Si le roman m’était conté
1Trente ou quarante ans après la vague de fond des narratologies structurales, quinze ans après son étiage et le début du déplacement, maintenant poussé à l’extrême, des approches du récit vers l’axe de la fictionnalité, cet ouvrage de grande envergure qui affiche des ambitions depuis longtemps oubliées, au moins dans le monde francophone, a tout en principe pour susciter l’intérêt et retenir l’attention des chercheurs et des étudiants humanistes d’un certain niveau. S’il ne tient pas complètement les promesses de son titre, sa lecture n’en est pas moins, dans l’ensemble, stimulante, et les quelques déceptions que l’on ne peut s’empêcher d’éprouver devraient en fin de compte susciter des vocations critiques et réparatrices plutôt que condamner l’entreprise dans son principe.
2La matière est d’ailleurs trop abondante pour permettre à la recension d’entrer dans le détail des options adoptées par les auteurs ou dans celui de leurs analyses et de l’exemplification des thèses soutenues. Nous ne retiendrons donc, pour articuler notre propos, qu’un petit nombre de caractéristiques instructives, et parfois intrigantes, d’Homo fabulator.
3À tort ou à raison, certains lecteurs se sentiront floués, mais on ne peut, en tous cas, manquer d’être surpris par le décalage entre l’universalité, la transhistoricité et la variété réaffirmées des conduites de récit et des inscriptions de récits, d’une part, et, d’autre part, la sévère restriction de champ du livre de Jean Molino au seul genre « roman » en ce qui concerne le corpus de référence. Rien, en effet, du titre de l’ouvrage, ni de ceux de l’introduction (« Pour une théorie générale du récit ») et du premier chapitre (« Qu’est-ce qu’un récit ? Une perspective anthropologique »), ni même de l’objet apparent des premières pages du livre, n’annonce ce que les deux seules parties de la bibliographie (respectivement, « Éditions des œuvres romanesques citées » et « Ouvrages critiques et théoriques ») révèle assez crûment dès que l’on se tourne vers cette liste d’ingrédients essentielle à toute cuisine du savoir. Or, mises à part quelques considérations occasionnelles sur le conte ou l’épopée orale, sur l’histoire, la tragédie ou l’ « influence du lyrique » sur la représentation de la conscience, et quelques exemples textuels malaisément situés entre les genres du conte, de la nouvelle ou du fait divers, et le roman, c’est bien ce dernier, et vu comme « œuvre littéraire », qui occupe tout le devant de la scène, au point d’occulter la plupart des autres manifestations du récit.
4La synecdoque du « roman » pour le « récit » est si poussée qu’on risque d’y voir la partie littéralement en lieu et place du tout plutôt qu’une représentation du tout du récit par une partie exemplaire des objets qu’il suscite. Quand ni le cinéma, ni la performance théâtrale et chorégraphique, ni la musique à programme, ni la peinture et la sculpture narratives ne sont évoqués, pourquoi rappeler que le récit « désigne d’abord l’ensemble des mots, des images ou des gestes qui représentent une série d’événements, réels ou imaginaires » ? (21) Quand les actualisations orales profondément différentes du récit (selon que l’énonciation en est monologique, dialogique ou chorale, selon la mesure dans laquelle la verbalisation est improvisée ou mémorisée, etc.) ne sont mêmes pas envisagées, pourquoi cet incipit : « Le récit parlé ou écrit est partout, non seulement dans la littérature mais aussi dans notre existence quotidienne » ? (9) En fait, le principal perdant, dans cette affaire, n’est sans doute pas le « récit oral » ou le « récit non littéraire » ou le récit non verbal, ou le récit multimédia, quoi que recouvrent ces catégories qui gagneraient d’ailleurs à être définies autrement que par opposition au modèle de l’écrit esthétisé : le grand perdant est l’étude du récit « littéraire » écrit lui-même, si, comme le reconnaissent les auteurs, « il est impossible d’envisager le récit littéraire en l’isolant des autres formes de récit. » (17) Certes, « la littérature » est aujourd’hui « obligée, sinon d’intégrer, du moins d’accepter à ses côtés les textes mythiques et historiques, l’ensemble des littératures d’en bas [...] ainsi que les conduites naturelles de récit [...] » (ibid.), mais cela, même si c’était vrai d’ici et de maintenant plutôt que d’autres temps et d’autres lieux, n’est pas l’argument le plus important contre une synecdoque totalisante et une focalisation qui isole « la littérature » et « le roman ». Tout au contraire, les contorsions auxquelles leur distinction, au sens bourdieusien, oblige « la littérature » et « le roman », ne sauraient se comprendre hors du différentiel avec d’autres formes du récit et, en vérité, hors d’un jeu de résistance et de cache-cache avec le récit lui-même dont témoigne toute l’histoire du roman.
5Qu’est-ce qui motive et justifie ou excuse donc aux yeux des auteurs la synecdoque litigieuse ? J’avancerai deux hypothèses. D’un côté, dès lors que l’on veut se déprendre des rigueurs de la sémiologie, et de la sémiolinguistique en particulier, dès lors que l’on veut aussi se débarrasser du présupposé anti-esthétique de la sociocritique et des études culturelles, il faudrait la plus grande vigilance pour surmonter le risque d’un retour à une hiérarchie faisant, par défaut, de la littérature et de son genre régnant le sommet le plus complexe et le plus raffiné des arts de représentation. Point n’est besoin de dire qu’on se place au point de vue de la littérature pour parler des façons du monde, il suffit de rappeler en passant que le reste du monde a aussi droit de cité, ailleurs qu’en littérature. De l’autre côté, il y a la vieille idée, d’abord dévalorisante, puis provocatrice et avant-gardiste, enfin réchauffée à la sauce post-moderne, de la non-généricité du roman ou, si l’on veut, de l’éclatement, de la dissolution et de la fusion des genres dont le roman témoignerait de façon éclatante, classe unique et démocratique d’une société (littéraire) sans genres. Mais, dans cette mesure, la dimension narrative du roman tend à se perdre et, par conséquent, cette représentativité au regard du récit en général sans laquelle la synecdoque mentionnée tombe de son propre poids.
6La faille épistémologique dans laquelle la validité scientifique et philosophique de l’ouvrage menace quelquefois de sombrer ne saurait faire l’objet d’un procès d’intention. Elle doit nous alerter aux risques que nous font courir nos bonnes intentions, notre souhait d’une largeur de vues anthropologique, si nous ne nous dotons pas des moyens d’une authentique transdisciplinarité. La « perspective anthropologique » adoptée comme règle de vie par nos auteurs témoigne effectivement de leurs bonnes intentions autant qu’elle fait les frais de leur timidité méthodologique.
7Le projet d’une anthropologie narrative s’appuie d’abord sur l’idée de l’universalité des conduites de récit, quelle que soit leur presque infinie diversité. Mais elle joue aussi avec l’idée des conduites de récit comme trait définitionnel nécessaire de l’humain. Vu sous cet angle, l’homo fabulator ne désignerait plus seulement (comme homo œconomicus ou homo æstheticus) un aspect comportemental parmi d’autres de l’être humain mais son aspect constitutif essentiel, ce qui donnerait à l’expression homo fabulator une portée notionnelle du même ordre qu’homo faber ou homo sapiens. C’est quasiment faire du récit le père de l’homme. On devra prendre garde que le père ne renie pas le fils.
8La « perspective anthropologique », affirmée dès le premier chapitre, emporte un certain nombre de conséquences méthodologiques et philosophiques, même si, comme on l’a vu, elle ne permet pas de surmonter cette pulsion qui meut les critiques contemporains, de mettre le roman au centre de tout. Je distinguerai plusieurs manifestations concrètes de l’aspiration anthropologique :
9— La planétarité des modes du roman pris en compte, surtout en ce qui concerne ses naissances, se traduit par un refus proclamé de l’européocentrisme et une louable attention portée à divers orients —arabe, persan, indien, chinois et japonais— ou aux sagas islandaises. Il est ainsi fort heureux que les voies du réalisme soient, contrairement au préjugé courant, dissociées du seul avènement des sociétés bourgeoises modernes. Mais, conformément aux mœurs dominantes du comparatisme français, on se limite au continent eurasiatique et il ne s’agit le plus souvent que de brèves mentions pour mémoire qui nous laissent sur notre faim. En outre, alors que l’exemplification occidentale court de l’Antiquité à nos jours, avec une forte concentration sur les XIXe et XXe siècles, la présence des Orients se limite à des périodes anciennes. Pourquoi ? Le lecteur inquiet peut se demander si l’on doit comprendre à ce silence que les naissances spécifiques du récit réaliste dans ces aires culturelles n’ont pas porté de fruits tardifs, ou bien si le contact et la domination occidentales ont eu pour effet d’étouffer toute différence, de sorte que des échantillons de roman occidental valent désormais pour tout ce qui se fait de par le monde. La bibliographie révèle un centre de gravité immuable : elle nous propose, si j’ai bien compté, 54 œuvres de langue française, 21 de langue anglaise —toutes en provenance des îles britanniques ou des États-Unis—, contre seulement 15 pour les autres langues du monde, surtout européennes, et aucune minoritaire...
10— Une très large couverture historique tentant d’intégrer le roman hellénistique et le roman médiéval (Chrétien de Troyes) aussi bien que la SF et la métafiction les plus contemporaines. On appréciera que le Nouveau Roman n’ait pas, ici, sombré dans l’oubli. Cependant le poids du XIXe siècle, surtout français, reste plus que disproportionné, écrasant : Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant sont une fois de plus mis à contribution, peut-être pour le bénéfice d’un public de jeunes étudiants dont ce sont les seules lectures acquises ? Élargiront-ils ou déplaceront-ils un jour le cercle, si on les conforte pareillement dans ce travers canonique ?
11Quoi qu’il en soit, l’ouvrage a le grand mérite de ne pas confondre l’universalité anthropologique du récit avec un statisme de ses modalités et de ses fonctions. Les auteurs, au moment de consacrer un dernier chapitre à « une esquisse d’histoire universelle du récit » savent que « la tentative est évidemment risquée » et que « la vue cavalière [...] ne peut qu’attirer les critiques de tous les spécialistes » (315), mais ils ont doublement raison de ne pas se laisser impressionner par l’anticipation de telles objections sourcilleuses et de ne pas céder à la facilité du schéma simpliste et téléologique dont ils évoquent le spectre. En soulignant que l’évolution n’est ni unilinéaire ni continue, qu’elle est « un processus constructif, dans lequel s’ouvrent à chaque instant de nouvelles possibilités et qui n’a ni étapes nécessaires ni aboutissement définitif » (316) , ils se rallient du même coup au relativisme métahistorien, dont ils nous font découvrir, en citant Pierre Janet (« L’événement, c’est ce qu’on raconte, tout simplement ») (317), qu’il a, dans d’autres secteurs des sciences humaines, une longue tradition derrière lui.
12On regrettera néanmoins que ce projet d’histoire continue de se fonder sur quelques grandes oppositions un peu réductrices, comme une division entre « deux modes fondamentaux de connaissance et d’organisation du monde, [...] le mode paradigmatique ou logico-scientifique [...] [et] le mode narratif, qui s’intéresse non au monde des objets mais au monde social, aux individus et à leurs relations » (ibid.), ou bien la « rupture essentielle » (323) marquée par l’apparition de l’écriture. La première dichotomie fait inopportunément peu de cas de la connaissance esthétique, elle manque à s’interroger sur le statut symbolique des objets et projette sur toute société une notion de relations interindividuelles implicitement empruntée à une conscience censément immédiate de soi que seuls certains états de culture historiquement très circonscrits peuvent rendre opérante. La seconde confond trop vite mémoire et enregistrement et sous-estime tant la résistance et l’adaptabilité de l’oralité dans les cultures de l’écrit que la grande variabilité du rôle de l’écrit et de l’oral dans les pratiques narratives selon la configuration de l’ensemble des véhicules de communication dans un état de société donné.
13— Troisième volet, assez attendu, du cadrage anthropologique, l’importance accordée au rôle des récits dans la formation des sujets et des groupes, et vice versa. On retrouve alors l’influence d’un certain cognitivisme, des théories de Daniel C. Dennett, et l’appel à des sociologies et sociolinguistiques souvent guettées par des raisonnements circulaires. Il ne s’agit pas de nier l’apport d’observations et d’hypothèses qui nous éveillent aux enjeux les plus vitaux des pratiques du récit, mais, outre que l’analogie phylo-/ontogénétique menace inévitablement l’historisation de ces approches, il aurait sans doute convenu de faire un partage plus net entre des universaux sémiologiques (tels que prédicats de changement vs. prédicats d’état, prédicats narratifs transactifs ou à double procès vs. prédicats non transactifs ou à simple procès) et l’infinie variabilité des modes de représentation. Car, on va le voir, nos auteurs restent un peu trop lourdement tributaires d’une Poétique d’Aristote largement extrapolée et prise comme modèle anthropologique absolument général pour ne pas perdre de vue assez souvent ce qu’il y a d’anthropologiquement significatif dans l’exercice sémiotiquement distinct de la communication narrative.
14Quand Aristote dit que « ceux qui représentent représentent des êtres agissants », il est clair pour tout le monde, dont nos auteurs, que « ceux qui représentent » doit être compris contextuellement comme « les poètes » ou, si l’on veut aujourd’hui « les écrivains ». Et certes, les écrivains, surtout s’ils sont désormais majoritairement (vus comme) romanciers « met[tent] en scène des personnages et une histoire, c’est-à-dire des êtres et des actions. » (22) Mais est-ce à dire que tout récit a besoin d’ « êtres » ou, a fortiori, de personnages pour se qualifier comme tel ? La dérive anthropomorphique se concrétise dans le chapitre V consacré aux personnages : « Bien que les personnages du récit soient extrêmement variés —hommes, animaux, dieux et toutes sortes d’êtres légendaires ou inventés—, ils ont en commun d’être plus ou moins semblables à des hommes et surtout de constituer des centres d’action analogues. » (175) Nulle part n’est envisagée la possibilité d’un récit de phénomènes naturels (dont les sujets sont des forces physiques, des produits chimiques, ou du vivant non conscient) ou celle d’un récit d’abstraits, possibilités cependant parfaitement documentées dans les littératures scientifique et technologique, philosophique, juridique, etc. Dans la fiction littéraire elle-même, le jeu tendu, voire agonique, de tels récits avec les récits à personnages humains ou anthropomorphiques est une pièce essentielle de plusieurs dispositifs de représentation, du réalisme à l’absurde et au fantastique, faute de quoi nous demeurerions perpétuellement dans un univers mythique, où il y a la main de Dieu ou d’un dieu derrière chaque événement, et faute de quoi aussi les figures du destin elles-mêmes ne seraient jamais aussi inquiétantes, puisque c’est leur radicale irréductibilité à l’humain qui est le fondement même du tragique. (J’écris au lendemain du tsunami de l’Océan indien, j’écoute les récits des survivants.)
15L’abusive extension transhistorique et transdiscursive de l’axiome aristotélicien a pour seconde conséquence fâcheuse de justifier, voire de renforcer l’ancillarité de la description par rapport au récit. Tout en reconnaissant fort heureusement que « les descriptions peuvent constituer à elles seules des genres autonomes sans contenu narratif » (289), les auteurs s’empressent d’ajouter que « dans le récit, en revanche, la description, même si elle occupe une place importante, n’a en général qu’un rôle subordonné [...] » (ibid.) car « les descriptions [...] ont une fonction fondamentale : elles évoquent le cadre dans lequel prennent place les actions humaines. » (290) Or, d’abord, il y a de la tautologie dans ces énoncés : si l’on parle de description dans le récit, on en fait nécessairement quelque chose d’accessoire et d’incident, tandis qu’il ne manque pas d’exemples, littéraires et non littéraires (guides touristiques), de récits dans les descriptions, sous la forme typique, entre autres, des « arbres plusieurs fois centenaires qui avaient prêté leur ombre aux amours de X et Y » ou des « hautes murailles intactes de la ville de Z qui ont été témoin de la défaite de l’Empereur». Il n’y a pas qu’une seule philosophie qui postule à la présidence des actes de représentation : à côté de la thèse aristotélicienne qui thématise primordialement l’action humaine, une autre vision du monde existe qui fait d’abord du monde un catalogue d’étants sur lesquels l’espèce humaine (l’un de ces étants) n’a qu’une prise minime ou nulle. Dès les origines de la littérature, L’Épopée de Gilgamesh montre à quel point tout grand récit de la condition humaine met inévitablement en scène l’affrontement, à travers le narratif et le descriptif, de ces deux visions.
16Si Homo fabulator nous offre, sous la forme de chapitres entiers, de bonnes synthèses, classiques dans l’ensemble, mais avec quelques notations originales, sur « la représentation de la parole », « la représentation de la pensée », et « le temps dans le récit », il est peut-être dommage que cette « représentation », traduisant la mimèsis aristotélicienne, tire constamment le sens et la signifiance narratives du côté de la poétique, de la production du texte et des directives textuelles, en laissant un rôle bien mince à la collaboration lectorale et encore moins de jeu aux détournements lectoraux qui permettent la différance caractéristique du système littéraire et la survie métamorphique caractéristique de l’histoire littéraire. Les aperçus très justes et intéressants qui nous sont proposés, par exemple, p. 234-237, au sujet du monologue et de son évolution vers l’intériorité à partir du soliloque ou monologue « extérieur » (chez Chrétien) et d’une présentation presque dramatique encore dans La Princesse de Clèves, gagneraient à être interprétés sous l’angle des positions respectives des acteurs de la communication littéraire. Le monologue dramatique suppose soit un récepteur témoin (à l’écoute des signes de la pensée qui ont franchi, volontairement ou non, la barrière du silence, de la réserve ou de la raison) , soit un récepteur-acteur qui s’écoute verbaliser cette pensée. Dans les deux cas, le récit de pensée est actualisé par le récepteur comme appartenant a priori à un seul sujet à la fois, dont les frontières sont bien définies. Le monologue intérieur, du point de vue de son actualisation lectorale, n’est pas plus intérieur à un sujet quelconque, il occupe un entre-deux qui, entre abandon et réticence, n’est ni silence ni parole, ni pleinement d’un sujet autre ni complètement assumable par moi-même ; c’est le mode d’actualisation lectorale, la difficulté ou l’incertitude de cette mimèsis seconde, qui rend poreuses les frontières du sujet, comme dans la sous-conversation sarrautienne.
17Nous sommes reconduits par ce biais à la « fonction fabulatrice » dont l’exploration constitue le noyau dur de l’ouvrage. Les fondations d’une théorie de cette fonction sont posées à la fin du chapitre 1 ; d’abord par une citation de Bergson, à qui l’on doit cette terminologie : « une faculté de l’esprit bien définie, celle de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l’histoire, » (47), perspective qu’il convient, nous dit-on, d’élargir « en considérant cette faculté comme neutre par rapport à soi et aux autres, par rapport au réel et à la fiction. » (ibid.) ; ensuite, en la faisant coïncider commodément avec la mimèsis aristotélicienne : « la capacité qui nous permet de représenter, par le geste ou la parole, des personnages agissants [...] » (ibid.) D’où il résulte rapidement que « C’est la fonction fabulatrice qui est à la racine de notre identité personnelle : nous sommes ce que nous racontons. » (48) Ce « nous sommes » est-il ironique ou, sinon, n’est-il pas un peu problématique ? L’action apparaît ici hypostasiée, voire réifiée ; le récit se tasse dans un être sédimentaire ; il n’aurait même littéralement pas d’autre fin, à aucun sens du terme, et il perdrait par là-même toute sa puissance formatrice et jouissive de simulateur d’action. D’autre part, si l’on assigne aussitôt l‘exercice de la fonction fabulatrice au narrateur, la façon dont elle est assumée par le récepteur (lecteur, auditeur ou spectateur) ne nous est pas révélée : le récepteur est-il donc obligé de s’identifier au narrateur ? Et comment peut-il en même temps entretenir son désir au moyen du suspense (du délai à résoudre l’énigme), écouter l’autre en tant qu’autre, et encore ressentir empathiquement avec tel ou tel personnage ? Je ne doute pas que la tâche du lecteur soit en effet aussi complexe, ni qu’il s’en acquitte fort bien en général. Mais j’aimerais avoir une idée de ce qu’il reçoit en échange, d’autre que la satisfaction douteuse et toute moderne d’être « soi-même » (un tas d’histoires). La réponse est, me semble-t-il, en pointillé, dans la « neutralité » suggérée de la fonction fabulatrice, laquelle ressemble étrangement à celle de l’exercice rhétorique, et je tiens que c’est la reconnaissance du travail rhétorique et la reconnaissance due pour son apprentissage qui entraînent la persuasion. Malgré quelques efforts en ce sens que je n’aurai pas la vanité de rappeler, c’est encore une rhétorique de la communication narrative qui continue de nous manquer le plus pour élaborer une théorie générale du récit et développer des moyens d’analyse plus solides.
18Haroun, le jeune héros de Salman Rushdie, s’en sort plutôt bien en démontrant (en racontant) combien c’est difficile et périlleux, et que les obstacles à la connaissance du récit sont les mêmes qui étouffent le récit dans sa diversité. Je serais bien mal placé pour en tirer argument contre une entreprise assez audacieuse de narratologie générale comme celle d’Homo fabulator. D’autre part, malgré quelques choix terminologiques malheureux, comme celui de « situations narratives » pour les positions énonciatives narrationnelles, et quelques pesanteurs un peu scolaires, comme en ce qui concerne les différentes modalités de « représentation de la parole » (temps verbaux et personnes pronominales du style direct, du style indirect et du style indirect libre), Homo fabulator recèle, dans un ordre assez logique, beaucoup de ressources descriptives, analytiques, voire herméneutiques, souvent dispersées dans les travaux français sur ce sujet et qu’il peut être utile aux étudiants de trouver dans un même volume d’une lecture dans l’ensemble aisée (en attendant une version française du Dicionário de Narratologia de Carlos Reis).
19Certes, il y a quelques gros trous bibliographiques difficilement explicables, et quelques ostracismes bizarres (Freud) que l’on peut voir comme autant de tourbillons et d’écueils. Mais ils sont aisément repérables, donc évitables pour le lecteur averti. On aurait seulement aimé que la « représentation des êtres agissants » n’occulte pas à tel point le dire du changement de toutes choses et que les réductions de champ successives du récit au roman, et du roman au roman réaliste des XIXe et XXe siècles français et anglais, n’aboutissent pas, de façon inattendue, à appauvrir l’étude de ceux-ci, qui, eux, naviguent de façon parfois si étourdissante, entre tant de modalités du récit, qu’ils en acquièrent la cohérence des nœuds les plus emmêlés, les plus semblables à ceux du réel. Ou encore que des phénomènes formels aussi révélateurs que la narration en vers (et en rimes) ne soient pas complètement escamotés. Ce Vendée-récit n’a hélas pas embarqué tout l’équipement nécessaire et la coque de la théorie s’est trouvée sévèrement gauchie dès les premières passes dangereuses. Il reste de la place pour de nouveaux capitaines. Saluons tout de même le courage de ceux qui n’ont pu boucler le périple.