Georges Fourest, poète décadent ? post-symboliste ? incohérent ? dadaïste ?
1Voici une thèse intéressante. Elle a tout d’abord le mérite de mettre en lumière un poète trop longtemps négligé : Georges Fourest (1864‑1945), et d’en faire apparaître la singularité et la complexité. Ensuite, la traque des hypotextes qui pourvoient certes toute littérature est ici particulièrement sensible. L’érudition — la recherche — n’y est point vaine : elle fait circuler un sang neuf, porteur de nutriments, dans notre mémoire ; et ceux‑là redonnent des couleurs aux allusions et autres clins d’œil qui fourmillent dans les textes parodiques et allusifs de Fourest. Enfin le travail de Laurent Robert est méthodologique. Il évite cette paresse de la généralisation hélas souvent pratiquée, qui consiste à ne penser point la singularité d’un auteur afin de le dissoudre mieux dans des catégories génériques, textuelles ou temporelles.
2L. Robert n’y va pas à la louche, ah certes non, mais à la petite cuiller, et c’est tant mieux. Fourest est à savourer ; il mérite d’être apprécié pour sa cuisine savante, ses dosages subtils, ses épices surprenantes, ses retours en bouche. L’approche est historique et aussi formelle, ce qui ne gâte rien, et accompagne et soutient le plat de résistance comme le ferait un grand cru. L. Robert montre donc de quels emprunts, de quelle forme, de quelle syntaxe, de quel lexique, de quels tours de versification joue et se joue Fourest. L’héritage littéraire est non seulement accepté par Fourest mais réinvesti, non pas fossilisé mais rendu vivant par ses réécritures.
3Les influences sont multiples : Laurent Tailhade, Charles Cros, Mac Nab, Tancrède Martel, Jules Laforgue, Jarry, Huysmans, Lautréamont, Baudelaire, les petits maîtres du xviie siècle (Scarron, Colletet, Saint Amant, d’Assoucy), Rabelais… L. Robert eut pu pousser la « modernité » de Fourest un tout petit peu plus loin que ce qu’il a déjà osé faire. Mais il semble à le lire que l’institution littéraire et l’histoire littéraire n’étaient point tout à fait enclines pour céder concession perpétuelle au panthéon des poètes à La Négresse blonde (1909) et au Géranium ovipare (1935). C’est du coup une vraie thèse que présente L. Robert.
4Il s’agit bien d’évaluer l’art de Fourest et d’en apprécier l’actualité. L’auteur ne manque à aucuns moments de remettre en jeu les lectures de Évangélia Stead, de Jean de Palacio, de Pierre Jourde, de Gérard Genette, de Daniel Sangsue quand le besoin se fait sentir. Plutôt que du côté de Malevitch ou d’Yves Klein, cette « modernité » de Fourest eut pu être recherchée et trouvée du côté de Marcel Duchamp et notamment par une série d’œuvres que Duchamp emprunte à l’art sacralisé pour les retoucher. Cela part de L.H.O.O.Q. (1919) qui, comme on sait, contribue à la popularité de la Joconde et cela aboutit aux retouches par Duchamp de certains chefs d’œuvre de Cranach, Rembrandt, Ingres, Courbet (Morceaux choisis (1967‑1968)). Cela ne va pas sans rappeler chez Fourest le joyeusement iconoclaste « Carnaval de chefs d’œuvre » (la pièce la plus fameuse étant celle où Fourest réécrit Le Cid ; chacun se souvient de la conclusion : « Dieu ! qu’il est joli garçon l’assassin de papa ! »).
5Pour adopter la méthode préconisée par L. Robert et étayer cet effet d’annonce qui pourrait paraître discordant, il faudrait rappeler que se trouve dans la bibliothèque de Marcel Duchamp une copie manuscrite de la Négresse blonde, mystérieuse parce que son scripteur reste aujourd’hui encore reste non identifié. On ignore comment l’un des rares manuscrits de cette bibliothèque est parvenu là (Cf. La bibliothèque de Marcel Duchamp, peut-être, Dijon, Les presses du réel, 2002, p. 19‑24). Il ne serait alors pas non plus inopportun de noter que la version publiée en 1921 de la Négresse blonde fut ornée de « tatouages » par Lucien Métivet et que Métivet fut l’un des premiers — avant Marcel Duchamp — dès novembre 1909 — à faire bénéficier de moustaches à la Monna Lisa (reproduite dans Marcel Duchamp et l’érotisme, Dijon, Les presses du réel, 200, p. 248). Métivet collabora au journal Le Rire et Duchamp aussi. Est-ce aller trop loin que de prétendre que la Joconde s’était rendue populaire pour avoir été volée en 1911 et avoir laissé un blanc sur une cimaise du Louvre, blanc qui suscita l’intérêt du public ?
6Certes un dessin de presse n’est pas l’acte duchampien mais l’impact est sur le moment loin d’être moindre et prépare ce travail de sape dont incessamment rend compte L. Robert à propos de Fourest, qui est inévitablement à rapprocher de la geste des Incohérents, notamment par leur attention à la Joconde (en 1887, grâce soit rendue à Jules Sapeck !) et à la Vénus de Milo. Et L. Robert d’épuiser la liste des marques d’irrévérence concernant cette antiquité qui sert en fait une satire de la société bourgeoise qui s’empare d’icônes et les réduit à bon compte (procédé Colas) pour faire semblant d’avoir du goût. Comme quoi l’esthétique est aussi un enjeu politique. Et L. Robert d’exhumer à toutes fins utiles, poésies et romans qui ont trait aux Vénus d’intérêt public, Vénus Hottentote, Vénus de Milo et Vénus de tout poils, dont le désormais indispensable Eugène Mouton. Il ne s’agit pas d’érudition pour l’érudition (ce qui serait lassant). Il s’agit de montrer les rouages précis de la sensibilité d’une époque, d’en voir les prolongements sur notre façon de voir aujourd’hui — façon faite d’oublis et de négligences — que ne manque pas de signaler l’auteur dès qu’il en aperçoit, notamment parmi la critique littéraire contemporaine qu’il a bien lu aussi et qui procède parfois un peu hâtivement. L. Robert a le souci du détail et il a raison.
7Autrement dit, non seulement son travail apporte avec élégance et fermeté du neuf sur le contexte dans lequel évolue Fourest, sur la lecture des œuvres, mais il cerne les enjeux d’une telle lecture dans le champ de la critique littéraire actuelle.
8L. Robert a tout regardé (ou presque). Le chiffre atteint par les tirages. La réception. Ceux qui ont pastiché Fourest : Jean Pellerin, Charles Melaye, André Jurénil, Charles Pornon, Jean-Michel Royer, jusqu’à Michel Fourest (ceci n’est pas une coïncidence) avec son Gallinacé pédéraste publié à la Pensée universelle ! Ses lecteurs actuels : Jacques Chirac, Marc Fumaroli qui, il faut bien le dire, s’en targuent dans des discours de circonstances, Jean‑Pierre Verheggen… Il n’a pas écarté les patates chaudes, celle par exemple de discuter de l’éventuel antisémitisme de Fourest. On apprend tout sur « le bon roi Makoko », qui « savoure un bras de son grand‑père et le juge trop cuit », et qui, de loin en loin, fait résonner le Manifeste cannibale Dada de Francis Picabia. L. Robert a montré comment les hypotextes naturalistes et coppéistes s’immiscent à des fins satiriques, et comment encore sont épinglés la plupart des auteurs contemporains de Fourest par les citations stylistiques, les formes utilisées dont le triolet banvillien, les alexandrins à rimes plates coppéistes, les approximations calculées (Virgine et Paul), les oublis feints (sur le titre d’une œuvre), les jeux de mots calamiteux (Mau- rois ou riac !), les détails d’une précision excessive, les énumérations incongrues… Les procédés sont tous passés au peigne fin. C’est épatant. Même le « Merdre » de Jarry. Rasé par Fourest pour se retrouver… « merde » à celui qui lira.
9Pour le Pseudo-Sonnet que les amateurs de plaisanterie facile proclameront le plus beau du recueil, qui agite des « X » pour tout sonnet, le commentaire pour en rendre raison additionne à juste titre les Laurence Sterne, Mallarmé, Voltaire, Balzac, Nodier, Denys Riout, Allais, Daniel Grojnowski, Laforgue, Paul de Rességuier (et non Jules, son père), Charles Cros, Edmond Haraucourt, Corbière, Jarry, Apollinaire, Yves Klein. Mais L. Robert bute sur l’épigraphe au Pseudo-Sonnet plus spécialement truculent et allégorique : « Nargue Legrand-du-Saule et sois un “Grand-du-Cèdre” X. Flumen ». Sans doute s’agit‑il de voir ici paraître déformé le nom de celui qui signe Fulmen Cotton (1826‑1906), cas qui fut notamment considéré par l’aliéniste Legrand du Saule qui le recueillit à Paris un soir de décembre 1885 et l’envoya dans une maison de santé (Jean Séguret, Le Figaro du 12.XII ; P. Bru, Histoire de Bicêtre, 1890, p. 312-317). Ce « fou littéraire », et qui était fier de l’être, auquel André Blavier consacre dans son anthologie un certain nombre de pages, porte pour nom apparent d’état‑civil celui de Xavier Cotton. Son nom d’apparat provient du latin fulmen, -minis, « foudre, tonnerre », et de coton et désigne en chimie unesubstance explosive qu'on obtient par l'action de l'acide nitrique concentré sur du coton cardé blanchi (on l’appelle aussi coton‑poudre). Fourest détonne. X. Cotton, alias Fulmen (et non Flumen), alias Pie X (ça fait pas mal de « X »), est encore évoqué par Émile Laurent dans La Poésie décadente devant la psychiatrie (Paris, Maloine, 1897, p. 39‑48) : « Les aliénés qui se mêlent d’écrire — et il y en a beaucoup — procèdent un peu de la même façon. On dirait qu’ils veulent cacher la pauvreté du fonds sous l’éblouissement de la forme. Il y eut pendant longtemps, dans les asiles de la Seine, un ancien prêtre qui déclarait être Pie X et se vantait d’être le plus grand chimiste de mots du siècle. Voici le début de ce qu’il appelait la :
CONSTITUTION NOUVELLE TRANSFIGURÉE
De Pie X
« Prospérité, liberté, pérégalité !
« Jubileur entiaré ! Sacripant bismarkisard ! Arbitre vaticaniche à morsures pasthorifiques !
Écoute le chant du cygne de ton impavide Redresseur, ton dompté Dompteur, o lion gallophobe ! antéchrist Léon treizième du nom.
« Autre Sanson, nouveau Lamennais, le bon, le meilleur, l’excellent et surexcellent même... D’autant plus que j’ai, moi — Dieu merci — plus de séquestrations à mon actif que de SPOLIATIONS à mon passif. »
10Ce tourbillon suffira, je crois, pour montrer comment Fourest lance des pétards. Au lecteur d’en percevoir les éclats et l’onde de choc, ce que ne cesse de décrire dans son beau livre Laurent Robert, auquel on reprochera tout de même de ne comporter point un toujours utile index (on n’incriminera pas, allez, l’éditeur qui a su publier un tel travail).