Déplacements, rythmes & paysages
1Le Paysage au rythme du voyage est un ouvrage collectif, rassemblant des études issues de différents champs disciplinaires (domaine esthétique, littéraire, philosophique, urbanistique). L’introduction de l’essai assure cependant la cohérence de cette approche résolument interdisciplinaire. Elle fixe avec clarté les modalités du déplacement et leurs répercussions sur la perception que l’on peut avoir du territoire, et place également, au centre de la réflexion, la question du rythme du cheminement et son influence sur la représentation du paysage.
2Apparaît, ainsi, en tout premier lieu, l’importance du moyen de locomotion : voyager à pied, à cheval, en voiture, en avion, implique une manière spécifique d’appréhender le territoire. C’est dire si la perception du territoire évolue selon le temps : l’écart est grand entre la lenteur du cheminement pédestre et la vitesse du transport aérien, entre la contemplation attentive du paysage et la disparition de la perception d’un espace réel. De même, si les routes rectilignes du xviiie siècle donnaient au voyageur le sentiment d’un territoire organisé rationnellement, les autoroutes actuelles et leurs complexes échangeurs contribuent à installer l’idée d’un espace opaque et sans repères. Certes, Danièle Méaux et Jean‑Pierre Mourey soulignent les nuances qui peuvent s’introduire dans ces catégories en évoquant ce qu’ils nomment les « voyages déviants » qui prennent valeur de résistance parce qu’ils instaurent une nouvelle façon de percevoir des « non‑lieux ».
3Si la cadence influe sur la manière de percevoir le paysage, le territoire lui-même engendre des rythmes spécifiques : lenteur dans le Grand Nord, rapidité dans les grandes villes.
4Troisième paramètre : le voyageur lui-même et son art de vivre, lenteur pour les uns, accélération pour les autres. Les motivations des voyageurs sont également variables : certains en font une expérience physique et spirituelle ; d’autres conçoivent le cheminement comme le parcours d’une bibliothèque, soit qu’il s’agisse de suivre les traces d’un autre écrivain, soit que les livres servent à guider leurs pas.
5Dernier élément : la restitution du déplacement sous différentes formes (bande vidéo, film, photographie, livre). Se pose ainsi la question du statut de cette transcription : a‑t‑elle valeur d’archive ou de fiction, de document ou de création ?
6L’ouvrage — accompagné d’une précieuse bibliographie et de nombreuses illustrations — se divise en quatre chapitres qui, loin de cloisonner les champs disciplinaires, forment des passerelles entre les diverses approches. Chacun des chapitres s’ouvre par une présentation du thème retenu et par une mise en perspective des études proposées. Ces « micro‑introductions » assurent la clarté du « cheminement » dans le livre et lui confèrent sa grande cohérence.
Entre déplacement et immobilité
7La dialectique entre mouvement et fixité s’illustre de différentes façons.
8Agnès Castiglione a choisi un ancrage littéraire en s’intéressant à Jean Giono et en analysant de manière fine l’un de ses romans, Noé, où la micheline qui longe la Durance et le tramway marseillais jouent un rôle capital dans la perception du paysage. Celui‑ci transparaît de façon multisensorielle puisque la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat et le toucher, sont sans cesse sollicités. L’étude de ce voyage est ainsi l’occasion d’établir un lien entre rythme du déplacement et tempo poétique. Elle permet en outre de livrer, par un effet de mise en abyme, les principes d’écriture propres au romancier.
9J.‑P. Mourey croise littérature et photographie puisqu’il aborde les déplacements d’Arthur Rimbaud à partir de l’œuvre de deux photographes, Jacqueline Salmon et Thierry Girard. J. Salmon, dans Rimbaud parti (2006), accompagné d’un texte de Jean‑Christophe Bailly, a choisi de photographier la campagne ardennaise en faisant alterner paysages fermés et paysages ouverts, dans des cadrages qui permettent de mieux saisir le destin du poète : les ouvertures photographiques sur les nuées, sur l’horizon, sont l’image d’un désir de départ et de fugue. Mais lorsque le plan se referme, lorsque l’espace se désertifie, c’est implicitement l’échec de cet élan qui s’exprime. Th. Girard, dans Mémoire blanche (1993), photographie lui aussi cette absence en lui donnant un tour tragique : le souvenir du poète semble s’anéantir dans un paysage marqué par des blocs de terre ou des arbres noueux qui obturent l’horizon. L’étude de J.‑P. Mourey met ainsi au jour le pouvoir de la photographie qui permet de saisir, à travers des paysages, le sens d’une vie.
10C’est le cinéma qui retient l’attention de Jean Mottet, notamment les films de Kiarostami. L’analyse de la fin d’Au travers des Oliviers montre le lien entre déplacement, paysage et végétal. Elle révèle aussi l’oscillation entre course érotique et enfoncement mélancolique. Le vallon iranien apparaît dès lors comme le lieu d’une permanente métamorphose que les mouvements de la caméra, ses incessants déplacements, expriment avec acuité.
11On notera enfin l’approche résolument ludique et stimulante d’Éric Vandecasteel qui analyse les fiches‑randonnées (en l’occurrence le circuit 30 dans les Monts du Lyonnais, du Guide Franck). Il en montre les principales caractéristiques : un paysage qui apparaît comme « pacifié » mais où toute trace d’activité humaine semble avoir disparu. Ce paysage esthétisé appartient selon l’auteur à l’ère postmoderne.
Machines, mouvements
12Ce chapitre s’intéresse aux différents moyens de transports qui influent sur la perception des paysages.
13Joël Gilles propose une mise en perspective historique des déplacements, en fournissant maints détails précieux. On mesure le lien entre moyen de locomotion et vision du paysage. Si la diligence, pas sa lenteur, permettait de « cadrer » le paysage, la vitesse du train va bouleverser cette perception. Le paysage est saisi dans une vision hallucinée dont la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France de Blaise Cendrars fournit un bon exemple. L’auteur nourrit sa réflexion de multiples autres exemples (Mallarmé, Huysmans, mais aussi le mouvement pictural futuriste).
14Grégoire Quenault montre les liens qui unissent cinéma d’avant‑garde et déplacement. Le cinéma introduit un rythme qui permet de « re‑présenter » le paysage en variant les angles de vue de la caméra. Henri Chomette, Léon Moussinac, Marie Menken et Robert Breer, à des époques différentes, ont joué avec toutes les ressources optiques (image floue, nette, fixe, mobile) pour « rythmer » le paysage de manière singulière.
15Jean‑Bernard Vray explore le livre de François Bon, Paysage fer, qui relève de ce que D. Méaux a appelé « les voyages de proximité ». Le récit de Fr. Bon est une succession de notes sur un trajet qu’il a fait en train pendant cinq mois entre Paris et Nancy. Fr. Bon donne à voir un paysage chargé d’une mémoire collective mais aussi personnelle. L’auteur analyse tout ce qui fait de ce livre un formidable outil pour « capter les inquiétudes de nos paysages, c’est‑à‑dire notre histoire ». Il montre avec beaucoup de clarté que le paysage ne vaut que par les traces qu’il recèle, celles qui suscitent dans nos affects mémoriels un pouvoir « d’estrangement ».
16L’étude d’Olivier Lugon est fort instructive pour le néophyte. Il s’intéresse à la planification autoroutière dans l’Amérique des années 60. Il rappelle que l’autoroute, dès sa naissance, est aussi bien un projet technique qu’une forme esthétique, et que loin d’être considérée comme une nuisance dans le paysage, elle s’emploie au contraire à traverser les sites les plus remarquables pour les donner à voir. Elle procure un sentiment exaltant de fluidité par ses gigantesques échangeurs présentés dans des vues aériennes. Dans les années 60, le point de vue change : il n’est plus surplombant mais se recentre sur la vision de l’automobiliste. Les urbanistes s’intéressent dès lors au rythme, concevant l’autoroute comme on compose un film, une musique, une chorégraphie. L’auteur étaye son analyse par de nombreux exemples qui montrent combien l’autoroute a pu être conçue comme un ouvrage d’art entrant en résonnance avec différentes expérimentations artistiques.
Flânerie, marche, promenade
17Ce chapitre est consacré au déplacement du piéton, abordant des problématiques et des époques très différentes.
18Thierry Davila propose une synthèse éclairante sur le motif benjaminien de la flânerie La flânerie permet de découvrir une ville ignorée et donne lieu à des productions artistiques, comme celles de Francis Alÿs avec The Collector (1991‑1992). Le tempo de la marche, non « marchand, économiquement improductif, lent, permet de découvrir un tissu urbain bas », selon la logique perecquienne de l’infra‑mince.
19Laurent Buffet choisit lui aussi de réfléchir à la flânerie ainsi qu’à la dérive situationniste. Relisant la pensée de Benjamin et de Debord, il propose une analyse toute en nuance de l’errance urbaine. Celle‑ci n’est pas simplement teintée d’onirisme, comme le revendiquaient les surréalistes : c’est une pratique ambiguë, qui a certes valeur de contestation politique du système de production capitaliste mais témoigne aussi d’une fascination inconsciente pour le monde des marchandises. L’utopie situationniste, quant à elle, préfigure paradoxalement « certaines formes marquantes du capitaliste contemporain. » C’est donc toute la complexité de ces errances urbaines que l’auteur nous fait découvrir.
20S’appuyant sur un CD-rom de Jean‑Louis Boissier, Moments de Jean‑Jacques Rousseau ainsi que sur l’œuvre même de Rousseau, Monique Maza montre que les voyages pédestres de Rousseau forment une sorte de « concept ambulatoire ». Elle rappelle le lien entre activité physique et mise en mouvement de la pensée. La pérégrination devient ainsi un stimulant pour la rêverie mais aussi une manière d’expérimenter sa liberté. Elle permet ainsi de passer « de la magie rêveuse à la rêverie créatrice » dans un redoublement du périple qui est remémoré dans les rêveries solitaires, rejoué dans l’écriture, revécu des les relectures et revisité par l’artiste J.‑L. Boissier.
21Lydie Rekow consacre son analyse à l’œuvre de l’artiste Hamish Fulton. L’auteur explore les principales qualités que le plasticien accorde à la marche. C’est une manière de renouer avec la nature (L. Rekow donne l’exemple très parlant du rapport aux rochers, liés à de nombreuses croyances religieuses dans les traditions indiennes). La marche est également un « medium », un mode de travail opératoire qui conditionne l’œuvre d’art. Elle possède enfin une dimension spirituelle procurant un état de vide mental, une « purification intérieure » pour aller à la rencontre de la nature.
22L’analyse d’Anne Moeglin‑Delcroix poursuit l’étude de L. Rekow mais en élargissant le corpus et en posant cette question provocante : pourquoi le paysage a-t-il disparu des livres d’artistes pratiquant pourtant le voyage ? Elle en donne plusieurs exemples très convaincants. S’il n’est pas étonnant que l’art conceptuel et le mouvement Fluxus aient boudé le paysage, il est plus surprenant de noter ce désintérêt chez les artistes du Land Art .Mais une analyse détaillée des livres de Richard Long, Hamish Fulton, et herman de vries nous en convainc facilement. Effectivement, le paysage a disparu de ces œuvres. Il a été remplacé par la pratique de la collecte d’échantillons prélevés dans la nature. L’auteur explique cette démarche par le fait de revenir « au plus près d’une lecture non filtrée par la tradition artistique ». La marche est ainsi l’occasion d’une méditation spirituelle qui vise à retrouver l’immédiateté du rapport à la nature.
23De méditation, il est aussi question dans l’étude de D. Méaux. Elle s’intéresse en effet à la lenteur, ce qu’elle nomme un « tempo lento », à partir des photographies de Marc Déneyer. Certains territoires favorisent plus que d’autres ce sentiment de lenteur : trois lieux ont permis à Marc Déneyer de satisfaire son goût pour le cheminement lent : le Groenland (où le temps semble se diluer dans la blancheur et l’apesanteur), les jardins zen japonais (station prolongée et lenteur des rites de politesse) et les marais de la Charente‑Maritime (cheminement par des sentiers plutôt que par des routes). L’auteur explique que l’utilisation d’un matériel photographique lourd, à vitesses longues, contribue à installer le photographe dans d’un temps « de patience et de déprise ». Il en résulte l’image de paysages chargés de densité végétale en même temps que marqués par le vide. La taille relativement petite des photographies de M. Déneyer impose aussi à l’observateur un rythme plus lent. En somme, c’est à une expérience de « décentrement » que nous convie M. Déneyer.
Une expérience polysensorielle
24Ce chapitre étudie la multiplicité des perceptions sensorielles qui sont présentes dans les déplacements. Le paysage est saisi dans toute sa richesse et par là même engage une poétique de la synesthésie.
25Souad Natech a choisi de mettre en évidence cette expérience de la synesthésie en étudiant le voyage de Paul Klee en Tunisie, en 1914. Il montre comment les récits de Klee sont réceptifs aux couleurs mais aussi aux parfums et aux sons de l’Orient. Klee utilise différents moyens de locomotion mais S. Natech revient sur un tableau du peintre Chameau dans un paysage rythmé d’arbres (1920). Ce tableau a valeur d’allégorie : c’est le nomadisme qui guide le déplacement de Klee. Il suppose une déambulation lente, ce que Klee nomme un « mouvement en contrepoint ». Une déambulation, souligne l’auteur, qui est aussi une « rencontre fructueuse entre le regard occidental et un milieu culturel oriental ».
26Jean Arrouye se livre à une étude de Cantos del Desierto du photographe Richard Misrach : pendant vingt ans, le photographe a parcouru les déserts du sud des États‑Unis et en a livré une double image : célébration de lieux d’une splendeur lumineuse et dénonciation d’un espace souillé par les hommes. C’est cet aspect qui intéresse J. Arrouye. Il donne plusieurs exemples de cette dénonciation. Le texte qui accompagne les photos est parfois ouvertement polémique puisqu’il dénonce « le paysage postapocalyptique de Bravo 20, l’immobilité des choses obsessionnellement et méthodiquement détruites ». Certaines images présentent ainsi une réalité noire : fosse pour animaux morts, barbelés entourant une usine de fabrication de détonateurs de bombes atomiques, lourds nuages noirs au‑dessus d’un site d’essais nucléaires…. L’organisation des images dans le livre, que l’auteur analyse longuement, fait également sens. Les photos de R. Misrach montrent, selon l’auteur, que le territoire américain a perdu sa wilderness, sa sauvagerie et sa pureté…
27La contribution de Bruno Duborgel s’écarte de la critique universitaire : il rend hommage à la photographe belge Martine Franck dans un texte à tonalité poétique. Il décrit ainsi une photo intitulée « Nîmes » (1989) en nous donnant à voir, par la danse de ses phrases, la beauté de cette image.
28Laurent Grison a choisi quant à lui de rêver sur un tableau du peintre argentin Antonio Segui : Le parc aux aveugles (1978). C’est l’occasion pour lui, par‑delà l’analyse formelle du tableau, de dégager sa « sourde spirale mélancolique » en le rapprochant de plusieurs œuvres musicales, littéraires ou picturales.
29L’étude de Michel Collot clôt l’ouvrage. Elle commence par un dense rappel concernant la représentation du paysage dans la culture occidentale (image fixe selon le modèle pictural mis en place à la Renaissance puis image‑mouvement sous l’influence de nouveaux moyens de transport et du cinéma). Ce nouvel art du paysage implique une expérience polysensorielle, comme l’a montré le Land Art : on est passé du « paysage panoramique » au « paysage participatif ». L’auteur montre ensuite que cette « multidimensionnalité » et cette « mobilité » du paysage concerne aussi la littérature. Il en fournit un exemple avec l’analyse très détaillée des routes et chemins dans l’œuvre de Julien Gracq.
30On le voit cet ouvrage fait varier les approches sans jamais donner l’impression d’une accumulation hétéroclite d’articles épars. Se construit au fur et à mesure de la lecture un savoir sur la représentation du paysage aujourd’hui, au rythme du voyage. À l’heure où les voyages d’écrivains semblent se multiplier (Jean Rolin, Jacques Roubaud, W. G. Sebald), l’essai apparaît comme particulièrement bienvenu.