La littérature italienne, entre histoire littéraire nationale & littérature comparée
1Il semblerait que les compilations d’études soient en vogue : de plus en plus de chercheurs, présentent, de nos jours, des volumes regroupant un nombre importants d’articles parus auparavant sous une forme plus ou moins différente, pour l’essentiel d’entre eux, faisant ainsi une sorte de bilan de leur carrière. Au fond, nous ne sommes peut‑être pas si loin des volumes de Brunetière consacrés à la littérature française, du point de vue du format évidemment.
2Le dernier ouvrage de François Livi, Italica, qui offre ainsi une succession de quarante‑quatre études (et non quarante‑cinq comme l’annonce la quatrième de couverture) est publié par L’Âge d’Homme, éditeur dont il faut rappeler le travail accompli pour la diffusion de la littérature italienne dans le monde francophone. Ce volume, à première vue, se présente comme une sorte d’histoire littéraire : ce qui n’est guère surprenant puisque l’on doit déjà à Fr. Livi, outre divers volumes consacrés à des écrivains italiens et français, trois volumes d’introduction à la littérature italienne publiés dans la collection « Que sais-je1 ? ». Le sous‑titre, « L’Italie littéraire de Dante à Eugenio Corti », laisse penser que l’on a affaire à un panorama complet de la littérature de la péninsule, en partant du Moyen‑Âge avec Dante, jusqu’au vingtième siècle avec Eugenio Corti. Il n’en est rien, et ce pour deux raisons principales, tout d’abord, à cause des époques traitées, et ensuite à cause du grand déséquilibre dans la répartition de l’espace textuel consacré aux différentes périodes littéraires.
3Italica se compose de sept chapitres ordonnés selon la chronologie de leur matière et regroupant chacun quatre à dix études. Le premier, comme on pouvait s’y attendre est dédié à la période médiévale et il est centré sur l’œuvre de Dante, accompagné d’un article sur les poètes de la cour de Frédéric II en Sicile et d’un autre sur Pétrarque. Du xive siècle, on passe ensuite directement au xixe siècle avec principalement Manzoni, Foscolo et Leopardi d’une part et les écrivains de la fin du siècle d’autre part (D’Annunzio, Carducci…). Ce deuxième chapitre, consacré au xixe siècle mord déjà sur le xxe siècle. Les cinq derniers chapitres traitent du siècle dernier avec une forte prédominance de la littérature du début du siècle. L’intérêt de Fr. Livi coïncide du reste à peu près avec ce que les Français dans l’ensemble connaissent plus ou moins de la littérature italienne (le Moyen‑Âge avec Dante et Pétrarque, un ou deux auteurs du xixe siècle et le xxe siècle d’Ungaretti, Buzzati, etc.). On constate donc que le panorama dressé est un panorama personnel de la littérature italienne et qui ne prétend d’ailleurs pas être une histoire de la littérature italienne et ne doit donc pas être considéré comme tel. Ce n’est du reste pas l’ambition de l’auteur qui le précise dès les premiers mots de l’avant‑propos, Italica « ne se veut pas une histoire de la littérature italienne2 ».
4Si l’on vient aisément de déterminer ce que n’était pas cet ouvrage, d’un point de vue méthodologique, il sera plus difficile de le réduire à une perspective unique de travail. En effet, il n’est ni totalement un ouvrage d’histoire littéraire, ni entièrement non plus un volume strictement comparatiste. Certaines études sont proprement comparatistes, d’autres non.
5Les articles purement italianisants sont de deux types : on trouvera quelques études qui sont presque des études de synthèse (le premier article consacré à Dante, « De la Vie Nouvelle à la Divine Comédie » est de ce type3) et d’autres, plus nombreux, dont la problématique est plus resserrée. La plupart du temps ces études s’intéressent à des auteurs majeurs qui sont plus ou moins connus des Français (Leopardi, Ungaretti, Buzzati, Pirandello…) mais quelques‑unes mettent en avant d’autres noms qui ont eu plus de mal à percer dans l’Hexagone comme Dino Campana ou celui qui ferme le volume, Eugenio Corti.
6On peut détailler rapidement le contenu des sept parties du volume : I/ La poésie médiévale, autour de Dante ; II/ Roman et poésie du xixe siècle; III‑IV/ Relations littéraires franco-italiennes4 au début du xxe siècle ; V‑VI/ Papini et Ungaretti ; VII/ Auteurs italiens du xxe siècle. Comme on peut le constater c’est bien sûr la littérature contemporaine qui domine largement.
7Italica est clairement destiné au lecteur français, néophyte ou non en matière de littérature italienne, et l’on trouvera donc systématiquement les traductions françaises des passages éventuellement cités en italien. Cette attention participe d’une volonté de faire œuvre également pédagogique qui trouve un écho dans la dédicace que l’auteur fait aux étudiants qui suivirent ses cours5 et dont on sent qu’elle n’est pas purement formelle.
Comparatismes
8Néanmoins, l’aspect le plus intéressant de cette compilation reste la perspective transfrontalière — et plus précisément transalpine — que l’auteur adopte dans la plupart des articles. En effet, sans cette perspective, Italica serait une compilation somme toute assez classique d’essais sur la littérature italienne. Son originalité vient de ce positionnement binational.
9C’est en toute conscience que Fr. Livi place son ouvrage sous le patronage de Paul Hazard : « Ce livre se veut donc être un exemple de cette “littérature comparée” que Paul Hazard définissait si heureusement comme “histoire des relations internationales littéraires”6 ». Cette attention est due, sans doute, à la sensibilité comparatiste de Fr. Livi, aujourd’hui professeur émérite de littérature italienne à Paris IV, mais qui fit son doctorat de 3e cycle en littérature comparée.
10La littérature comparée, on le sait offre des perspectives de travail multiples, et de grandes orientations se dessinent dans la discipline. Fr. Livi ne les pratique pas toutes. Si les problèmes de traductologie sont évoqués7, si l’imagologie est bien présente dans la troisième partie8, ce sont de très loin les études de réception qui constituent l’essentiel des articles du volume consacrés aux deux cultures. En revanche, l’analyse des pratiques intertextuelles, l’intersémioticité et la mythopoétique sont beaucoup plus minoritaires.
Passages
11Fr. Livi aborde plusieurs cas de « passages » de la France vers l’Italie et de l’Italie vers la France. Dans plusieurs études, il revient sur le rôle non négligeable qu’ont eu les poètes français de la seconde moitié du xixe siècle (en particulier, Baudelaire, les symbolistes jusqu’à Mallarmé) sur les poètes du nord de la péninsule. C’est aussi l’occasion d’éclairer d’un jour nouveau dans leur rôle de passeur des figures guettées par l’oubli en France comme Remy de Gourmont.
12Pour illustrer cette rubrique consacrée aux « passages » nous retiendrons les cas d’échec, de surdité ou de silence en France à propos de certains poètes italiens qu’analyse Fr. Livi. En matière de réception, les ratages sont souvent plus intéressants que les réussites exemplaires et illustres.
13De manière générale, Fr. Livi porte une attention particulière aux absences, que ce soit dans les réceptions (absence de réception de certains auteurs), mais aussi aux absences dans les textes comme en témoigne l’article consacré à l’absence du Christ dans les Fiancés de Manzoni. Fr. Livi retrace en particulier, dans deux études différentes, l’itinéraire chaotique de trois poètes italiens dans le monde littéraire français : Leopardi, Carducci et Pascoli. Leur diffusion en France fut compliquée (y compris pour Leopardi, malgré ses efforts) et à chaque fois, c’est l’aide de figures très singulières, les Italiens de Paris, qui permettent la diffusion de l’œuvre : Ungaretti d’un côté, Marinetti de l’autre. Ce sont certainement ces Italiens vivant à Paris, le plus souvent parfaitement francophones, hommes de lettres qui ont œuvré pour les échanges culturels entre les deux pays, qui sont le véritable centre de gravité de l’ouvrage de Fr. Livi.
Le rôle des revues
14Ces Italiens de Paris eurent tous, de près ou de loin, une activité non négligeable dans des revues littéraires et l’un des mérites de cet ouvrage est de rendre justice au rôle fondamental des revues littéraires concernant les problématiques de réception dans la première moitié du xxe siècle en particulier.
15Trois revues italiennes reviennent très régulièrement dans les différentes études rassemblées ici par Fr. Livi : Poesia, Lacerba et La Voce. Le réseau qu’elles formaient avec d’autres revues françaises, telles que Vers et Prose ou le Mercure de France est largement mis en évidence dans les parties III, IV et V.
16Certaines ont eu des collaborateurs prestigieux qui ont nourri ces revues autant de leur propre œuvre personnelle que de celles d’autres auteurs et amis parfois et ont ainsi contribué à une diffusion d’un certain nombre de poètes.
17Les sections VI et VII du volume sont consacrées à deux de ces figures liées aux revues littéraires, à savoir respectivement Giovanni Papini et Giuseppe Ungaretti, qui est mieux connu en France. Le lien entre ces parties presque monographiques et toutes les analyses qui précèdent se fait donc très naturellement : le lecteur arrive en terrain connu lorsqu’il aborde la partie consacrée à Papini puisque c’est une figure dont il a déjà pu cerner l’importance dans les lettres italiennes.
18On aurait peut‑être pu penser à un autre découpage autour des parties III, « Le déclin du “Voyage en Italie” et le nouvel essor du mythe de Paris au début du vingtième siècle » et IV, « Futurisme et avant‑garde », certains dans la mesure où deux articles de la troisième partie auraient très bien pu entrer dans la quatrième et basculer le premier article de cette même partie III dans le II puisqu’il s’agit d’une étude d’imagologie portant sur la littérature du xixe siècle (autour des voyageurs français en Italie). De plus, au cœur de ces deux parties, revient un personnage qui aurait pu, comme Ungaretti, comme Papini, revendiquer une partie qui lui soit consacrée, Marinetti, la grande figure du futurisme. Pas moins de trois articles lui sont nommément consacrés, et bien entendu il est au centre de l’étude consacrée à « Futurisme et Surréalisme ».
19D’une autre manière, dédier une longue partie aux revues aurait probablement permis de donner une meilleure visibilité à cette caractéristique essentielle de l’échange entre littératures italienne et française. Les parties centrales de l’ouvrage de Fr. Livi (parties III à VI) sont par ailleurs tellement liées entre elles que le lecteur trouvera, bien sûr des échos, mais aussi éventuellement quelques redondances d’un article à l’autre ; néanmoins, c’est sans doute la rançon de ce type de volume.
Un bel exemple d’intertextualité
20C’est la réception qui est le principal outil comparatiste convoqué par Fr. Livi, mais nous voudrions souligner le très bel exemple d’étude intertextuelle consacré à Ungaretti et Henri Thuile et intitulé « Ungaretti : autobiographie et mémoire littéraire. Giorno per giorno et La lampe de terre »9. Fr. Livi y montre comment le poème de deuil d’Ungaretti, « Giorno per giorno » est un palimpseste de « La lampe de terre » de son ami Henri Thuile. La méthode utilisée pour l’analyse est classique (comparaison de fragments, détermination du contexte, preuves de la lecture de Thuile par Ungaretti, etc.). Le critique prolonge la comparaison au‑delà de la simple attestation de parenté entre les deux textes pour s’attarder sur les particularités intrinsèque de chacun d’eux.
21Toutefois, un détail a attiré notre attention : l’utilisation des fréquences lexicologiques. En effet, à plusieurs reprises, le critique relève chez Ungaretti l’utilisation de tel ou tel mot qui est extrêmement rare dans son lexique habituel (deux ou trois occurrences dans toute l’œuvre, jamais plus10) et dont l’équivalent français se trouve dans le poème de Thuile : on conçoit alors parfaitement que le mot en question a été emprunté au poète français par le poète italien. Ce cas Thuile/Ungaretti est probablement idéal pour illustrer ce type d’analyse encore peu utilisé, notamment en littérature comparée où le problème du passage d’une langue à l’autre complique largement le travail11. Il ne s’agit plus seulement de comparer l’hypotexte et l’hypertexte, mais aussi de comparer l’hypertexte avec le reste du corpus de l’auteur de l’hypertexte pour avoir plus de certitude.
22Ni uniquement comparatiste, ni uniquement du côté de l’histoire littéraire pure, l’ouvrage de François Livi se révèle donc être une sorte d’illustration — et défense ! — de l’histoire des relations littéraires franco‑italiennes et répond parfaitement au projet dont l’auteur avait tracé les contours dans l’avant‑propos.