Existe‑t‑il une littérature tsigane ?
1La revue trimestrielle Études tsiganes, créée en 1955, a consacré deux numéros spéciaux (36 et 37, publiés en 2009) à la question : « Littératures tsiganes : construction ou réalité ? ». Ces volumes sont les actes du colloque organisé par Cécile Kovacshazy, qui s’est tenu à l’Université de Limoges en 2008. Dans son prolongement, le récent numéro 43 d’Études tsiganes contient ceux du colloque organisé à la Sorbonne sur le thème : « Une ou des littérature romani/tsiganes ? Littératures d’Europe centrale et orientale ». Le titre résonne comme un oxymore, du fait que la culture tsigane est fondée sur l’oralité, et, à sa lecture, le profane se demande de quoi il s’agit : de la transcription écrite de la littérature traditionnelle orale, comme les contes ? La table des matières répond clairement par la négative. Est‑il question de la transcription de témoignages, d’autobiographies orales, préalablement enregistrées, dans l’esprit de la célèbre collection « Terre humaine », qui n’a cependant jamais publié de vie de Rom ? ou de la création d’une littérature écrite au sens où l’entendent les gadjé ? Les littératures plutôt que la littérature romani étant saisies ici à l’état naissant, au point de passage, ou plutôt au moment du saut épistémologique et anthropologique, de l’oral à l’écrit, les volumes traitent à la fois des témoignages et de la création. Ces deux ouvrages, pluridisciplinaires, proposent des approches historiques, anthropologiques et — c’est plus nouveau — littéraires. La dimension internationale est présente à un double niveau : celui des artistes roms étudiés (Karl et Ceija Stojka, Delaine et Damian Le Bas, Károly Bari, Hélios Gómez, Stefan Horvath, Matéo Maximoff, Coucou Doerr, etc.) et celui des contributeurs (chercheurs français mais aussi hongrois, tchèques comme la pionnière Milena Hübschmannová, autrichien, italien, belge). Les deux volumes, soigneusement illustrés, s’adjoignent un superbe fascicule en couleur, qui fait plus particulièrement écho au premier volume où sont concentrés plusieurs articles consacrés aux œuvres polymorphes d’artistes à la fois peintres, écrivains ou musiciens. Ces deux numéros comportent également une riche bibliographie. Certes, celle‑ci s’adresse en bonne partie à un public de spécialistes polyglottes : tsiganologues, comparatistes, chercheurs en études postcoloniales, etc. Ces ouvrages satisferont aussi les esprits curieux, car tous les articles manifestent un très grand souci de lisibilité, et une partie de la bibliographie est en français et en anglais, langues accessibles à un plus grand nombre.
2Il y a, bien sûr, plusieurs manières de lire ces deux volumes : en fonction de la langue ou du pays d’accueil des écrivains Roms, par genre, en suivant les différentes lectures consacrées à un même auteur (Matéo Maximoff, Károly Bari, etc.). Mais C. Kovacshazy a préféré à juste titre une structure qui fait sens plutôt que de risquer l’effet catalogue :
I Frontières de la littérature romani ?
II Ce que les littératures romani apportent à la théorie littéraire
III Une littérature saisie par l’Histoire
IV Diffusion et réceptions de la littérature romani
3La IIIe partie, « Une littérature saisie par l’Histoire », n’est pas la seule à permettre de restituer une chronologie — manie de Gadjé ! — qui éclaire les rapports entre Histoire et Littérature. Les articles d’Henriette Asséo et Emmanuel Filhol remontent loin en amont pour nous restituer la toile de fond qui se confond trop souvent avec l’histoire des persécutions, lesquelles ne se limitent pas à la période du Nazisme. Le volume montre, bien sûr, la dialectique du silence et du témoignage, en ce qui concerne l’expérience de l’extermination. Mais un autre fil conducteur est le rapport des communautés et des individus avec le communisme ou le socialisme, comme idéal révolutionnaire à l’Ouest (avec Hélios Gómez, Gitan espagnol, ou Mariella Mehr, Yéniche suisse), comme idéal puis réalité gouvernementale à l’Est (avec la Slovaque Ilona Lacková par exemple). La politique communiste fluctue à l’égard des Tsiganes selon les lieux et les périodes. Les années 1920‑30 en URSS sont une période faste pour la culture romani. La création du théâtre Romen à Moscou en est l’exemple le plus éclatant (H. Asséo). Mais avec le stalinisme tous les espoirs refluent, et les Roms engagés dans le communisme se retrouvent trahis, comme en république de Tchécoslovaquie où la langue romani est très attaquée à partir de 1953. Une période un peu plus favorable semble s’ouvrir après le stalinisme, avec l’émergence d’une littérature écrite en romanès par les Roms slovaques puis tchèques, des années 60 à 80, tandis que la Yougoslavie autorise une certaine promotion de la culture Rom (Alain Reyniers). Mais ce sont toujours la sédentarisation forcée, la privation de leurs moyens de subsistance traditionnels ainsi que les discriminations qui dominent. Certains articles ébauchent le tableau de l’après 89. Ici encore, flux et reflux. Dans les années 90 et au début des années 2000, la revue hongroise Cigányfúró permet la rencontre d’intellectuels roms et gadjé, tandis qu’en 1995, le fils de l’écrivain Stefan Horvath est victime d’un attentat raciste en Autriche et que d’après Rajko Djurić, les Roms sont largement victimes de la Guerre qui mène à l’éclatement de la Yougoslavie. Les allusions à la période actuelle sont assez sombres, mis à part des événements comme la Rencontre Internationale d’écrivains Roms débouchant sur la Déclaration de Cologne, en 2001 : H. Asséo conclut son article sur les meurtres de Roms en Hongrie, et Françoise Mingot-Tauran, fondatrice des éditions Wallâda, appelle de ses vœux un sursaut de la communauté en faveur de la construction et de la diffusion d’un savoir laïc. L’article d’Alain Reyniers effleure lui aussi ce qui est probablement l’une des mutations majeures de la communauté en France : la conversion massive à un protestantisme venu d’Amérique, l’évangélisme, pour se demander si le recours aux Saintes Écritures est susceptible de modifier collectivement le rapport à l’écriture. Les différences d’appréciation de ce phénomène recoupent d’ailleurs celles que l’on a pu observer dans deux films postérieurs au colloque : La BM du Seigneur (2011), de Jean‑Charles Hue, est un film mystique tandis que Jimmy Rivière (2011), du jeune réalisateur Teddy Lussy, porte un regard critique sur les contradictions entre la culture traditionnelle des Voyageurs (Tsiganes ou pas) et leur nouvelle religion, ainsi qu’entre l’aspiration à la liberté individuelle et le désir d’appartenance à une communauté rassurante.
4Le rapport entre l’individu et la communauté recoupe celui entre l’écrit (lecture et écritures sont plutôt des pratiques individuelles) et l’oral, qui repose sur la relation au groupe. L’introduction de C. Kovacshazy se pose clairement la question de l’existence d’une littérature romani et de la pertinence de l’intitulé. En effet différents auteurs pointent les obstacles anthropologiques à la publication d’écrits : les contes traditionnels étaient souvent caractérisés par la « logique de l’unanimité communautaire » (A. Reyniers), ce qui se retrouve dans le souci qu’ont les auteurs Roms d’éviter de « mettre par écrit problèmes et discordes dans le réseau familial », par « prudence par rapport aux personnes impliquées, y compris les défunts » (P. Trevisan). Le fait que des noms, des photos, des dates, des critiques ou des ferments de conflit puissent être tabous limite, par exemple, l’exploration du genre autobiographique, de même que la tradition de l’expression collective qui s’oppose à l’individualisme de l’écriture. Écrire et publier suppose de braver, non sans douleur, les interdits (F. Mingot-Tauran).
5Le choix de la langue est un autre problème : écrire dans quelle langue ? en romani ? pour qui et par qui ? On retrouve sur ce plan un clivage entre les deux anciens blocs. À l’Est, où se trouvent de fortes minorités, existe en demande de textes en romanès. À l’Ouest, certaines communautés n’ont pas de langue écrite, comme les Manouches palois étudiés par Jean‑Luc Poueyto. Ils usent, en communication interne au groupe, d’une des quinze variantes du romani que la communauté peine encore à unifier (F. Mingot‑Tauran) et représentent alors trop peu de lecteurs pour qu’une publication soit envisageable, d’autant que la production littéraire tsigane est actuellement davantage destinée au public gadjo et lue par lui.
6Dans ce contexte, la réponse à la question initiale est très nuancée : le constat prudent qui désigne la littérature tsigane comme émergente se double parfois d’une réflexion programmatique, balisant le chemin qui reste encore à parcourir. Pour Jean‑Luc Poueyto, la littérature romani est « produite par des Tsiganes », sans être définie par un style, une origine géographique ni une langue commune, mais pas non plus par un « droit du sang ». Elle aurait à composer avec l’héritage de la culture orale et la production littéraire mondiale. Pour C. Kovacshazy, qui ouvre de passionnantes pistes de réflexion du côté des littératures créoles, et plus largement francophones, ou postcoloniales, il faut préciser que ce sont des littératures de Tsiganes « qui se revendiquent comme tels », et donc ajouter une dimension d’intentionalité. Pour A. Reyniers, il y aurait actuellement une tradition romani orale, une littérature écrite produite par des auteurs roms, mais pas encore de littérature romani. Pour que cette littérature émergente parvienne à maturité, il faudrait une « révolution collective » qui « impliquerait sans doute une conscience collective supra-communautaire et sans doute une relativisation des expressions groupales », mais aussi une nouvelle place donnée, collectivement, à l’écrit. Or deux changements pourraient avoir une incidence sur un tel processus : le recours aux Écritures Saintes, déjà évoqué, mais aussi l’affaiblissement actuel de la transmission orale, lié au nouveau mode de vie imposé maintenant depuis des décennies (sédentarisation, rôle de la télévision, etc.) (F. Mingot-Tauran). J.‑L. Poueyto esquisse ce qui fait la spécificité irréductible d’une littérature tsigane : « un rapport distancié à l’écrit », mais aussi le rapport entre écriture et silence, qui permet de « marquer le respect » à ceux dont on parle, surtout s’ils sont défunts. La littérature se présente comme « un texte écrit silencieusement, fait pour être lu dans l’intimité du lecteur », elle permet « d’enfouir dans un silence qui n’est pas l’oubli ».
7En conclusion, ces deux volumes conjuguent de manière très convaincante cohérence et approches plurielles. Ils apportent une très précieuse contribution à la question posée par le titre, en offrant à la fois un bilan et une réflexion prospective qui éclairent beaucoup l’actualité. Les littératures romani sont une réalité en construction.