Une relecture du symbolisme à travers les revues
1Les ouvrages consacrés à la critique symboliste sont peu nombreux. On peut citer, outre des monographies et des ouvrages généraux sur la critique, l’étude de Françoise Lucbert, Entre le voir et le dire. La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste de 1882 à 19061, qui repose justement sur le même principe que le livre de Yoan Vérilhac, La Jeune critique des petites revues symbolistes. Celui‑ci s’attaque en effet à un aspect du symbolisme encore peu étudié, la critique, à travers la problématique très fertile du périodique. Il ne s’agit pas de considérer les périodiques comme un simple support d’écriture qui permettrait de contextualiser la critique, mais bien plutôt d’envisager la critique symboliste comme une « critique périodique », et donc comme un « phénomène journalistique » :
Les périodiques et la critique qui s’y développe seront d’abord envisagés selon leur nature propre d’objets et de discours médiatiques et médiateurs, et non comme moyens de construire un savoir sur un phénomène à côté. (p. 19)
2En cela, Y. Vérilhac s’inscrit dans la lignée des récents travaux sur la dimension médiatique de la littérature d’une part, et sur les périodiques littéraires de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle d’autre part2. Il s’inspire notamment des études de Marie‑ève Thérenty et Alain Vaillant, reprenant de façon très pertinente leurs analyses sur les journaux pour les appliquer et les adapter au domaine particulier des « petites revues »3.
3L’auteur présente ainsi dans une première partie le contexte de l’invention médiatique, en insistant particulièrement sur le lien entre la critique et le support dans lequel elle se déploie avant, dans une deuxième partie, de dégager les spécificités de la jeune critique périodique, ses principes, son positionnement dans le champ critique de l’époque, son esthétique et la vision de la littérature qu’elle véhicule. Enfin, dans une dernière partie, il interroge les rapports entre art et critique, montrant le cheminement qui mène de la figure de l’écrivain à celle de l’intellectuel. L’étude s’appuie sur l’analyse de nombreuses revues et écrivains de l’époque, sur lesquels l’auteur revient en fin d’ouvrage à travers de très utiles notices bibliographiques et biographiques.
Le phénomène de la « petite revue »
4Dans une première partie intitulée « L’invention médiatique », Y. Vérilhac pose les grands principes de son étude, fondée sur deux présupposés : le symbolisme est avant tout un mouvement critique, et il est intrinsèquement lié à ce que l’on a appelé les petites revues. L’auteur rappelle ainsi le peu d’impact des chefs‑d’œuvre du symbolisme par rapport aux « pièces maîtresses du théâtre hugolien ou du roman flaubertien (p. 9), par opposition à l’importance de ce qu’il considère comme une œuvre collective à l’intérieur des périodiques : la critique littéraire, et plus précisément la critique périodique, est ce qui a été retenu par l’histoire :
Le culte de la nouveauté, de l’originalité, ciment de l’axiologie symboliste, et le goût de la liberté et de l’expérimentation sont des fondements durables de l’esthétique moderne. (p. 18)
5Enfin, le symbolisme se présente comme un effort « méta-discursif », qui « consiste avant tout en un discours sur un discours, sur ses formes, son évolution, les pratiques sociales qui l’accompagnent » (p. 18). Or la critique symboliste étant une critique intrinsèquement liée aux périodiques de l’époque, Y. Vérilhac décide d’accorder une attention particulière à ce support d’écriture, et plus particulièrement aux « petites revues ». L’appellation « petite revue », qui a acquis ses lettres de noblesse à travers la première tentative de bibliographie réalisée par Remy de Gourmont en 19004, désigne une réalité complexe. L’auteur souligne qu’aucun des critères traditionnellement utilisés pour la définir (taille de la revue, dimension économique, cercle limité des collaborateurs, restriction de la publicité, marginalité ou jeunesse des auteurs publiés) « ne suffit à lui seul pour circonscrire l’objet » (p. 38). Des revues comme le Mercure de France sortent en effet de ce cadre, par le nombre de pages, le tirage plus important, et le prestige de certains collaborateurs5. Y. Vérilhac retient alors le « rapport à l’institution » (p. 39), qui lui semble plus pertinent : la « petite revue » se définirait par son « discours de rupture avec l’académisme » et le lien avec les avant-gardes esthétiques (p. 39). Ainsi, malgré l’institutionnalisation qui caractériserait la deuxième génération des revues, c’est‑à‑dire celle des années 1890, on ne pourrait en aucun cas parler d’« assagissement » (p. 43). Il s’agirait plutôt d’un modèle périodique qui se stabiliserait, davantage à travers une « institutionnalisation croissante des rédactions et de la critique » qu’à travers un modèle type de « petite revue ». Celle‑ci oscille en effet entre le journal (avec des revues comme Le Symboliste ou Le Décadent), la grande revue et le recueil, laissant la place à des formes hybrides comme celle de La Plume (p. 45). Par contre, Y. Vérilhac préfère parler de « jeune critique » pour désigner la critique publiée dans les revues symbolistes. L’appellation est reprise à Hélène Millot qui l’utilise dans son introduction aux Figures contemporaines de Bernard Lazare6 pour désigner « la production proprement critique et polémique des petites revues de la fin du siècle » (p. 40). Contrairement à l’étiquette traditionnelle de « critique symboliste », l’expression a non seulement le mérite de dépasser la notion d’école, mais aussi de souligner l’existence d’une « pratique collective », d’un « modèle inédit élaboré dans les petites revues » (p. 40). Or la critique étudiée est justement fondée sur l’idée de collectivisme. Y. Vérilhac montre comment se constitue une éthique collective dans les revues de deuxième génération, fondée sur une logique propre au périodique. Cette critique se définit moins par une esthétique commune que par un ethos commun aux différents critiques, et qui apparaît notamment dans les programmes des premiers numéros de revues : solidarité, sincérité, probité, indépendance, recherche de la nouveauté, sont les mots clé de cette « communauté triomphante » dont Michel Décaudin soulignait déjà l’existence dans son ouvrage sur La Crise des valeurs symbolistes (p. 10)7.
Une troisième voie entre critique dogmatique et critique impressionniste
6Dans une deuxième partie, « La critique comme puissance », Y. Vérihlac tente donc de dégager une conception unitaire de cette critique. Il montre comment se dessine un positionnement commun aux différents critiques, dans le contexte de la crise de la critique qui caractérise une époque dominée par la critique dogmatique d’une part, et par la critique impressionniste d’autre part. Dans l’ensemble, la jeune critique se présente comme une critique activiste, voire intolérante (mais, comme le souligne l’auteur, ce trait ne s’applique pas à tous les critiques étudiés), et, dans tous les cas, comme une critique « puissante », c’est‑à-dire fondée sur la force plus que sur l’autorité : le scepticisme est ainsi dépassé au profit d’une réhabilitation du « jugement » de « l’affirmation » et de la « conclusion », « sur les bases d’un jugement personnel sincère » (p. 119), ce qui permet de dépasser à la fois la critique impressionniste et la critique dogmatique. Mais au-delà des principes de cette critique, c’est bien le rapport au périodique qui permet de dégager une cohérence de la jeune critique. Le discours étudié se présente en effet avant tout comme un discours de presse, par l’intermédiaire du genre de la chronique, fondé sur le rapport à l’actualité et à l’événement. Car l’enjeu de cette critique est bien de faire de la littérature un événement et de rendre compte d’une évolution littéraire signifiante, selon une logique d’innovation propre à l’avant‑garde :
L’enjeu est double : en finir avec la disparition événementielle de la littérature, d’une part, faire advenir d’autre part une appréhension nouvelle de la création fondée sur la vitalité du mouvement permanent, impulsé par la logique d’innovation de l’avant‑garde. Il s’agit en somme d’imposer à la fois un événement particulier et un nouveau régime de l’événement (du rythme) littéraire. (p. 121)
7Envisager le symbolisme à travers les périodiques permet ainsi à Y. Vérilhac de revenir sur certaines interprétations datées du mouvement. À l’image traditionnelle d’une littérature élitiste et renfermée sur elle‑même, il oppose l’image d’une médiatisation extrême, fortement critiquée à l’époque. En effet, l’auteur nous livre une analyse très éclairante sur l’ambiguïté essentielle qui fonde le symbolisme, qui oscille entre l’élitisme et la volonté d’attirer un public plus large, entre l’art pur et la stratégie littéraire, entre l’autonomie de l’art et la médiatisation. Les attaques de la grande presse montrent bien cette tension, puisqu’elles relèvent à la fois l’obscurantisme du mouvement, à travers une accusation de « destruction de la langue », et la « propagande médiatique », dérive d’une critique qui s’affiche comme activiste (p. 164). À ce sujet, Y. Vérilhac analyse très pertinemment l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, montrant que l’ouvrage caricature la critique symboliste par l’interview qui « réduit la parole critique à sa gestuelle » (p. 172), donnant ainsi une « image réduite de la jeune critique, l’image de sa seule part manifestaire et activiste », alors que cette critique se déploie plus largement à l’intérieur de la revue, aux côtés des « études de plus longue haleine » et des analyses (p. 177). De même, l’auteur nous livre une intéressante étude des manifestes, qui dépassent selon lui le dogme ou le discours révolutionnaire. Au‑delà de la « dimension sensationnelle de l’événement » (p. 182), nécessaire pour « faire exister la littérature comme événement dans une civilisation médiatique » (p. 182), les manifestes cherchent à produire « une synthèse provisoire sur l’état de l’évolution littéraire », à enregistrer « un moment d’une évolution » (p. 181‑182)8. Ainsi, pour sortir de l’impasse d’une double lecture du symbolisme, qui oscillerait entre d’une part, des œuvres élitistes, et d’autre part, une critique activiste et médiatique, Y. Vérilhac montre avant tout la cohérence du type de critique par rapport au support dans lequel elle se déploie, mettant en avant le concept clé de « médiatisation du discours littéraire ». Le symbolisme a, selon lui, inventé une troisième voie de médiatisation de la littérature, entre les grands medias et les mandarins (p. 253).
Le critique de revue : de l’artiste à l’intellectuel
8Cette troisième voie se fonde sur une complémentarité entre les œuvres littéraires et la critique, qu’il ne s’agit pas d’opposer, surtout à une époque où la critique est intimement liée à l’écriture et où la figure de l’artiste domine les esprits. Dans une dernière partie intitulée « Art et critique », l’auteur interroge donc logiquement les rapports entre la critique et l’art. Il rappelle que leurs rapports fertiles ont souvent été étudiés, notamment à travers le brouillage entre la critique et la fiction, ou encore à travers le mélange des genres9. Y. Vérilhac insiste quant à lui sur la spécificité de l’écriture en revue, et sur la nécessaire dissociation entre art et critique :
La légitimation particulière du discours critique paraît ressortir plutôt à sa déconnexion des prétentions littéraires propres à l’écriture poétique au profit de son ancrage médiatique. En ce sens, l’autonomie acquise par la critique littéraire réside moins dans sa dignité conquise d’art que dans sa conquête de lois et de moyens d’expression propres. (p. 265)
9Plus qu’une superposition, l’auteur postule une complémentarité entre l’écrivain et le critique. Le discours critique évacue ainsi le style pour privilégier la parole (p. 209), au moyen d’une utilisation rhétorique spécifique, celle du discours journalistique à « valeur communicationnelle » (p. 209). Cela n’exclut cependant pas un phénomène de brouillage générique, à travers un effort de poétisation de la critique, que ce soit par l’utilisation des vers ou par une tendance à l’abstraction. Ce brouillage pose également la question du passage au livre, problématique essentielle de l’époque puisque les écrivains tentent de sauver leurs écrits de l’oubli qui menace tout écrit périodique en les recueillant en volumes. Pour Y. Vérilhac, le recueil d’articles ou de chroniques, pas plus que la revue, ne cherche à être un livre. Il se présente avant tout comme une « opportunité éditoriale » (p. 233), comme un complément : « conçue comme création de valeur, comme modification du milieu, l’œuvre critique est un ensemble constitué du divers périodique et de l’unification du volume » (p. 234). Cela rejoint la conception de la critique comme saisie d’une littérature en mouvement, incompatible avec le figement d’un livre sans lien avec la revue. Le refus d’une critique du recueil autonome est également significatif de la fonction à laquelle aspirent les écrivains de l’époque. Contrairement à la posture décadente d’un discours littéraire autonome, la jeune critique, à la fin des années 1890, souhaite exercer une fonction sociale, à travers la critique périodique, en complémentarité avec un discours littéraire qui, lui, reste bien autonome :
La configuration double du système symboliste est en effet la réponse apportée à la question de l’isolement où peut conduire l’indépendance de la littérature. (p. 241)
10La notion clé de « double représentation de la communication littéraire » permet ainsi la coexistence entre une littérature élitiste et une adresse au public par l’intermédiaire du périodique. La critique se veut influente, capable d’agir, première étape vers l’émergence de la figure de l’intellectuel. Cela implique une définition particulière de l’« influence », qui n’apparaît pas comme « un processus simple de diffusion d’une œuvre dans les masses », mais comme « un jeu complexe qui met en jeu un décalage temporel (influence directe sur les élites, retardée de vingt ans sur le public) et une distorsion dans la compréhension de l’œuvre (accaparement simpliste de la part morale et scientifique par les masses, jouissance littéraire et subtile pour les lettrés) » (p. 246‑247). À partir de là, Y. Vérilhac dépasse les oppositions entre les théories de l’art pour l’art et celles de l’art social, en analysant des figures critiques comme Camille Mauclair ou Léon Blum, qui choisissent l’engagement civique et politique comme conséquence logique de leur pratique de la critique littéraire dans les périodiques. L’enjeu de l’affaire Dreyfus et la place qu’elle occupe dans la critique périodique de l’époque sont très révélateurs de cette évolution. Pour Y. Vérilhac, l’avènement de la figure de l’intellectuel est donc préparé par la jeune critique, sans contradiction avec la posture symboliste d’une littérature autonome, exigeante et élitiste.
11L’analyse de la critique périodique permet ainsi une approche particulièrement féconde et originale de cette époque charnière qui annonce les évolutions du xxe siècle. Le sujet est complexe, et le corpus très vaste. Yoan Vérilhac se heurte ainsi à la difficulté d’appréhender une réalité mouvante, que l’étiquette de « petite revue » risque de trop simplifier. Comme le souligne l’auteur, la revue apparaît en effet comme un objet hybride, aux frontières floues, qui mêle les disciplines et les mouvements littéraires en jouant avec les codes. Face à ce phénomène, la critique actuelle privilégie d’autres appellations, préférant parler de « périodiques modernistes »10 ou de « revues littéraires et artistiques »11. D’ailleurs, Y. Vérilhac, pour envisager le contenu de ces revues, parle de « jeune critique » plutôt que de « critique symboliste ». Cette analyse nous semble tout aussi valable pour le support, que Y. Vérilhac définit dans le titre même de l’ouvrage comme les « petites revues symbolistes », et l’on pourrait reprendre le même argument : le modèle de critique périodique étudié par l’auteur excède les écoles, il peut donc paraître réducteur d’utiliser l’expression « petites revues symbolistes », et l’adjectif « petit » se heurte aux connotations négatives qui étaient d’ailleurs liées aux critiques de la grande presse à l’époque (p. 41). Devant la multitude de formes qui caractérise cette époque, il semble d’ailleurs très difficile d’isoler un corpus selon des critères précis. L’auteur évoque un nombre limité de revues, sans pour autant en dresser des contours nets ni expliciter des modalités particulières de sélection. Sans doute pourrait-on enrichir la réflexion en étudiant d’autres titres, car les revues choisies appartiennent à un vaste réseau très difficile à délimiter. On pourrait également prolonger la réflexion en étudiant les liens entre la critique et ses différents supports. Le foisonnement des périodiques de l’époque prend également sens par l’hybridité qui le caractérise : les liens entre la grande presse, les grandes revues, les périodiques littéraires et artistiques et les livres sont importants et conditionnent les modalités d’écriture de la critique. Les écrivains passent d’ailleurs souvent d’un support à l’autre, tout comme ils passent de la revue au livre. Certes, on ne peut nier l’opportunisme éditorial de la mise en recueil, mais cette nécessité est souvent exploitée par les écrivains et la forme du recueil s’adapte particulièrement à l’esthétique de la fragmentation qui se met en place à l’époque12. Les recueils de cette période se présentent parfois comme des créations originales par l’hybridité de leur forme et le changement de statut de la critique qu’ils entraînent. La thèse de Y. Vérilhac selon laquelle la fonction du critique est ce qui permet l’autonomisation de la littérature est donc très convaincante, mais on peut parfois s’interroger sur la nécessaire séparation qu’il établit entre la critique et l’art. Une confrontation plus poussée entre les différents types de support permettrait de souligner l’ambiguïté fondamentale entre les deux domaines, avec une contamination et un brouillage qui fonctionne dans les deux sens. On arriverait ainsi à la même conclusion que l’auteur, à savoir que le symbolisme, par la construction d’un système de médiatisation qui se fonde sur le mouvement propre au périodique, serait la première manifestation de l’avant‑garde. Cependant, ces quelques réserves n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage et à la pertinence des analyses. L’étude, très bien menée, de la critique périodique, permet une approche particulièrement féconde de cette époque clé qui voit s’imposer la figure de l’intellectuel au détriment de celle de l’artiste et qui assure une transition vers les innovations des avant‑gardes. Y. Vérilhac redonne ainsi toute sa place à un mouvement qui a longtemps pâti de certaines interprétations datées qui en faisaient une école anti‑moderne et close sur elle‑même. Il en montre au contraire la modernité et la complexité.