Des collaborateurs passés en revue (1890-1940)
1La publication, dans un volume de format poche illustré de figures et de planches, en noir et blanc ou en couleur, des actes du colloque « Face‑à‑face : écrivains, artistes et photographes à l’œuvre dans les périodiques illustrés (1890‑1940) » qui s’est tenu à Lausanne en 2009, enrichit la bibliographie d’un champ de recherche transdisciplinaire qui tente d’évaluer à sa juste mesure le rôle de l’image et des illustrateurs dans l’édition et la presse à l’ère industrielle.
2À bien des égards, Les Périodiques illustrés (1890-1940). Écrivains, artistes et photographes, dirigé par Philippe Kaenel, prolonge la réflexion d’une autre production collective, L’Europe des revues (1880‑1920). Estampes, photographies, illustrations, dirigée par Évanghélia Stead et Hélène Védrine (PUPS, 20081). La publication, cependant, s’attache aux collaborateurs des revues plutôt qu’aux revues elles‑mêmes, comme le laisse deviner son titre. Quant à la métaphore du « face‑à‑face », qui a fait l’unité du colloque, elle rend compte de la dialectique des rapports de pouvoir : au sein des revues illustrées, entre revues illustrées ou entre la revue et le livre, dans un contexte de crise de l'édition.
3Si ces rapports de force témoignent du terrain gagné par l’image au xixe siècle, ils montrent cependant aussi la persistance des hiérarchies traditionnelles entre les arts, dans l’esprit des lecteurs comme des artistes. De ce point de vue, le statut ambigu d’un illustrateur ou d’un photographe de revue renvoie à l’ambiguïté de la publication elle‑même. Mélange de textes et d’images, de satire, d’avant-garde ou de reportage, tantôt populaire et tantôt bibliophilique, « fondamentalement hybride » (p. 1), la revue de la fin du xixe siècle et de la première partie du xxe hésite entre la presse et l’édition et ne choisit pas entre l’art, l’artisanat et l’industrie.
La place de l’image
4Une lettre d’auteur à illustrateur introduit la notion de « face‑à‑face » dans l’avant-propos de Ph. Kaenel. L’écrivain Georges Docquois reproche au dessinateur Steinlen, non sans ménagements, le commentaire ironique qu’il a glissé à son encontre dans une illustration pour le Gil Blas. L’auteur conclut : « Je sais bien qu’en cette affaire vous n’avez apporté que de la malice. Le goût seul a pu m’en paraître discutable. » Steinlen était alors le « dessinateur vedette » du journal : « dans le cas présent », commente Ph. Keanel, « l’écrivain ne pèse pas lourd face à un artiste » (p. 12‑13).
5Cette anecdote rend bien compte de l’importance de l’image dans les réalisations éditoriales de l’entre‑deux‑siècles. Un illustrateur bien choisi peut faire la fortune d’une revue illustrée autant qu’un auteur célèbre. Les efforts de Jules Roques, analysés par Laurent Bihl, pour associer Alfred Willette au Courrier français montrent combien la présence d’une image et d’une signature sont vitales pour la survie d’un titre (p. 25‑27). Dans le même esprit, Luce Abélès signale le rôle des compositions de Steinlen dans le succès de deux éditions du recueil d’Aristide Bruant, Dans la rue, chansons et monologues, et met en évidence la liberté dont le dessinateur dispose vis‑à‑vis du texte, dans la deuxième édition notamment (p. 75).
6Dans certains cas, l’ordre d’importance traditionnel entre texte et image est même inversé, comme le montre l’anecdote, amusante du point de vue de l’histoire de la littérature, que rapporte H. Védrine à propos du poème « Petit air », de Mallarmé, qui fut jugé trop éloigné du dessin de Maurice Neumont qu’il devait décrire et qui pour cette raison ne fut pas publié (p. 139). La réflexion de Laurence Danguy autour de la revue Jugend démontre par ailleurs que la mésaventure du poète symboliste est loin d’être un cas isolé à l’époque et que la « prééminence de l’image » constitue pour certaines revues, quoique le plus souvent implicitement, une véritable ligne éditoriale (p. 110).
7Enfin, parmi l’ensemble des collaborations étudiées, l’entente entre Jean Lorrain et Manuel Orazi ou Henry Bellery‑Desfontaines dans la conception des contes de Princesses d’ivoire et d’ivresse pour la Revue illustrée, évoquée par É. Stead, est exemplaire d’un projet éditorial conçu désormais comme une « pratique artistique polymorphe », à égalité du texte et de l’image et dans le respect d’un certain équilibre sur le plan financier (p. 184). L’exemple de Jean Lorrain confirme ainsi l’analyse qu’H. Védrine retire de son observation des formes successives de la revue L’Épreuve : « la forme idéale de ce que l’on peut nommer “revue illustrée” » dans l’entre‑deux‑siècles « est bien l’immixtion du texte et de l'image » (p. 138).
Conformisme des hiérarchies entre collaborateurs
8On aurait tort, cependant, de penser que l’évolution du statut de l’image au xixe siècle a fait évoluer le statut social des illustrateurs et même les mentalités. Dans son rapport à Jules Roques, Alfred Willette reste un artiste de la bohème devant un gestionnaire : son « face‑à‑face » est une suite de décisions à court terme et si l’artiste paraît avoir bénéficié d’un contrat pour sa collaboration au Courrier français, phénomène assez rare à l’époque, il est maintenu dans un rapport de dépendance à l’égard de son directeur de presse, en raison notamment d’une législation sur les droits d’auteur inexistante. Il faut cependant ajouter que Willette, dans le même temps, reste fidèle au profil des artistes qui font la réputation des cabarets du Chat Noir et de l’Abbaye de Thélème : l’étude de L. Bihl énumère les publications indépendantes qu’il fut incapable de gérer et dans lesquelles il laissa tout son argent, entre autres, Le Pierrot, Le Pied de nez ou Le Passé (p. 44‑47).
9Plus généralement, l’ouvrage dirigé par Ph. Kaenel montre bien qu’il ne convient pas de penser l’évolution du rôle de l’image dans l’entre‑deux‑siècle comme une révolution. Le phénomène reste largement contenu dans le cadre d’une hiérarchie entre les arts particulièrement conformiste. Au sein d’une revue comme Jugend, pourtant engagée, à l’avant‑garde, dans la définition d’un art total, le classement des collaborateurs dans les registres sépare encore les artistes, les caricaturistes et les photographes (p. 103). Une mention spéciale est réservée aux couvertures des revues, probablement parce que ce genre de travail peut être comparé à la peinture. L. Deguy signale également le jugement péjoratif que les artistes portent sur leur collaboration avec Jugend, lorsqu’il leur est donné de se mettre en scène. La participation à la revue est régulièrement désignée comme une entrave à une œuvre plus sérieuse (p. 106), comme si une publication périodique ne devait contenir à leur yeux qu’une réalisation périodique de leur art.
10À ce préjugé plutôt conventionnel s’ajoute un ensemble de facteurs qui ne contribue pas à sortir les périodiques illustrés de l’entre‑deux artistique où ils sont maintenus. Tantôt, la collaboration avec une revue engage l’artiste à se spécialiser dans une veine satirique très liée à l’actualité qui compromet d’emblée ses espoirs de reconnaissance académique. Tantôt, l’artiste brandit lui‑même un étendard qui le porte à préférer la chanson à la poésie et les « kiosques » aux « Salons », à la suite de Forain2. Sauf exception, comme dans le cas de Maurice Mac‑Nab, à qui la publication des Poèmes mobiles, illustrés par lui‑même, conféra une véritable réputation de poète, la production de l’époque, textes et images, tend plutôt vers la chanson populaire et échappe rarement au comique facile (p. 60‑61) ou au sentimentalisme (p. 65).
11Enfin, de tous les collaborateurs d’une revue, le photographe est probablement le plus déconsidéré. En associant à la réflexion deux études sur l’illustration photographique, l’ouvrage dirigé par Ph. Kaenel contextualise les premiers temps difficiles d’un art encore largement amateur et qui évolue dans l’ombre de l’illustration. Les progrès techniques, améliorant la qualité des tirages et la maniabilité des appareils, mais peut‑être surtout la Grande Guerre contribuent cependant à lui donner une légitimité nouvelle. Dans cette perspective, les études de Joëlle Beurier et de Gianni Haver mettent en relief le rôle décisif des soldats dans la réinvention d’une pratique encore largement « textuelle » au début du conflit, notamment chez les photographes officiels (p. 197‑199). J. Beurier signale le rôle moteur des revues illustrées dans cette redéfinition, par la façon dont les concours qu’elles mirent en place engagèrent la pratique photographique sur la voie de l'audace (p. 203) et du sensationnalisme (p. 208).
12Dans le même esprit, G. Haver analyse la façon dont la Grande Guerre a porté le « geste photographique » au centre de l’art et associé la photographie à la notion d’authenticité, dont l’expression était jusqu’alors réservée au dessin et à la peinture (p. 228). L’instantané devient, dans l’entre‑deux‑guerre, la marque de l’authenticité du moment, surtout lorsqu’un regard tourné vers l’objectif trahit la présence du photographe (p. 222‑233). Dans certains cas, c’est l’exhibition du matériel photographique et la présence du photographe dans le cadre qui viennent souligner la vérité de la pose. Très tôt, la mise en abyme devient une composante permanente de la photo de reportage (p. 227). Aujourd’hui, le nombre de photographes présents sur les lieux d’un événement sert encore à évaluer son importance.
13La photographie s’émancipe de la tutelle du dessin et de la peinture en évoluant vers une authenticité instantanée que les deux autres pratiques artistiques ne peuvent pas exprimer. Il convient cependant de remarquer que cette évolution ne modifie pas le statut social du photographe ou la place de la photographie dans la hiérarchie des arts. Parmi les collaborateurs d’une revue illustrée, le photographe reste le dernier de la liste, peut‑être parce qu’aux yeux du plus grand nombre, entre 1890 et 1940, son art reste largement suspect d’universel reportage. De ce point de vue, l’évolution du métier de photographe n’échappe pas à l’ambiguïté qui caractérise le statut des autres illustrateurs.
Autour de la périodicité
14À cette ambiguïté s’ajoute celle des publications elles‑mêmes. Fondamentalement hybride, d’une part, et dépendant, d’autre part, des disponibilités et des tendances du moment, le genre se caractérise par son instabilité, tant sur le plan éditorial que financier. Il n’échappe pas, en d’autres termes, à sa périodicité mais paraît cependant vouloir s’en émanciper avec constance. Une revue illustrée, écrit Ph. Kaenel, « tend “naturellement” vers la forme plus légitime du livre » (p. 19). Dans cet esprit, L. Bilh évoque les tirages de luxe qu’Alfred Willette prévoit pour son Pierrot (p. 38), L. Abélès, la réunion en recueil, par Marcel Legay ou Aristide Bruant, de leurs chansons et É. Stead les expériences de Jean Lorrain en direction du « livre‑objet » (p. 178) ou encore les tirages à part qu’il se faisait faire pour lui‑même et pour offrir à ses amis (p. 183). Ces éditions ou simples tirés à part alimentent un marché le plus souvent bibliophilique qui, à la fin du xixe siècle, s’organise autour de la rareté et privilégie des procédés d’impression non industriels.
15Dans le même temps, une revue illustrée reste par définition un moyen d’assurer la diffusion ou de faire la promotion d’autre chose qu’elle‑même et gagne à être considérée d’abord comme un outil. Dans cet esprit, l’étude d’H. Védrine montre combien les mutations qu’impose Maurice Dumont à L’Épreuve reflètent le renouvellement des avant‑gardes de l’époque : symboliste (au sens large) entre 1893 et 1895 (p. 141), la revue renaît sous le titre Livre d’art en 1896 pour se mettre au service des nabis, côté illustration, et de l’école naturiste, côté littérature (p. 144‑145).
16À bien des égards, une revue illustrée est l’émanation d’une vie littéraire à laquelle elle est d’ailleurs destinée en priorité. Les Périodiques illustrés est une invitation à contextualiser leur lecture, en se penchant sur les conditions de leur production. Chacune des contributions constitue, dans cet esprit, une incitation à étendre le face‑à‑face au plus grand nombre d’acteurs possible : Alfred Willette, Jules Roques mais également Rodolphe Salis ; Jean Lorrain, Orazi, mais également Ludovic Baschet ou Jacques Doucet ; un directeur de presse, un rédacteur, un illustrateur, mais également tous les « lieux de sociabilité » et de « production artistiques : livre, théâtre, galeries d’art, sociétés artistiques et littéraires, dîners, soirées, salons et cafés littéraires » (p. 154), sans oublier les imprimeurs, qui interviennent dans les lignes éditoriales et pèsent sur le rapport qu’entretiennent une image et un texte dans une revue.