Bossuet ou l’autorité en question
1Cet ouvrage, au titre limpide, fruit d’une thèse soutenue en 2006, présente un travail considérable et novateur sur l’œuvre de Bossuet puisqu’il s’attache à l’étude de l’écriture de l’évêque de Meaux en relation avec la notion d’autorité qui apparaît en effet comme « la ligne de force de sa pensée aussi bien que de son écriture » (p. 29). Comment le discours bossuétiste parvient‑il à asseoir son autorité ? C’est l’axe directeur de ce travail de recherche. L’originalité d’une telle question est sensible dès l’introduction : il s’agit en effet d’une étude qui ne concerne pas seulement les œuvres oratoires de Bossuet, qui ont déjà fait l’objet de nombreux travaux1, mais bien l’ensemble de son œuvre dans une approche rhétorique, inspirée des travaux de Chaïm Perelman. La démarche scientifique adoptée est celle d’un travail de stylistique qui met en place des grilles de lecture liées à la rhétorique et à l’argumentation. Anne Régent-Susini, maître de conférences en linguistique et littérature françaises à l’université Paris 3, a déjà consacré plusieurs articles et livres à la prédication et à Bossuet2 et participe actuellement à l’élaboration d’une nouvelle édition des œuvres oratoires de l’évêque de Meaux3. Dans cet ouvrage, son travail examine deux notions, celles de rhétorique et d’autorité tout aussi problématiques que polémiques. Si l’étude de la rhétorique est revenue en force ces dernières années, elle ne semble pas avoir tenu, du moins en ce qui concerne l’œuvre de Bossuet, toutes ses promesses. Quant à la notion d’autorité, elle est envisagée d’abord dans la perspective des travaux de Bourdieu et de Foucault, c’est‑à‑dire dans ses aspects sociologique, historique, culturel, mais A. Régent‑Susini montre bien que cet angle d’attaque ne suffit pas à rendre complètement compte de ses implications et qu’une dimension rhétorique et linguistique s’impose. L’analyse menée par A. Régent‑Susini est donc avant tout stylistique et s’attache à mettre en évidence une rhétorique de l’autorité par l’étude des pratiques discursives mises en œuvre dans les textes de l’évêque de Meaux. C’est la relation locuteur / allocutaire qui est au cœur de cette analyse. Quant au thème de l’autorité chez Bossuet, motif intéressant et complexe, il fait l’objet d’un autre ouvrage de l’auteur à paraître4.
2L’introduction, très rigoureuse, souligne le choix fait par l’auteur de travailler en ne dissociant pas les genres (sermons, traités, textes de méditation, panégyriques, textes de controverse, oraisons funèbres…), ce qui implique d’étudier sous l’angle du discours et des pratiques oratoires des œuvres qui ne sont pas, a priori, destinées à la communication orale. A. Régent‑Susini montre en effet que même des œuvres aussi éloignées de la prédication que l’Histoire des variations et les Méditations sur l’Évangile peuvent s’étudier sous l’angle de la rhétorique (« la trace d’une oralité fondamentale […] subsiste dans la plupart des textes non oratoires de Bossuet », p. 13). Par ailleurs, il s’agit d’un travail en synchronie, ce qui n’empêche pas l’auteur de souligner les évolutions de Bossuet, celui‑ci ayant composé sur une période de plus d’un demi‑siècle. Le point de départ de la réflexion est l’affirmation d’un Bossuet incarnation de l’autorité, affirmation qui ne va pourtant pas de soi car dans une perspective bourdieusienne, cette autorité est liée à une position sociale, institutionnelle. Or, l’autorité est aujourd’hui encore prégnante dans l’œuvre de Bossuet, ce n’est donc pas sa proximité avec l’institution qui explique cet état de fait mais bien plutôt, selon l’auteur, parce qu’elle relève « d’une certaine conception de la vérité et de sa transmission » (p. 13). Le discours, ses mécanismes, ses rouages, sont donc au cœur de l’analyse proposée. En réalité, la force de la démonstration d’A. Régent‑Susini vient de ce qu’elle s’applique à chercher ce qui, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du discours, est porteur d’autorité.
3L’ouvrage se compose de deux grandes parties intitulées respectivement « Construire l’évidence » et « Affirmer la faiblesse ». Il s’agit, par ces expressions proches du paradoxe, de mettre en lumière la spécificité de l’écriture bossuétiste, grâce à une approche qui s’appuie sur des analyses stylistiques. Le croisement rhétorique / autorité s’impose donc dès le début, la précision étymologique consistant à montrer que le mot autorité, venant du latin (le terme est inexistant en grec), est lié à auctor (auteur), suggère d’emblée la clé finale de la démonstration : au terme de son parcours de réflexion (chap. VII. « Il ne dit rien de lui-même : un discours en quête d’auteur »), A. Régent‑Susini propose d’interroger cette piste étymologique pour montrer que l’autorité passe aussi par la figure de l’auteur pourtant rejetée par Bossuet lui-même. D’ailleurs, l’ensemble de la réflexion est sous-tendue par un maître-mot : celui de paradoxe. En effet, la rhétorique de Bossuet — c’est ce que s’attache à démontrer la première partie de l’ouvrage — se caractérise par une anti-rhétorique, tandis que son autorité — deuxième partie — se révèle davantage dans une position d’anti-autoritarisme et donc d’anti-auctorialité. La bibliographie est très dense et organisée en plusieurs sections qui permettent une consultation plus aisée. Ainsi, on peut se référer, dans la partie consacrée à la littérature secondaire, aux « Études portant sur Bossuet », « Études littéraires », « Études historiques, philosophiques et théologiques » et « Études linguistiques et rhétoriques ». On peut peut-être regretter l’absence du terme « spirituel » dans l’avant-dernière rubrique, qui aurait permis aussi de renvoyer à des ouvrages éclairant sur la difficulté de dissocier au xviie siècle — et particulièrement chez Bossuet comme le souligne A. Régent‑Susini elle‑même à la page 461 — les notions d’âme, de cœur et d’esprit5. Les notes de bas de page sont extrêmement riches et précises — l’inconvénient d’une telle richesse étant d’imposer une double lecture difficile à mener à parallèle. Mais l’auteur sait renvoyer de manière appropriée et pertinente aux textes permettant d’approfondir les éléments présentés. La présence d’un index des noms est aussi utile pour circuler à l’intérieur de l’ouvrage.
4C’est en examinant tour à tour les trois piliers de la rhétorique antique (logos, pathos et éthos) que l’auteur s’attache à mettre au jour la méthode bossuétiste. La première partie de l’ouvrage est consacrée au logos. Pour Bossuet, la vérité est forte car évidente, elle s’impose d’elle‑même. Nul besoin de démonstration mais plutôt de monstration. Il suffit en effet de montrer pour que l’évidence et donc la vérité s’imposent. Cette rhétorique de l’exposition revendique les signes de la clarté, de la brièveté et de la simplicité (première section de la première partie). Au fil de la lecture des citations de Bossuet, le lecteur ne peut s’empêcher pourtant de penser que son insistance à répéter incessamment « c’est évident » (sous toutes ses formes) loin d’être une force est plutôt le signe d’une faiblesse. D’ailleurs, les arguments d’évidence et de clarté de la doctrine sont aussi utilisés par les adversaires protestants de Bossuet, les rapprochements entre catholiques et protestants à cet égard n’étant pas forcément aussi surprenants que le souligne l’auteur. En effet, les représentants des deux confessions avaient la même connaissance des sources et des textes, la même érudition et surtout la même conviction, profonde, intime et sincère de détenir la vérité. Pour autant, comme le montre A Régent‑Susini, Bossuet ne renonce à recourir ni à la raison ni à l’imagination (deuxième section de la première partie) au risque de postures paradoxales voire contradictoires. Le locuteur doit en effet se résoudre à reconnaître le peu d’efficacité d’une méthode qui consiste tout simplement à dire. Mais c’est en analysant les éléments constitutifs de la force persuasive du discours qu’A Régent‑Susini souligne bien les procédés mis en œuvre pour établir l’autorité du discours, ainsi le principe de l’assertivité, étudié avec beaucoup de précision et de rigueur dans la troisième section. Le lecteur est amené à s’intéresser tant aux modalités de l’énoncé qu’au fonctionnement de la question rhétorique et aux différents « coups de force argumentatifs ».
5Toutefois, le discours de Bossuet tend moins à argumenter, convaincre, persuader qu’à convertir. La deuxième partie de l’ouvrage s’attache donc à l’examen des deux autres instances oratoires que sont le pathos et l’ethos. Ce qui importe en effet pour l’homme d’église qu’est Bossuet c’est « non seulement d’emporter l’adhésion de l’esprit, mais de porter à l’action » (p. 457). Là encore, l’autorité se caractérise par son ambivalence car dans le même temps que le locuteur s’impose et affirme son pouvoir de domination, il s’efface devant « l’Autorité Suprême ». Ainsi, l’évêque de Meaux condamne-t-il les passions mais y a recours tout de même, arguant, dans la lignée de saint Augustin, de la nature déchue de l’homme. Terroriser mais aussi consoler, le discours oscille en effet entre ces deux pôles sans que cela ressortisse uniquement d’une stratégie rhétorique. Bossuet, il est vrai, s’adresse à la raison par la preuve logique mais s’adresse aussi et surtout au cœur par la preuve pathétique en déployant « une rhétorique des peintures » — sous l’influence des jésuites — qui agit comme « pastorale de la peur ». Néanmoins, il a aussi recours à une « pastorale de la communion » qui se manifeste par l’association, au sein du discours, du locuteur et de l’allocutaire (première section de la deuxième partie). Bossuet joue bien de la force impressive du discours en liant étroitement éthos et pathos, comme le montre la structure de cette seconde partie. L’orateur a une mission, il est le gardien de la vérité qu’il a la charge d’exposer. A. Régent‑Susini réfléchit à nouveau sur le dedans et le dehors en distinguant l’éthos intradiscursif — celui qui se révèle à l’intérieur du discours — et de l’ethos extradiscursif — celui qui dépend de ce qui entoure le discours. Reprenant l’expression d’O. Ducrot6, A. Régent‑Susini insiste sur cette « stylistique de la discrétion » qui fait que l’éthos doit être présent sans se montrer. Il doit transparaître sans apparaître. Ainsi, dans la deuxième section, sont examinées tour à tour les différentes postures de Bossuet dans son œuvre : « Bossuet ecclésiastique », « Bossuet controversiste », « Bossuet spécialiste », « Bossuet pédagogue », « De l’historien au prophète ». La multiplicité des éthè a pour double conséquence un renforcement de l’autorité mais aussi l’effacement de la figure du locuteur. Il s’agit bien de « la négation de l’individu au profit de l’affirmation d’une vérité universelle » (p. 715). Bossuet est en effet prophète dans la mesure où il se fait le porte-parole d’un Verbe inspiré. Il refuse l’autorité que lui conférerait le statut d’auteur. C’est aussi ce refus qui, selon A. Régent‑Susini, le démarque des mystiques dont on le sent pourtant parfois assez proche. « Aussi le discours bossuétiste, essentiellement autoritaire, voire par moment autoritariste, se révèle-t-il inséparable d’une forme de dépossession du je » (p. 757). L’orateur n’est en réalité que le relais de la parole divine, c’est ce qu’affirment les sermons sur la prédication qui exposent clairement la doctrine augustinienne du prédicateur intérieur. Mais ce principe n’est pas sans poser problème car, dès lors, quelle autorité est ainsi mise en œuvre ?
6L’examen des citations qui émaillent les textes de Bossuet révèle une autre pratique discursive celle de la « rupture et suturation énonciative » (p. 734). C’est bien à une superposition des paroles qu’aboutit l’infusion constante de citations bibliques et patristiques. L’ouvrage se termine sur la métaphore du discours bossuétiste comme miroir qui devient soleil. L’image du reflet lumineux n’est pas sans rappeler l’ouverture du propos puisque l’auteur avait commencé son étude par celle du paradigme lumineux dans l’écriture de Bossuet.
7Pour finir, il apparaît bien que Bossuet est un auteur qui refuse d’être auteur. C’est la raison pour laquelle Anne Régent‑Susini finit par qualifier sa rhétorique d’une ultime expression paradoxale en parlant de « rhétorique d’une présence-absence ». De la même façon que le corps du développement d’A. Régent‑Susini s’ouvre et se ferme sur l’image de la lumière, l’introduction et la conclusion de l’ouvrage renvoient à une citation de Roland Barthes sur la jouissance esthétique que procure l’écriture de Bossuet ; écriture éminemment paradoxale mais aussi éminemment admirable et fascinante. Dans cet ouvrage passionnant, A. Régent‑Susini met au jour les mécanismes d’un discours extrêmement complexe qui vise avant toute chose la conversion du récepteur. Elle cite d’ailleurs ces quelques mots griffonnés par Bossuet dans la marge d’un de ses manuscrits, « Nulle pensée que pour convertir ». Toute l’œuvre de Bossuet est en effet tendue vers ce but ultime. La clarté et la rigueur des analyses proposées, la maîtrise des outils scientifiques utilisés font d’emblée de ce livre une référence sur l’écriture de Bossuet.