer dans leurs propres œuvres; en consommant le divorce de la morale et de l’esthétique, le siècle de la philosophie, selon L. Norman, dépossédait l’ancien de son pouvoir de « choc ». Sauf, concède-t-il, chez un Rousseau, dont les ambivalences, entre culte de la simplicité primitive antique et condamnation des crimes moraux mis en scène par les auteurs de tragédies, témoigneraient du conflit jamais tout à fait éteint entre philosophie et poésie qui traverse l’histoire de la modernité. Ce dernier chapitre, plutôt bref, donne le sentiment que l’essai tourne un peu court. S’il esquisse des pistes intéressantes, il est aussi assez arbitraire, dans sa manière de passer de la France (avec Voltaire) à l’Angleterre (Pope et Blackwell), avec un saut-éclair en Italie (Vico) pour revenir à la France (avec Diderot), ou la Suisse, en évoquant, in fine, un Rousseau qui n’échappe pas au cliché d’apparaître comme le paradigme obligé d’une modernité contrariée. On aurait donc peut-être préféré une conclusion reprenant la réflexion et en développant les implications d’un point de vue contemporain, ou un chapitre dédié aux suites de la Querelle en contexte européen.

Étonnants classiques ?

31Solidement structuré et agréablement rédigé, l’essai de L. Norman constitue de toute évidence une lecture profitable, autant que provocante, pour les spécialistes du xviie siècle et de la réception de l’Antiquité, comme pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire littéraire et à la manière dont se (dé)construit son historiographie. L’analyse, bien menée et détaillée, apparaît cependant moins neuve qu’elle ne se présente parfois par sa rhétorique paradoxale. Ainsi le caractère dialectique de la Querelle a-t-il déjà souvent été relevé13 ; de même, la « crise historique » et les nouveaux paradigmes qu’elle articule, marqués par une conscience plus aiguë de l’altérité de l’Antiquité, ont été explorés par Hans Robert Jauss14 ou François Hartog, et le rôle de la poétique du sublime n’était pas non plus inconnu, même si L. Norman en éclaire bien la singularité. La lecture de L. Norman, engagée, étayée par de nombreuses citations des textes de l’époque (en français dans le texte — à quelques omissions près — et traduites en anglais) et étoffée par une bibliographie et des notes bien informées sans être envahissantes, vient donc moins renverser que compléter et relancer les approches précédentes.

32Quoiqu’il partage avec Marc Fumaroli le désir de réhabiliter les Anciens, l’essai de L. Norman évite l’écueil, auquel succombe volontiers l’académicien, d’une défense des Anciens au nom d’arguments traditionnels, voire traditionnalistes. L’originalité de son argumentation, vive et attentive, tient à la recontextualisation à laquelle il souhaite soumettre les débats de l’époque, s’interdisant, autant que possible, les projections anachroniques, et il semble en cela animé d’un sentiment proche de celui de Madame Dacier, qu’il place à l’ouverture de sa réflexion : « je trouve ces temps anciens d’autant plus beaux qu’ils ressemblent moins aux nôtres » (p. 1). Or cette démarche, qui s’apparente à celle qu’il repère chez les Anciens, revendiquant de juger les textes antiques à l’aune de leur altérité temporelle et de leur différence culturelle, n’en donne pas moins à penser des sujets d’une grande actualité, qu’il incite ainsi à remettre en perspective et historiciser. En effet, sa relecture de la Querelle repose la question de savoir non pas tant « pourquoi lire les classiques ? », pour plagier Calvino, mais plutôt « comment » les lire. Ainsi l’analyse fait-elle écho à des débats, encore vifs, sur la lecture des textes antiques, notamment entre approche herméneutique (à la Jean Bollack), voire actualisante, et démarche anthropologique et ethnopoétique (défendue par Florence Dupont ou Claude Calame). De même, l’essai rouvre la problématique, récurrente dans l’histoire littéraire, des rapports entre éthique et esthétique (peut-on juger, voire condamner, une œuvre du passé au nom de critères moraux et sociaux « anachroniques » ?). Enfin, sa mise en évidence des liens entre les Modernes et le pouvoir monarchique invite à réengager la réflexion sur les relations entre politique et création littéraire.

Le silence de la méthode

33À cet égard, cependant, on pourra regretter que le livre de L. Norman se limite à une exposition des énoncés du débat, en se privant d’outils théoriques plus explicites. Si L. Norman affirme avec force proposer une relecture des débats dans leur contexte, son silence sur la manière dont il prétend replacer ces textes dans leur « contexte » finit par donner le sentiment que son analyse reste essentiellement « adhésive », et il ne semble dès lors pas vraiment échapper au risque d’un parti pris inversé, en faveur des Anciens. Il est par exemple dommage qu’il n’ait jamais recours aux outils sociologiques pour penser les différentes prises de parole au sein de la Querelle.15 Une étude des positions des différents acteurs dans le « champ littéraire » naissant du xviie siècle, la prise en considération de leurs postures et stratégies discursives, de leurs trajectoires (le refus de L. Norman d’intégrer à l’analyse une perspective chronologique trouve là sa limite) aurait sans doute permis de mieux éclairer l’ambivalence de certaines positions, souvent soulignées, mais rarement expliquées16, de même qu’elle aurait probablement permis d’explorer de manière plus décisive les modalités concrètes de l’interaction entre politique et discours esthétique. De fait, la « littérature » (pour le dire vite) ne se réduit pas à un tissu d’énoncés, mais s’ancre aussi, tout particulièrement en ce siècle dit « classique » où elle se constitue progressivement en champ culturel autonome, dans des pratiques sociales et institutionnelles, des rapports symboliques et matériels de pouvoir, des luttes hégémoniques qui ne sont ici abordés que superficiellement, par exemple dans l’évocation, finalement assez descriptive et unilatérale, des liens entre le projet politique de la monarchie absolue et le programme culturel des Modernes. Rien n’est dit non plus du rôle du latin dans les pratiques scolaires et les institutions religieuses, où celui-ci, même contesté par l’assaut des Modernes, reste un enjeu et un instrument puissant d’hégémonie17 – aspect qui amènerait certainement à nuancer le portrait, tout en sympathie, mais un brin univoque, des Anciens en dérangeants « outsiders » du pouvoir monarchique et clérical18

Les anciens, ces choquants « outsiders » ?

34En effet, si L. Norman porte son attention sur les liens des Modernes au pouvoir, il expose peu ceux qui lient les Anciens au régime. Alain Viala a pourtant montré, par une analyse croisée de leur carrière et de leurs textes, qu’aussi bien Boileau que La Bruyère adhéraient à la politique du mécénat et de la louange d’État. Robin Howells, dans un article sur  la religion dans la Querelle (listé dans la bibliographie de L. Norman) soulignait que les Anciens n’étaient pas détachés des instances religieuses de pouvoir19. De même, Joan DeJean, interrogeant les rapports de classe dans la Querelle, en arrivait à la conclusion que c’est par rejet de la classe riche et dominante des universitaires que Perrault cherchait à promouvoir l’idée que tout individu doté d’un bon jugement pouvait être critique (littéraire)20. Si l’on va dans son sens, l’activité de traduction des Anciens, mise en avant par L. Norman, serait plutôt la pratique d’un groupe de dominants (maîtrisant les langues anciennes) en vue d’asseoir une hégémonie culturelle, alors que les Modernes, par leur revendication de traductions « modernisées », auraient soutenu une politique plus ouverte de traduction culturelle. Pour affiner la question, il aurait sans doute fallu s’intéresser de plus près au public visé et touché par la diffusion des traductions ainsi qu’aux représentations associées au débat, à travers une approche davantage socio-culturelle de la Querelle.

« Nous et les autres »

35De fait, le sens critique de L. Norman, souvent percutant dans son désir de remettre en cause certaines idées reçues historiographiques, dépasse rarement le stade de l’allusion ou de l’intuition lorsqu’il s’agit d’évoquer les relations et représentations de classe, de genre, et peut-être même de « race », qui sont en jeu dans la Querelle. Mettant en exergue, comme d’autres avant lui, la découverte du « nouveau Monde » et de ses soi-disant « sauvages » dans la perception historique des protagonistes, et le rôle des représentations « primitivistes » dans la Querelle, il n’interroge pas vraiment l’imaginaire exotisant sur lequel elles reposent, ni le caractère problématique de l’équivalence établie entre peuples dits « sauvages » et « anciens »21, pas plus que son intrication, qui pointe pourtant ici et là (p. 25), avec des projections de classe.

36C’est pourquoi il est étonnant que L. Norman, qui affirme haut et fort son désaccord avec ce qu’il considère comme des interprétations traditionnelles ou anachroniques de la Querelle, n’entre jamais précisément en discussion avec elles. S’il prend par exemple soin de se démarquer de l’approche de Joan DeJean, qui revendique clairement une relecture de la Querelle à l’aune de préoccupations contemporaines (les guerres du canon états-uniennes de la fin du xxe siècle), il ne tient que très peu compte des citations et arguments par lesquels elle arrive à des conclusions pourtant diamétralement opposées aux siennes22. Elle soutient en effet que c’est le programme moderne qui se caractérisait par « trois valeurs culturelles : l’ouverture à la différence culturelle, une réflexion sur les critères d’inclusion et d’exclusion et un sens de l’individualité »23. Insistant sur la « sensibilité frappante des Modernes pour ce que l’on appellerait de nos jours la ‘diversité’ », voire le « métissage », elle rappelle que c’est Fontenelle qui défend l’idée que l’on pourrait voir un jour briller un auteur moderne « lapon » ou « nègre »24 (tout en soulignant cette « coïncidence » historique qui veut que la Querelle éclate à peine un an après la promulgation du Code noir25). Inversement, elle relève des citations de Madame Dacier et d’autres Anciens qui font de la littérature antique une incarnation « universelle », en même temps que typiquement « française », de « bon goût ». Alain Viala remarque, lui, que les Anciens reprochaient aux Modernes leur inféodation à des modèles « étrangers » (italiens ou espagnols)26. C’est pourquoi la question du rapport entre la Querelle et un imaginaire national, ou plutôt des « communautés imaginées », pour reprendre le terme exact de Benedict Anderson27, aurait pu recevoir une attention plus dialectique que celle de L. Norman qui, tout en se réclamant d’une telle approche, s’en tient à pointer du doigt l’adhésion des Modernes à un projet monarchique « universaliste », auquel il oppose la reconnaissance par les Anciens de la « différence culturelle » au goût antique.

Où sont les femmes ? Le genre de la querelle

37En outre, si L. Norman prête attention, de manière originale, mais trop rapide, à la question du genre, en proposant une réévaluation critique du « féminisme » proclamé des Modernes, il est dommage qu’il n’ait pas ouvert sa réflexion à cette dimension, qui, loin d’être un point de détail, permettrait de saisir des aspects structurels de ce débat intellectuel à travers les reconfigurations de la sphère publique et des représentations culturelles qu’il a pu « engen(d)rer ».

38Car si Perrault est loin d’être un « féministe », qu’en est-il de la Satire X de Boileau contre les femmes28 ou de son animosité véhémente envers les romans de Mademoiselle de Scudéry aux héros trop « efféminés » ?29 Dans quelle mesure les débats de la Querelle sont-ils structurés par des représentations et des normes de genre ? Pour Joan DeJean — comme pour d’autres spécialistes soulignant l’engagement des femmes, notamment des Précieuses, dans le parti des Modernes — c’est « la question du rôle des femmes dans la République des Lettres — et même dans la république en général — qui a fait monter la tension entre Anciens et Modernes à un tel niveau d’animosité qu’elle a fini par éclater »30. Car, selon elle, la « menace » alors sous-jacente n’était pas, comme s’y attarde L. Norman, celle d’un paganisme antique dont il montre somme toute lui-même le caractère inoffensif, mais celle d’une « féminisation du goût français »31. Avec l’élargissement du public lettré aux femmes, aussi bien comme lectrices que comme auteures, particulièrement actives dans l’émergence et le succès de ce genre « moderne » qu’est le roman, c’est la question du genre (au sens des rapports sociaux de sexe, mais aussi des formes de création qu’ils déterminent) qui constituait, pour DeJean, un facteur d’angoisse expliquant le caractère éminemment conflictuel des enjeux de la Querelle. Que signifiait dès lors pour une femme, telle Madame Dacier, de prendre la défense des Anciens et dans quelle mesure son discours s’articulait-il à sa position sociale (et) de femme ? Il aurait été souhaitable que L. Norman s’affrontât à ces questions pour lire de manière plus complexe les (con)textes de la Querelle.

Si les mythes m’étaient contés…

39Enfin, le choix de se concentrer sur les prises de position théoriques crée une légère frustration car s’il est, dans ce livre, beaucoup question de poétique, on n’y trouve pas d’analyse précise des œuvres des protagonistes de la Querelle. Or l’essai proclame si bien l’impact de celle-ci sur l’instauration de nouveaux paradigmes esthétiques qu’on aurait aimé saisir davantage comment ils se sont traduits dans des projets et formes littéraires. De manière intéressante, par exemple, L. Norman souligne deux fois (p. 107, p. 172) la contradiction, du moins l’ambivalence, de la position de Perrault qui, tout en moquant les Anciens pour leur attachement « puéril » à l’art encore « dans l’enfance » de l’Antiquité, fut le premier à rédiger des contes, genre associé aux « enfants ». Mais la contradiction devient d’autant plus révélatrice et littérairement productive si, en proposant une étude détaillée et comparative de ces textes, telle que l’ont entreprise ces dernières années Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, on découvre, comme Ute Heidmann l’a montré de manière convaincante, que l’écriture des contes par Perrault n’est pas tant l’élaboration d’une soi-disant matière folklorique « nationale » et « moderne » qu’un savant dialogisme intertextuel reconfigurant des mythes antiques à des fins rhétoriques et morales propres, et qui, précisément, peut se lire comme une réponse aux questions de la Querelle — telle la « morale » ironique de La Barbe bleue détournant les leçons misogynes de Boileau…32

40Au seuil de son essai, Larry Norman promettait de raconter une « histoire différente » de la Querelle33. À de nombreux égards, son livre tient le pari de poser un autre regard sur ce débat que l’on pourrait croire familier, et Norman possède un art certain de conter cette « histoire du temps passé » en lui redonnant des airs de nouveauté, pour en redécouvrir, sous la poussière de poncifs classicisés, l’étrangeté bonne à penser. Mais peut-être aurait-il fallu, pour véritablement provoquer le « choc » proclamé par son titre et offrir, comme il le revendique, une lecture moins polémique que dialectique de la Querelle, faire résonner dans cette « différence » un peu plus de « différend ».