French Global : comment écrire une histoire littéraire au XXIe siècle ?
1Afin de présenter très brièvement ce livre collectif que nous avons co‑dirigé, nous nous permettons de parler au nom de tous les participants : nous croyons que la relecture du passé est un moyen de lire le présent. Ce que nous avons tenté de faire dans ce projet, c’est de nous interroger sur ce qui survit dans la tradition française, non seulement dans la discipline des études littéraires françaises, mais aussi dans une réévaluation plus générale des rapports entre la langue (en l’occurrence, la langue française), la littérature et la culture au début de ce nouveau millénaire. Aux États‑Unis, les humanités et les études littéraires, surtout en langues étrangères, se trouvent actuellement menacées dans beaucoup d’universités. Par exemple, à la State University of New York Albany il y a eu la clôture des départements de français, d’italien, de russe, des études anciennes et du théâtre. À la suite de ces fermetures, certaines questions posées dans notre livre paraissent d’autant plus importantes pour l’avenir des départements de langue et de littérature en particulier, et pour les sciences humaines en général ; mais aussi pour la manière dont à l’avenir on pourra relier le passé et le présent.
2Le projet French Global part d’un projet d’actualité : comment écrire une histoire de la littérature pour le nouveau millénaire ? Qu’est-ce qui, selon nous, a préparé le terrain ? Nous toucherons ici à deux moments : la période après la Seconde Guerre mondiale et les développements à partir des années soixante.
3Le problème du dépassement des littératures nationales est devenu important, même nécessaire, durant et après la Secone Guerre mondiale. René Wellek (un émigré aux États‑Unis de la Tchécoslovaquie) et Austin Warren (natif de la Nouvelle Angleterre) commencèrent à écrire leur livre important, Théorie de la littérature, durant la guerre en 1944 ; le livre fut publié en 1949 et a été souvent réédité depuis. Wellek et Warren définissaient la littérature comparée comme l’étude autonome des textes qui comprenait la comparaison de deux ou de plusieurs littératures nationales ; ils envisageaient l’étude de la littérature générale ou « universelle », où chaque nation ferait sa part dans le concert universel. Ils reprenaient la notion de Goethe d’une Weltliteratur (littérature mondiale), en tant qu’idéal lointain d’une unification de toutes les littératures en une grande synthèse.
4Quel qu’en soit la terminologie, ce qui importait à Wellek et Warren était de montrer la « fausseté évidente de l’idée d’une littérature nationale enfermée sur elle‑même. » La difficulté qui se présentait pour la participation des littératures nationales dans une littérature générale, selon les deux critiques, se posait parce que des sentiments nationaux et des théories raciales avaient brouillé, voire obscurci, toute clarté théorique, ce qui dès lors empêchait l’analyse du problème. Si les contacts entre l’Orient, l’Europe, la Russie, les États‑Unis, et l’Amérique latine étaient souhaitables, le principe crucial à établir — conçu largement comme européen — était l’unité. Pour Wellek et Warren, « la littérature est une, tout comme l’art et l’humanité sont unifiés. »
5Vus d’aujourd’hui, les développements les plus importants dans le domaine des études françaises depuis les années soixante sont : l’explosion théorique des années soixante, la révolution féministe qui a débuté durant les années soixante dix, et la reconnaissance des littératures francophones. Nous pouvons y ajouter les développements plus récents des études qui prennent comme objet les migrations et les communautés diasporiques, que les études françaises partagent avec d’autres disciplines. Ce qu’on appelle le « tournant linguistique » des années soixante (base du structuralisme) a ouvert des dialogues et des influences réciproques entre la philosophie, l’anthropologie, la psychanalyse et les études littéraires. La révolution féministe a mis en question le canon, a pénétré les disciplines telles qu’elles étaient traditionnellement définies, et a rendu possible de nouvelles manières de lire le genre, c’est‑à‑dire le « gender », dans la littérature et la société. L’importance croissante des études francophones a élargi la pensée au‑delà de l’hexagone, le territoire géopolitique de la France, en incluant les départements d’outre‑mer et l’Afrique sub‑saharienne, le Maghreb, les Caraïbes, le Québec, l’Ile Maurice, et jusqu’au Vietnam. Des questions concernant le rapport entre le centre territorial et les périphéries sont devenues importantes pour les discussions de la francophonie. Notre thèse est que de telles questions — concernant les tensions entre la multiplicité et l’unité, la diversité et l’uniformité, le « même » et « l’autre » — aussi bien que des questions connexes concernant les identités des communautés migratoires et diasporiques ne se limitent pas à l’émergence de la littérature francophone ; plutôt, ces questions sont à l’œuvre dans toutes les périodes de la littérature française. La question fondamentale qui illumine ce volume est de savoir s’il est possible de relire toute la littérature française, du Moyen Âge à nos jours, dans une perspective globale/mondiale.
6Qu’est-ce que nous entendons par le mot « global » dans ce titre de French Global ? Et ce mot est‑il facilement traduisible en français ?
7Si on regarde du côté de l’anglais, on trouve que « globe » et « monde » sont devenus synonymes au xvie siècle, au temps des premières vagues d’exploration — et d’exploitation, devrait‑on dire — européenne du Nouveau Monde. Le dictionnaire Oxford de la langue anglaise (OED) donne comme première mention du mot globe un livre de 1553 où on lit : « The whole globe of the world hath been sailed about, » le globe entier du monde a été circumnavigué. L’adjectif global est défini par ce même dictionnaire de manière encore plus large, désignant la totalité, le mondial, l’universel. Le sens du global comme total ou totalisant est souvent associé à la globalisation économique, surtout dans ses connotations négatives : le monde entier devenu un seul marché, où les vraies différences sont éliminés en faveur de produits et de services qui sont identiques malgré des étiquettes diverses. Dans ce sens‑là, le « global » est synonyme d’uniformisation et de concentration des capitaux ; de même dans la sphère de la culture et des idées, l’impulsion vers la totalité donnerait lieu à l’assimilation et à l’élision des différences substantielles.
8Or, notre façon de concevoir le « global » dans ce livre n’est pas du tout cela. Comme nous l’avons écrit dès la première formulation de ce projet collectif, nous concevons une approche globale envers l’histoire littéraire comme un réseau de connexions qui met l’accent sur les différences à la fois à l’intérieur d’une langue ou d’une nation et entre elles.
9Étant donné ce projet général, quelles étaient les questions théoriques et les décisions pratiques auxquelles nous nous sommes confrontées dans la réalisation concrète de ce volume ? Du point de vue théorique, nos deux questions principales étaient :
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Comment nous concentrer sur le développement de la langue et de la littérature en français depuis le moyen âge jusqu’au présent, sans les voir exclusivement en termes de la nation française ?
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Comment définir une « approche » envers l’histoire littéraire sans écrire une histoire « totale »?
10Du point de vue pratique, la question était plus simple, sans que la réponse soit évidente : comment organiser les articles du volume ?
11Quel rapport entre langue, littérature, et nation ?Comme Alain Vaillant l’a noté dans son excellent ouvrage sur l’histoire littéraire, le développement de la discipline de l’histoire littéraire en Europe à partir de la fin du xviiie siècle a répondu dans tous les pays à un besoin d’« affirmation nationale ». En France, le lien entre langue, littérature et nation a été fortement articulé sous la Troisième République par Gustave Lanson et ses disciples. Ainsi le livre fondateur de Lanson, l’Histoire de la littérature française, publié en 1895, commence par cette assertion catégorique : « Avec le vie nationale, s’éveille la littérature nationale. » Dans ses postes prestigieux à la Sorbonne et à l’École Normale Supérieure (dont il devient le directeur après la Première Guerre mondiale), Lanson a formé plusieurs générations d’étudiants qui associaient l’explication des grandes œuvres de la littérature française à la définition même de l’identité nationale. Mais ce projet, qui était particulièrement importante pour l’entreprise républicaine, n’est pas né avec Lanson ; on le trouve déjà formulé sous la Monarchie de Juillet, dans l’Histoire de la littérature française de Désiré Nisard, publiée en 1844. Nisard, qui comme Lanson était directeur de l’École Normale Supérieure, commence son livre par une affirmation semblable à celle de Lanson : « L’histoire littéraire commence... avec la nation elle‑même, avec la langue. » Nisard est plus dogmatique en général que Lanson, mais il partage avec celui‑ci la croyance ferme en « l’esprit français, » c’est-à dire un esprit de rationalité et de souci pour les vérités universelles que l’on trouve chez les plus grands auteurs français. Ce sont ces grands auteurs qui tendent aux Français un miroir d’eux‑mêmes où chacun peut se reconnaître.
12Ce qui sauve Lanson et aussi, à un degré moindre, Nisard d’un nationalisme chauvin, c’est leur manière d’envisager l’esprit français comme à la fois spécifiquement français et universel: « La littérature française est l’image idéalisée de la vie humaine, dans tous les pays et dans tous les temps, » écrivait Nisard ; de façon un peu moins naïve, et qui rappelait ses engagements dreyfusards, Lanson déclarait à un public newyorkais en 1917 : « Nous n’avons jamais su ce qu’étaient les vérités françaises : nous ne connaissons que la vérité, sans épithètes, la vérité de tous les hommes. » Cette générosité universaliste permettait à Lanson d’affirmer que la France pouvait absorber les influences étrangères, puisqu’elle allait les absorber et les convertir immédiatement en son propre « esprit ». Mais du coup, les influences étrangères ne gardaient aucune trace de leur « étrangeté », ou de leur différence — on voit là une des limites de l’universalisme lansonien.
13En fin de compte, l’enseignement littéraire en France hérité de Lanson était orienté vers l’idée que la langue, l’histoire et la littérature nationales formaient un ensemble uni et cohérent. Comme on sait, les penseurs associés aux événements de mai 68 se sont révoltés contre cette idée, parmi d’autres, mais elle a la vie dure. Roland Barthes, écrivant en 1969, rappelait ses propres souvenirs d’école :
Nous construisons notre image de la littérature autour des noms de certains rois..., de telle sorte qu’à la fin nous avons une image polie dans laquelle le roi et la littérature se reflètent réciproquement. Dans l’histoire centrée de notre littérature, il y a une identification nationale.
14On peut se demander si cette description est tout à fait périmée.
15Quoi qu’il en soit, notre idée dans ce volume était de voir si « la littérature en français » pouvait être conçue comme plus et comme autre chose que « la littérature française ». En même temps, nous avons dû reconnaître que la plupart des œuvres, petites et grandes, produites dans la langue française depuis plus de mille ans ont été écrites quelque part dans le pays que nous appelons la France. La nouvelle approche envers l’histoire littéraire que nous envisagions ne pouvait pas, par conséquent, se passer de la France — tel n’était pas notre désir par ailleurs. Ce que nous désirions faire, c’était élargir« l’idée de la France » et de la littérature française en y introduisant des espaces autres, mobiles et multiples. Nous voulions tenter d’examiner la littérature en français, et même la « littérature française », comme un champ global de possibilités plutôt qu’une entité unie et autonome — et ce dès le début, non pas seulement dans les temps modernes ou contemporains.
16Cela nous a menées à notre deuxième question : comment proposer une « approche » plutôt que d’écrire une histoire complète ? En effet, il nous a semblé qu’au lieu de l’exhaustivité, on pouvait choisir l’exemplarité : il suffisait de montrer des voies, sans tenter de dessiner la carte entière dans tous ses détails. Nous avons demandé à nos contributeurs — dont le nombre ne dépassait pas la trentaine, nombre assez petit pour une période de mille ans — d’écrire des essais sur des sujets spécifiques, du Moyen Âge à l’époque contemporaine : chacun allait donc présenter un argument qui ne tenait compte que d’un nombre limité d’auteurs et de textes, quitte à mentionner d’autres en passant — inévitablement, il y aurait des lacunes et des absences. En effet, un lecteur ou une lectrice qui consulte l’Index des Noms et des Titres en fin de volume n’aura pas de peine à identifier quelques « grands absents. » Mais ce même lecteur trouvera aussi des juxtapositions « présentes » tout à fait intéressantes : l’émir Abdelkader à côté d’Abelard, le philosophe des Lumières Condillac à côté du poète antillais Raphael Confiant, l’homme d’état du xviie siècle Sully à côté du poète franco-argentin Jules Supervielle. Cet « effet de collage » nous plaît beaucoup. Mis à part son côté fantaisiste, il soulève une question sérieuse : l’histoire littéraire, voire l’histoire tout court, doit‑elle être écrite seulement de façon continue et linéaire, ou y a‑t‑il d’autres possibilités à tenter ?
17Nous voilà arrivées à notre troisième question : comment organiser le volume ? En fait, nous avons décidé de renforcer « l’effet de collage », car au lieu de grouper les essais chronologiquement nous avons créé trois catégories, dont chacune est organisée par ordre chronologique — ainsi, on recommence la série historique trois fois. Roland Barthes, dans son article « Réflexions sur un manuel » que nous avons cité antérieurement, proposait de briser le moule de l’histoire littéraire traditionnelle en commençant une histoire de la littérature française par l’époque contemporaine et en progressant à reculons. Nous n’avons pas suivi cette suggestion, préférant reconnaître l’irréversibilité du temps — mais en disposant les essais chronologiquement à l’intérieur de chacune de nos catégories, nous avons de nouveau obtenu quelques juxtapositions nouvelles. Ainsi, pour s’en tenir au seul xixe siècle, l’essai d’Emily Apter sur « le roman d’affaires » ne se trouve pas à côté de celui d’Evelyne Ender sur la poésie lyrique ou celui de Janet Beizer sur le voyage et les fugues, mais se trouve entre l’essai d’Yves Citton sur les « spectres de la multiplicité » au xviiie siècle et celui de Maurice Samuels sur « Les Juifs et la construction de l’identité française de Balzac à Proust ».
18Les essais de la première catégorie traitent principalement d’espaces (au pluriel), dans un sens physique, géographique, voire géométrique — et aussi, dans quelques cas, dans un sens conceptuel ou métaphorique concernant les frontières et les réflexions sur les frontières. Les essais du deuxième groupe traitent surtout de mobilités (encore au pluriel), c’est‑à‑dire de mouvements entre espaces et au travers des frontières, accomplis par des pèlerins, des armées, des voyageurs, traducteurs, explorateurs, exploiteurs, par des ethnographes, des aventuriers, ou bien par l’imagination. Le troisième groupe, « Multiplicités, » traite non seulement de mobilités — que ce soit de personnes, d’idées, ou d’argent — mais aussi des négociations identitaires compliquées qui résultent de tels déplacements. Or, cette organisation semble suggérer une progression du simple au complexe, mais en réalité ce n’est pas le cas. Si on regarde attentivement les trois groupes d’essais, on voit que tous sont concernés à des degrés variables avec des questions d’espace, de mobilité et de multiplicité. Notre placement des essais dans un groupe ou dans un autre était dans une certaine mesure arbitraire.
19Nous allons conclure cette présentation rapide en résumant brièvement quelques essais spécifiques.
20Dans son texte intitulé « Marcher vers l’est à la Renaissance », Philip Usher suggère que la manière dont un Rabelais ou un Ronsard imagine le voyage à l’Est, est proche des récits de voyage écrits par des pèlerins (Henry Castela, par exemple) de la même période. Ce n’est pas d’une seule pièce : si les Ottomans étaient des alliés politiques, on les craignait tout de même, écrit Usher ; l’Est était loin et pourtant il était aussi le site de la chrétienté — de Jérusalem et de la terre sainte. La signification qu’on y attribuait comprenait en dosage varié l’imaginaire, l’angoisse, l’histoire, la religion et la politique. La rare capacité qu’avait Montaigne de mettre en question la supériorité de la civilisation européenne a trouvé suite dans l’interrogation des auteurs du xviiie siècle, ce que met en relief l’essai de Chr. McDonald dans « De l’imagination ethnographique »: à partir d’où (géographiquement) parlons-nous, et qui est ce « nous » ? Quand on essaie de se mettre à la place de l’autre, quand « eux » deviennent « nous », et « nous » devenons « eux », comment imagine‑t‑on un dialogue entre des peuples et des cultures ? Chr. McDonald pose ces questions à partir de Rousseau, Diderot, Montesquieu, Graffigny et Voltaire pour qui la possibilité de se voir et de critiquer sa propre société nécessitait une ethnologie et une sociologie émergeantes afin de « changer la manière de penser des êtres ». Que ces questions de frontières philosophiques, politiques et géographiques restent actuelles, voir urgentes, il n’est qu’à penser au printemps arabe et au mouvement Occupy de 2011.
21Les deux derniers essais du volume sont ceux de Lawrence Kritzman, « Intellectuels sans Frontières, » et de Susan Rubin Suleiman, « Choisir le français : la langue, les étrangers, et le canon (Beckett, Némirovsky) ». Il s’agit dans les deux cas d’examiner le statut de « l’étranger » par rapport à la France et à la langue française. Lawrence Kritzman discute des travaux de cinq penseurs contemporains qui ont consacré des ouvrages aux étrangers ou à « l’hospitalité française » : Étienne Balibar, Jean‑Luc Nancy, Tahar Ben Jelloun, Julia Kristeva et Jacques Derrida. L. Kritzman souligne la tension entre l’idéal républicain, universaliste et assimilationniste, et la réalité plus problématique introduite par des populations diverses qui n’entrent pas toujours dans ce moule. S. Suleiman, quant à elle, traite de l’étranger dans une perspective littéraire et philosophique, en examinant l’œuvre et la carrière de deux écrivains qui choisirent le français comme langue d’expression : Samuel Beckett et Irène Némirovsky. Elle s’intéresse surtout à la façon dont tous les deux exploitent les deux sens du mot « étranger » : d’une part le sens concret, juridique — l’étranger est celui qui n’est pas citoyen du pays où il habite — et d’autre part le sens existentiel ou métaphorique, selon lequel l’étranger est « l’autre » qui n’appartient pas à la communauté, même s’il y est né. En anglais on a deux mots pour cela : foreigner et stranger. S. Suleiman montre que, chacun à sa façon, Beckett et Némirovsky jouaient sur ces deux sens du mot dans leurs œuvres.
22Cette brève présentation n’a pu évoquer que quelques grandes lignes du projet ; nous invitons le lecteur à lire les autres essais du volume, par nos collègues contributeurs à qui nous sommes très reconnaissantes du dialogue passionnant qui a eu lieu au cours de sa préparation. Nous remercions, pour finir, les organisateurs de ce dossier d’Acta fabula d’avoir lancé le débat autour de l’histoire littéraire aujourd’hui.