Les paroles sorties du silence
1On s’est souvent interrogé sur les contenus des témoignages des rescapés de la Shoah. La riche étude de Philippe Mesnard, Témoignage en résistance publiée en 20071, offrait notamment une belle illustration de ce genre d’analyse. Dans Sortir des camps. Sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible, la sociologue Nathalie Heinich envisage quant à elle, dès son introduction, « La guerre n’est pas finie », les conditions qui ont rendu possible cette émergence des voix ainsi que « les diverses modalités de cette sortie du silence, et leurs répercussions indissociablement éthiques et épistémologiques » (quatrième de couverture). Il ne s’agit pas pour elle de ne prendre en compte que le contenu des témoignages mais de s’interroger aussi sur « les conditions d’existence du témoignage » (p. 9) ainsi que l’avait fait Michael Pollak au milieu des années 80. Mais prendre pour objet d’étude la Shoah, c’est aussi interroger les différents témoins et témoignages, ce qui touche aux problèmes de l’identité, aux frontières entre fiction et diction dans le contenu même de ce qui est rapporté ainsi que les approches méthodologiques adoptées par les chercheurs. C’est sur ces problématiques que se penchent les trois parties de l’ouvrage, intitulées respectivement « L’indicible », « L’imprescriptible » et « L’irréductible ».
L’indicible
2La plupart des études qui portent sur la question de l’identité se basent sur l’histoire d’individus « en rupture avec leur monde habituel » (p. 32). On comprend alors que le témoignage du rescapé, qui a survécu à une expérience extrême, soit particulièrement « révélateur de l’identité, comme image de soi pour soi et pour autrui » (p. 31). Les survivants ont eu, en effet, à affronter plusieurs ruptures avec leurs cadres sociaux traditionnels : séparation d’avec la famille, immersion dans un univers concentrationnaire extrême, confrontation avec différents groupes linguistiques et sociaux à l’intérieur du camp. Si l’on comprend que de telles conditions aient rendu difficile le maintient intact de leur sentiment d’identité, il paraît par conséquent logique que leurs témoignages soient considérés « comme de véritables instruments de reconstruction de l’identité » (p. 34) d’autant plus difficiles à mettre en place qu’à la limite du possible, l’expérience concentrationnaire approche les limites du dicible. Dès lors, « avant même de s’interroger sur les conditions qui rendaient possible la survie, on est en droit de se demander ce qui rend possible le témoignage » (p. 35).
3Ce dernier, nous dit N. Heinich, dépend des « conditions physiques, psychiques et morales du maintien de l’identité » (p. 43) mais aussi des conditions sociales qui ont amené le survivant à le faire, c’est‑à‑dire des « modes de sollicitation » (p. 43). C’est alors l’occasion de distinguer les différentes formes de témoignages et leurs incidences sur les informations transmises et les interprétations qu’ils permettent ou interdisent. La déposition judiciaire d’où est exclue toute émotion, le témoignage historique, les témoignages politiques, « scientifiques » ou personnels sont tour à tour définis. S’ils nous éclairent sur les relations sociales dans les camps et sur « les perceptions et les modalités d’adaptation à cette réalité » (p. 60), ils sont de peu d’utilité quand on s’interroge sur la vie après les camps, d’où le recours aux récits biographiques parmi lesquels la sociologue distingue la forme orale (entretiens) et écrite (autobiographies). Pour cette dernière, les préoccupations des auteurs sont souvent différentes, les récits répondant à une nécessité de fixer les souvenirs, à une volonté de surmonter les traumatismes ou encore de transmettre, à partir d’un parcours singulier, une mémoire collective. Ainsi, parfois, le « moi » des déportés se confond‑il avec un « nous » qui désigne les personnes qui ont partagé cette même expérience.
4N. Heinich revient ensuite sur ce que Bourdieu avait appelé « l’illusion biographique », expression jugée, à juste titre, « indécente » (p. 140) dans le contexte de ces écrits et à laquelle il aurait fallu préférer « travail biographique » (p. 140). Cette expression avait cela de maladroit qu’elle tentait de disqualifier toute approche par les récits de vie, ces derniers devenant des écrits « suspects ». Bien évidemment, il n’est pas question d’être « naïf » devant ces formes de discours mais bien plutôt de s’attacher à rendre signifiant ce qu’ils peuvent parfois avoir d’opaque. En réponse à Bourdieu, la sociologue dénonce donc deux « illusions » dans lesquelles il s’était englué, celle « naturaliste » et celle « explicative » :
Le naïf n’est plus celui qui croirait à l’« objectivité » du récit biographique, comme ne cesse de le marteler Bourdieu ; mais il est celui qui croit, comme Bourdieu, que le locuteur et son interlocuteur prennent ce récit pour la réalité, alors que l’un et l’autre savent bien qu’ils ont affaire à un récit — cette forme particulière de réalité, si riche d’enseignements pour peu qu’on l’écoute vraiment, c’est‑à‑dire pour elle même en tant qu’elle vise, avec ses moyens propres, son référent, et non pour ce référent lui‑même. (p.138)
5Cette problématique de « l’illusion biographique » débouche ensuite sur la question générique qui place « le témoignage, entre autobiographie et roman » et interroge « la place de la fiction dans les récits de déportation » (p. 143). La fiction peut ainsi être considérée comme ce qui entame la crédibilité du récit ou comme ce « qui rend ce discours possible » (p. 146) car parfois, dans certaines situations, seul le roman peut exprimer « non seulement dans son contenu mais par sa forme même, ce qui sinon ne nous serait accessible qu’à travers le silence » (p. 163).
L’imprescriptible
6Cette deuxième partie n’est constituée que d’un seul chapitre intitulé « Sortir du silence : justice ou pardon ? ». N. Heinich revient ici sur les propos de Jacques Chirac qui reconnut, en 1995, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel’d’hiv, la responsabilité de l’État français dans les crimes de Vichy, là où François Mitterrand avait toujours refusé de reconnaître cette même responsabilité, suscitant l’indignation des représentants de la communauté juive. Les nombreuses polémiques entre les différents partis politiques mais parfois aussi en leur sein reposaient sur l’idée qui avait été celle de de Gaulle que « Vichy n’était pas la France ». Fallait‑il donc dénoncer la responsabilité du régime de Vichy ou reconnaître celle de la France ? Plus que de sémantique ou de rhétorique, ces questions révèlent, nous dit la sociologue, « des conceptions divergentes du pouvoir et de la représentation politique, et notamment de la différence qu’il convient ou non de faire entre des notions telle que nation (française), le régime (républicain), l’État (français), le gouvernement (de la France) » (p. 185). À cette ligne de fracture politique s’en ajoute une autre d’ordre temporelle, opposant ceux qui jugent la chose « en fonction du passé, et ceux qui la jugent en fonction du présent » (p. 186). Au delà de ces questions, c’est le mot d’« imprescriptible » — qu’avait employé Jacques Chirac — que regrette N. Heinich puisque, désormais, on considère que les crimes n’ont plus été perpétrés par des individus condamnables mais par une communauté. Ainsi « le besoin de réparation n’est plus fixé sur des individus clairement désignés pour leur responsabilité […], mais il est relancé dans le cycle infini de la dette et du ressentiment. » (p.191)
L’irréductible
7Le chapitre six évoque le « tournant axiologique » emprunté par Tzvetan Todorov au début des années 80. Lui qui s’illustra dans le formalisme le plus rigoureux amorce avec La Conquête de l’Amérique (1982) un revirement vers le continent des valeurs qui avait été exclu de la plus grande partie de ses travaux. Ce virage s’amplifia avec Face à l’extrême où le théoricien devient « une sorte de militant de l’humanisme » (p. 207) qui propose une sociologie de la morale des camps où se mêlent le « détachement du regard » et « l’implication affective avec son objet » qui fait « les recherches qui comptent » (p. 204).
8Enfin, N. Heinich finit par souligner le caractère irréductible de cette littérature testimoniale qui ne s’apparente à aucune autre : ni autobiographies, ni essais, ni romans, nous dit‑elle, « les récits de la Seconde Guerre mondiale tiennent désormais une place à part dans [s]a bibliothèque, comme dans [s]a mémoire » (p. 214).
9Cet essai vient interroger de manière très pertinente ce qui rarement l’a été : non pas les conditions de survie dans les camps de concentration et d’extermination mais les conditions qui ont rendu possible l’émergence d’une parole au milieu du silence. Les différentes modalités d’approche de cette littérature testimoniale font l’objet d’un questionnement rigoureux qui soulève des problématiques éthiques et épistémologiques tout en réaffirmant l’importance de ces textes dont chacun porte la voix « d’un cadavre remonté de l’oubli » (p. 7).