Le livre des livres ou l’inventaire de la bibliothèque de Saint-Simon
1De l’enquête de Daniel Mornet (1878‑1954), « Les enseignements des bibliothèques privées (1750‑1780) », publiée en 1910 dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France1, aux travaux novateurs d’Henri‑Jean Martin2, l’historiographie des bibliothèques a connu de profondes mutations. En effet, les progrès enregistrés par l’histoire du livre, une nouvelle discipline, avaient engendré une épistémologie en rupture avec celle qui sous‑tendait les publications du xixe siècle3. Les bibliothèques privées, lieux de sociabilité et de productions intellectuelles, recèlent des informations concernant la pratique de la lecture et la diffusion du savoir au sein de la République des Lettres. Souvent dispersées après le décès de leurs propriétaires, les bibliothèques des célèbres savants et auteurs de l’époque des Lumières étaient convoitées par les collectionneurs. Fait exceptionnel, la bibliothèque de Voltaire4, acquise par Catherine II, impératrice de Russie, a été conservée. Celles de Saint‑Simon et Montesquieu5, quoique limitées aux inventaires des notaires, constituent des exemples rares.
Listes de livres
2Le nombre des travaux sur les bibliothèques privées appartenant aux auteurs du siècle de Louis XIV comme celui des Lumières est à la fois faible et embryonnaire : une situation qui s’explique essentiellement par le manque de sources d’information (livres et inventaires). Aussi la Bibliothèque du duc deSaint‑Simon offre de nouveaux matériaux d’investigation. Son étude est susceptible d’apporter des éclairages neufs sur la pensée du mémorialiste, ainsi que sur sa pratique de la lecture. Établi par Rombault Davidts, le Catalogue des livres de feu M. le duc de Saint‑Simon, dont lavente se fera en détail lundi 11 août 1755 et jours suivants, rue de Grenelle, vis‑à‑vis del’abbaye de Pantemont est un inventaire conséquent qui comprend 1 099 notices bibliographiques (p. 12). Il est baptisé par Philippe Hourcade la « Liste des imprimées-E ». Mais ce catalogue ne forme pas l’unique inventaire des livres de Saint-Simon6 :
Cinq inventaires de biens appartenant ou ayant appartenu au duc de Saint‑Simon, dressés par des études notariales, nous sont connus, qui contiennent chacun une liste de livres. Doit leur être joint un catalogue, édité par le Parisien Rombald en vue d’une vente fixée au 11 août 1755 et jours suivants. Il en résulte six listes, dont les dates s’échelonnent de 1693 à 1756. Les voici reproduites dans leur ordre chronologique d’établissement, et alphabétisées de A à F, à l’intérieur desquelles les items (ou entrées) sont exposés selon leur rang d’origine, chacun affecté d’une numérotation suivie. (p. 7)
3Le choix chronologique pour l’édition des différents inventaires paraît ici à la fois logique et pratique (p. 14). Mais au‑delà de la présentation de la Bibliothèque du duc deSaint‑Simon, c’est‑à‑dire du classement des listes ou catalogues, cet ouvrage réunit pour la première fois l’ensemble des inventaires des livres du célèbre mémorialiste. De ces documents notariés et imprimés émerge une nouvelle figure peu connue, celle de Saint‑Simon lecteur. En effet, nous découvrons au fil des notices des inventaires et des notes manuscrites conservés dans sa bibliothèque non seulement la fabrique des Mémoires, mais aussi le paysage livresque de son cabinet de travail. L’observateur de la politique royale ne se contentait pas d’informations factuelles7, il étudiait de près le fonctionnement du pouvoir monarchique dans la longue durée. Féru de disciplines historiques (E 502 : Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles de Louis‑Sébastien Le Nain de Tillemont, 1693‑1712, 16 vol. in‑4°), Saint‑Simon possédait dans son imposante bibliothèque privée, située rue Saint‑Dominique8, une somme d’ouvrages savants traitant des différents règnes : de François Ier (E 680)9 à Louis XIV (E 769) en passant par Henri III (E 702)10 et Louis IX (E 660)11, l’érudition du mémorialiste est d’une envergure exceptionnelle. Il suffit pour cela de parcourir la longue liste des dictionnaires12 : Louis Moreri (E 1055), Antoine Furetière (E 331), César‑Pierre Richelet (E 330), Antoine‑Auguste Bruzen de La Martinière (E 442), Thomas Corneille (E 167), Pierre Bayle (E 1054), la seconde édition du Dictionnaire de l’Académie française (E 332), Charles Perrault (E 1045)…, autant de volumes in-folio, autant de sources érudites fort appréciées dans l’Europe savante. Quant à la Bibliothèque historique de la France, contenant le catalogue des ouvrages, tant imprimés que manuscrits, qui traitent de l’histoire de ce royaume ou qui y ait rapport, avec des notes critiques et historiques13(E 845, 1 vol. in-fol°) de l’oratorien Jacques Le Long, elle suggère une méthodologie de travail raisonnée. Saint‑Simon puisait ses informations dans les meilleures références bibliographiques. Par ailleurs, ces inventaires ou catalogues de livres (1 651 notices) n’offrent qu’une image partielle et incomplète de la bibliothèque réelle de Saint‑Simon14 :
Voici un léger échantillon des quelque 4 080 ouvrages qui ont composé la bibliothèque, plus éclectique qu’on ne s’y attendrait, du duc de Saint‑Simon. Lorsque le catalogue en fut dressé pour la vente après décès qui eut lieu six mois après la mort du duc, près de 3 000 livres en avaient déjà disparu. Ce précieux document ne recense donc que 1 084 livres, représentant 3 448 volumes. Il reste un témoignage irremplaçable des sources d’information, des lectures et des goûts de l’auteur des Mémoires. […] Quoi qu’il en soit cet inventaire prouve bien que Saint‑Simon, qu’on représente souvent comme un homme du xviiie siècle, s’était vivement intéressé aux nouveautés du siècle des Lumières.
4Assurément, les sources divergent concernant le nombre exact des volumes contenus dans la bibliothèque du célèbre mémorialiste. Ses curiosités intellectuelles si variées, le situaient dans le siècle de Voltaire (E 931 : Histoire de CharlesXII) et Montesquieu (E 142 : De l’Esprit des lois, Genève, Fabri et Barillot, 1748, 2 vol. in-4°), et celui de Boileau († 1711). Maupertuis (E 205), Locke (E 190), Jurieu (D 232 : L’Esprit de Monsieur Arnaud)15, Nicolas Fontaine (E 555bis : Mémoires pour servir à l’histoire dePort‑Royal), Fénelon (E 384), Jérôme Besoigne (E 551 : Histoire de l’abbaye de Port‑Royal, 1752), Courtilz de Sandras (E 888 : Histoire de la guerre de Hollande)16, l’abbé Prévost (E 1029 : Le Pour etle contre, ouvrage périodique d’un goût nouveau, dans lequel on s’explique librement surtout ce qui peut intéresser la curiosité du public, en matière de sciences, d’arts,…), les nourritures intellectuelles de Saint‑Simon sont fines et bien choisies.
5Ph. Hourcade se contente, dans sa courte Introduction (p. 7‑15) de la Bibliothèque du duc deSaint‑Simon, d’une brève présentation les différents inventaires ou catalogues de livres et manuscrits, une méthode empiriste. Conçue comme un instrument bibliographique, l’intérêt de cette Bibliothèque réside aussi dans les différents index (noms d’auteurs, éditeurs, traducteurs, illustrateurs et titres d’ouvrages, p. 255‑297), qui en facilitent la consultation. Outre le constat de quelques lacunes (p. 257 : « Brossette, Claude », au lieu de « Brossette, Nicolas » ; E 472 : « G. Cavelier », au lieu de « G. Cavalier » (aussi C 2) ; E 37 : Histoire critique dutexte du Nouveau Testament de Richard Simon), il convient de souligner un oubli majeur : l’indexation des libraires. J.‑B. Coignard (E 657), S. Mabre‑Cramoisy (E 582), F. Didot (E 603), H. Schelte (E 928), É. Ganeau (E 740), Fabri et Barillot (E 359), D. Thierry (E 336), R. Davidts (E 432), la liste des libraires français et européens fort longue apporte au lecteur un large panorama, concernant la richesse de la bibliothèque du mémorialiste. Cependant, l’établissement de cet index pose l’épineuse question des fausses adresses (E 1038 : la Bibliothèque critique de Richard Simon, « Bâle, chez Christian Wackerman » est une adresse fictive)17. De l’humanisme aux Lumières, de l’Apparition du livre (publié par H.‑J. Martin et L. Febvre)18 à l’Encyclopédie (D 251 : Défense de l’Esprit des lois, 1750), les libraires avaient joué un rôle prépondérant dans l’évolution des mentalités en Europe.
Le libraire Davidts
6La vente des livres de Saint‑Simon a débuté pendant l’été 1755. Il s’agit d’un catalogue (95 p. in-8°) imprimé par le libraire parisien Rombault Davidts († 1777)19. On y découvre de riches collections (E 11 : A. Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancienet du Nouveau Testament, 1797‑1716, 23 vol. in-4°), des éditions rares du libraire Elzevier (E 950, La Haye, 1599, in-fol°20 ; E 597, E 953 ; E 318), de luxueuses reliures en maroquin rouge (E 790, E 870) et noir (E 22), ou veau fauve (E 360), des livres enluminés (E 794 : LeSacre de Louis XV roi de France, dans l’Église de Reims, le dimanche 25 octobre 1722, s.l.n.d. [sans lieu ni date], (1722 ?)21, grand in-fol°, relié en maroquin bleu dentelles ; E 972, E 974), des livres dorés sur tranche (E 536, E 1003).
7Théologie, écriture sainte, histoire, jurisprudence, philosophie, sciences, mathématiques, musique, peinture, belles‑lettres, géographie, romans de chevalerie, l’éclectisme de Saint‑Simon est patent. Aussi le catalogue du libraire Davidts demeure, malgré les informations incomplètes ou fautives qu’il contient, une référence incontournable concernant la bibliothèque de Saint‑Simon22 :
Ces catalogues [de vente] semblent donc une excellente source de renseignements pour l’histoire des bibliothèques. Cependant, cette source d’information reste limitée. […] Enfin, même si un catalogue est établi, il ne donne pas nécessairement une liste exhaustive des ouvrages possédés par le bibliophile. Ainsi, par les inventaires notariés, on sait que le duc de Saint‑Simon possédait six-mille deux cent vingt-trois volumes ; le catalogue ne répertorie que mille quatre-vingt quatre titres, c’est-à-dire trois mille quatre cent quarante-huit volumes.
8Comme Voltaire, Saint‑Simon ne fut pas un lecteur bibliophile, « ses livres sont des livres de travail23 ». Précisons que le manuscrit de ses Mémoires est armorié (super ex-libris)24. S’agissant de la correction des erreurs repérées dans les notices des différents inventaires, Ph. Hourcade a opté pour la consultation du catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BnF) : Mémoires concernant Christine reine deSuède pour servir d’éclaircissement à l’histoire de son règne et principalement de sa vie privée et aux événements de l’histoire de son temps, civil et littéraire, 1751‑1760, 4 vol. in-4°. Quoique disponibles sur le site de la BnF (notice FRBNF 3398527), les informations publiées par Ph. Hourcade sont erronées : E 932 (BnF 3 vol. in-4°)25. L’exercice de correction des lacunes n’est guère simple vu leur nombre assez important. Mais « l’enquête en d’autres lieux bibliographiques comblera sans doute les lacunes et répondra aux interrogations », ajoute Ph. Hourcade (p. 12). C’est le cas entre autres de la Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau‑Despréaux d’Émile Magne qui apporte une réponse à l’interrogation de l’auteur (E 361)26. En fait, nous constatons, à la suite d’un examen approfondi de la Bibliothèque du duc deSaint‑Simon, la nécessité d’une étude critique pour l’établissement de cette source. Voici quelques exemples : E 363 : La Henriade, « éd. Voltaire et Thiriot [plutôt Thieriot] »27. Si la consultation du catalogue de la BnF et des bibliographies spécialisées permet la rectification d’un certain nombre d’erreurs, une édition critique nécessite une enquête scientifique. De la correction des fautes et oublis repérés dans les différents inventaires de la Bibliothèque de Saint‑Simon à une investigation approfondie, deux approches distinctes des listes de livres sont possibles.
9Les différents inventaires de la Bibliothèque du duc deSaint‑Simon nous renseignent sur ses années de formation. Homme de lettres, le mémorialiste a reçu en héritage des rayonnages de livres. Pour cela, un simple parallèle entre la « Liste des imprimés-A », établie en 1693 et le catalogue de vente du libraire Davidts, permet de mesurer l’important accroissement de cette bibliothèque. D’ailleurs, le lecteur peut retrouver les livres de cette liste dans l’inventaire du libraire Davidts : le sigle cf est mentionné par Ph. Hourcade dans les notices de la liste A (p. 11) : A 79/E 489. Ces renvois figurent aussi dans les listes C (C 69/E 112) et D (D 173/E 334). Ils permettent de reconstituer les différents apports de livres et leur conservation (C 91 : Dictionnaire historique et critique de Bayle, cf. D 71 et E 105428) dans la Bibliothèque de Saint‑Simon. Autant d’informations matériellement invérifiables. Dans son commentaire sur l’économie interne de l’inventaire Davidts, Ph. Hourcade note29 :
On constate, sans surprise, qu’elle [la bibliothèque] a été établie selon la disposition dite des libraires parisiens, qui s’était imposée à Paris depuis les années 1720 sous l’influence de Prosper Marchand et de Gabriel Martin, et où le religieux, par exemple, précède toujours le profane : une disposition évidemment arbitraire ou rigide, et qui n’empêche nullement le flou ou l’inapproprié dans le détail du classement. (p. 11)
10En réalité, la question de la disposition des catalogues de ventes parisiens, pour employer une notion de rhétorique, est bien plus complexe que ne le laisse suggérer Ph. Hourcade. Le classement thématique a été élaboré au siècle de Louis XIV, avant son adoption pendant les Lumières comme l’une des normes concernant la disposition thématique des livres30 :
Quant à la classification selon les cinq catégories du savoir (religion, droit, histoire, lettres, sciences et arts), qu’on appelle quelquefois « système des libraires de Paris » et dont on attribue la paternité au libraire Gabriel Martin († 1761), elle est en fait issue de systèmes antérieurs. Très fréquente dans les catalogues de vente (où les titres sont numérotés), elle apparaît de la même manière dans les catalogues de libraires, mais toujours adapté à la spécificité de l’offre.
Inventaires de livres et manuscrits
11Intitulée « Inventaire notarié des livres de la Chambre du Vidame de Chartres, Paris 4 mai 1693 », cette première liste représente la pierre angulaire de la Bibliothèque de Saint‑Simon. En effet, « la liste A fait partie de l’inventaire général de l’hôtel de Saint‑Simon rue Taranne à Paris. […] Elle nous transporte mentalement dans la chambre du fils. […] À cet égard, elle nous apprend sur l’instruction du jeune homme » (p. 8). D’où une tonalité didactique fort prononcée étant donné le nombre des livres scolaires : Despautère (A 82), livres d’alphabet (A 44) et grammaire allemande (A 37), Novus synonynorum,epithetorum etphrasium,seu elegantiarum poeticarum thesaurus (A 97), dictionnaire français‑allemand‑latin (A 100),… La seconde spécificité de cette liste réside dans les livres ayant appartenu au père de Saint‑Simon31 :
Histoire générale d’Espagne, comprise en XXVII livres par Loys de Mayerne, Turquet, esquels se voyent les origines et antiquités espagnoles, les entreprises de diverses nations en celle region, dès le commencement ; les guerres des Romains, tant contre les Carthaginois et naturels espagnols, qu’entre eux mesmes en Espagne durant leurs dissensions civiles, le règne des Visigots, invasion des Arabes et Sarrazins, ressource des chrétiens, naissance et progrès des royaumes d’Oviedo et Leone, Navarre, Castille, Arragon, Portugal, Grenade et autres principautés, avec les succès mémorables de paix et de guerre, jusqu’au règne de Philippe II, Lyon, Jean de Tournes, 1587, in-fol°, 1526 p.
12Très succincte, la notice publiée dans la Bibliothèque de Saint‑Simon (A 11) ne permet pas de saisir la valeur de ce livre, devenu rare du temps du mémorialiste. La « Liste des imprimés‑A » est composée de 113 entrées. Hormis quelques livres, la majeure partie de cette liste est imprimée pendant le second xviie siècle, celui du règne de Louis XIV. Alors que l’approche de Ph. Hourcade se limite à « l’instruction du jeune homme, avec ses dictionnaires, grammaires, rhétoriques, textes latins » (p. 8), la question des libraires notamment parisiens n’a pas été abordée. Prenons par exemple le cas du Novus synonynorum, imprimé à Paris chez Simon Bénard (1630‑1684), diffusé en France et en Europe pendant plus d’un siècle et devenu une sorte de best‑seller scolaire. Éditeur d’auteurs classiques, tels Boileau et La Fontaine, le libraire Claude Barbin figurent aussi dans cet inventaire.
13En outre, les notices bibliographiques de cette liste se caractérisent par la mention de plusieurs éditions d’un même titre conservées dans la bibliothèque du mémorialiste : la Rhétorique ou l’art de parler de Bernard Lamy (A 112), Histoire des trois derniers empereurs des Turcs, depuis 1623jusqu’en 1677 (A 85 : « Paris, L. Billaine et/ou Cl. Barbin »)32 de Paul Rycaut († 1700). La notice des Fables de La Fontaine (A 59) contient aussi une erreur. Si Barbin a publié les éditions suivantes : 166833, 167134, 167835, celle de 1678‑1679 chez D. Thierry et Cl. Barbin date plutôt de 167836. Nous pouvons faire le même constat pour les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine (A 60) : si les éditions publiées en 166537 et 167138 chez Barbin sont attestées, celle de 167439 n’a jamais paru. Il s’agit d’une information erronée.
14Quant à la « Liste des imprimés-B », celle de l’« Extrait de l’inventaire du château de La Ferté-Vidame, 5 mai et 4 juin 1693 », elle est établie la même année que la liste A. Quoique plus courte (43 entrées), cette liste se caractérise par une tonalité spirituelle fort prononcée. S’agissant des libraires, nous retrouvons de nouveau Claude Barbin aux côtés des meilleures enseignes parisiennes : A. Courbé (B 9), S. Mabre‑Cramoisy (B 26, B 33), J.‑B. Coignard (B 34), A. Pralard (B 15), Cl. Thiboust (A 81),… Les Stances chrétiennes sur divers passages de l’Écriture sainte40, publiées par J. Testu († 1706), datent de 168841 et non de 1684 (B 10). La liste C (92 entrées) représente un nouveau apport à la Bibliothèque de Saint‑Simon : les livres de la duchesse de Berry.
15La méthode de Ph. Hourcade se limite souvent à des points d’interrogation, alors que les réponses sont faciles à trouver : « L’élucidation de l’édition précise des Œuvres de Scarron en quatre tomes demeure en suspens » (p. 10). À ce propos, Avenir Tchemerzine apporte dans sa Bibliographie d’éditions originales42 des éléments de réponse (C 5). Quant à la liste D, celle de l’inventaire après décès, elle est reprise dans le catalogue du libraire Davidts. La liste F demeure la plus courte (30 entrées). Enfin, la liste G, celle des manuscrits a été étudiée et établie par Yves Coirault (1919‑2001). Elle suggère une intense activité intellectuelle de la part du mémorialiste : Arrêts donnés au Parlement de Paris transféré àTours en 1590 (G 14), Registre du Parlement de Bretagne (G 62), Journal du Palais de 1754 (G 162), Documents sur les affaires religieuses, 1637‑1728 (G 121)…
Port-Royal
16Aucunement insensible aux savants philologues, théologiens exégètes et philosophes de Port‑Royal, Saint‑Simon possédait sans sa riche bibliothèque la plupart de leurs livres : Le Maistre de Sacy (E 8), Arnauld et Nicole (E 170), Quesnel (E 65), Le Nain de Tillemont (E 62, éditeur scientifique des Lettres de Saint Augustin), Soanen (D 185), Claude‑Joachim Colbert (E 68), Rollin (E 406), Baillet (E 1050), Pascal (E 112)… En effet, le mémorialiste avait « trop d’affinités avec Port‑Royal pour ne pas retrouver naturellement les grands thèmes de la méditation pascalienne43 ».
17Les savants de Port‑Royal se sont particulièrement illustrés dans leurs travaux sur la Bible : Le Nouveau Testament, avec des réflexionsmorales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile et la méditation plus aisée, [texte traduit et annoté par Pasquier Quesnel], Paris, A. Pralard, 1693, 4 vol. in-8°. Mise à l’index, puis condamnée par le pape Clément XI, cette Bible, dont Saint‑Simon possédait deux exemplaires (E 16 bis), fut interdite44. Poursuivi par la police de Louis XIV, Pasquier Quesnel fut de nouveau condamné par Clément XI pour ses Réflexions morales, un livre maintes fois mentionné dans les Mémoires de Saint‑Simon. « Sentant que l’épiscopat se divisait, Louis XIV estima préférable de faire intervenir à nouveau le Saint‑Siège. Le 16 novembre 1711, il faisait demander à Clément XI une bulle contre Quesnel45 ». Après la « radicale destruction de Port‑Royal des Champs46» et la dispersion des religieuses, Louis XIV avait poursuivi sans relâche les opposants à l’autorité papale. « C’est assurément le scandale majeur d’un siècle réputé égal à celui d’Auguste que l’“expédition si militaire et si odieuse” [propos de Saint‑Simon] par laquelle est anéanti le lieu sacré de Port‑Royal des Champs », note Yves Coirault47. La persécution des opposants à la bulle Unigenitus n’avait pas recueilli l’assentiment de Saint‑Simon.
18Quant à la destruction de l’abbaye de Port‑Royal, elle avait suscité dans la France gallicane48, un puissant sentiment de rejet à l’encontre des jésuites. Les Plans et vues de l’abbaye de Port‑Royal desChamps (E 553), document rare, constituent non seulement un lieu de mémoire, mais constituent aussi les images d’une école de la spiritualité française49 :
L’intérêt documentaire de cette curieuse suite d’estampes n’a pas besoin d’être souligné. La démolition des bâtiments de l’illustre abbaye fut ordonnée peu après sa publication (arrêt du conseil en date du 22 janvier 1710). Et, comme la haine des ennemis de Port‑Royal s’acharnait contre tout ce qui pouvait en perpétuer le souvenir, les planches de Magdeleine Horthemels furent confisquées par ordre supérieur.
19En définitive, Port‑Royal des Champs, une abbaye victime de la haine du P. Tellier et de la « maudite Constitution [Unigenitus Dei Filius] », pour reprendre l’expression de Saint‑Simon50, représente avec l’Édit de Nantes, deux expressions de l’absolutisme de Louis XIV.
20Les différents inventaires qui composent la Bibliothèque de Saint‑Simon ne sont pas inédits. Philippe Hourcade a pris soin de mentionner les références de chaque liste : la version manuscrite, puis la première publication : liste A (p. 8), liste B (p. 9), liste C (p. 10)… Cependant, l’auteur aurait dû les accompagner de reproductions, afin de permettre aux lecteurs d’en apprécier l’état matériel, notamment « l’illisibilité de l’écriture » (p. 9), les cachets des notaires. Ces listes d’inventaires nous renseignent sur la généalogie de la Bibliothèque de Saint‑Simon. Elles révèlent, au‑delà de la passion de la lecture, un univers spirituel, des orientations philosophiques. Aussi l’absence des livres de Descartes ne signifie pas une hostilité ou un refus de sa philosophie. Élève de l’oratorien Henri Lelevel, de 1677 à 1680, Saint‑Simon possédait le traité de B. Lamy, penseur cartésien.
21Par ailleurs, ces inventaires révèlent la présence d’ouvrages interdits, tels les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle (E 1030)51 et l’Histoire abrégée du jansénisme, et remarques sur l’ordonnance de M. l’archevêque de Paris (E 76)52. Ce livre est inséré dans la rubrique des « Traités particuliers sur la grâce » (p. 79‑80). Nous découvrons à travers ces exemples, le jardin secret de Saint Simon. En effet, « la lecture n’est pas un acte transparent, sa pratique fonctionne longtemps comme un indicateur de la distinction sociale53 ». Faute de livres, ces listes nous introduisent dans les rayonnages d’une bibliothèque perdue, les tréfonds d’un esprit représentatif d’une époque, traversée par des antagonismes religieux et de virulents débats d’idées.