Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Florence Balique

La géosophie de Campanella

Jean‑Louis Fournel, La Cité du soleil et les territoires des hommes. Le savoir du monde chez Campanella, Paris : Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2012, 368 p. EAN 9782226209030.

1Dans l’histoire vraie d’un penseur traqué, « qui sentait le fagot », la prison est devenue comme le territoire de Campanella. Écrivant à l’écart ou scrutant le cours du monde à travers les astres depuis la « fosse du crocodile », au Castel Sant’Elmo, où il n’a droit à la lumière qu’une demi‑heure par jour (moment précieux d’une prière au Soleil1), le dominicain résiste avec une force exceptionnelle, assumant le destin tragique d’un personnage fascinant. La biographie exerce une telle fascination qu’elle a pu servir à reléguer l’œuvre à la périphérie de la haute sphère de la philosophie politique ou à l’intégrer, un peu vite, dans la sphère (jugée inférieure) de la pensée par fable, mise sous la tutelle de la raison dialectique. Paradoxalement, suivant un pseudo‑rationalisme qui trahit Descartes, un certain point de vue (notamment français) atteste le mythe pour en user comme arme de mise à distance. Les textes d’un Giordano Bruno, condamné comme eretico impenitente, pertinace ed ostinatissimo [hérétique impénitent, opiniâtre et obstiné], écrivant en poète et s’adonnant aux pratiques magiques, ont parfois fait l’objet d’un traitement analogue.

2Une lecture focalisée sur La Cité du soleil, envisagée comme géniale utopie, conforte ce regard, en orientant peut‑être insidieusement la compréhension de l’œuvre de Campanella, moins commentée ou analysée comme devant converger vers la pensée utopique, cœur solaire de la réflexion.

Poésie de l’utopie : un pont entre histoire du monde et prophétie politique

3Le sous‑titre de Dialogue poétique devrait avertir le lecteur : non mensonge, mais poésie délivrant une vérité, la Cité des Solariens constitue une hypothèse de gouvernement (par éloignement et étrangeté) répondant au critère du politique (l’utile). Le texte relie histoire et prophétie, à la manière d’une annonciation, qui est aussi « dénonciation du présent ». La référence napolitaine placée au cœur de La Cité du soleil, « véritable hapax » dans le dialogue, dessine ainsi un point de fuite qui donne à Naples une valeur politique abstraite : anti‑modèle à rejeter, réalité estompée parce que déjà dépassée dans le temps et l’histoire. Campanella énonce un « projet » (selon le mot de Gabriel Naudé, qui l’emploie également pour l’Utopie de More) façonné à partir du constat de l’état du monde. En ce « bricolage théorique » — souvent simplement envisagé comme « préhistoire des totalitarismes modernes » — se tissent la tension utopique et l’aspiration universaliste, par un geste résolument inscrit dans l’Histoire. En proposant de « “désutopiser” partiellement l’écriture campanellienne », Jean‑Louis Fournel déploie les enjeux politiques d’une pensée dynamique, en prise avec le monde, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé de s’adresser aux pouvoirs, endossant la fonction de conseil (qu’il auréole d’un regard visionnaire et non d’illuminé), en vue d’une voie alternative à celle que tracent les avis tirés du Prince de Machiavel.

Montrer, avec Campanella, qu’il est des utopies qui se pensent dans le monde et à partir du monde, pas seulement par leur composante critique, mais aussi par l’articulation des territoires qu’elles proposent, voilà le sujet du présent ouvrage (p. 37).

4Cette réflexion se construit elle‑même comme une exploration des territoires privilégiés de la pensée campanellienne, en partant du royaume de Naples, lieu des origines, pour voguer ensuite vers le Nouveau Monde, et revenir en Europe : Flandres, péninsule italienne, France, puis repartir en mer avant un retour au corps, « dernier territoire de la réforme ».

5À l’inverse d’un « philosophe maudit qui prêcherait dans le désert », le Calabrais élaborerait une vision politique globale de la géographie du monde habité par les hommes. Cette audacieuse « géosophie », sagesse des territoires, s’inscrit dans une logique holiste, qui répond à l’injonction prophétique, prévoyant la fin d’un vieux monde et l’avènement de l’âge d’or.

La mondialisation, résultat d’une vision politique unifiée de l’oekoumène

6Quel regard porter sur un monde élargi et divisé, qui puisse embrasser les « nouvelles » terres habitées ? Dans une perspective « pré‑coloniale » et suivant un point de vue à la fois européen et universel (qui vise à « dire en même temps soi et les autres »), le projet chrétien, tel que Campanella le conçoit, devrait rassembler les hommes, retrouvailles à venir, si l’esprit de conquête ne conduit à l’éclatement catastrophique.

Campanella pourrait bien […] nous dire que la question première de la relation de l’Europe avec le monde est celle d’un impossible voyage, d’un pas de côté toujours inachevé, d’un décentrement malaisé et d’une mise entre parenthèses de soi problématique. (p. 28)

7Faire « un pas de côté » ne signifierait pas oublier le monde pour entrer en fiction : si Campanella construit une réponse alternative au machiavélisme, il intègre dans sa vision géosophique le sens pragmatique qui n’interdit pas le recours aux artifices du Florentin, écrivant pourtant « du doigt du diable » (selon le mot du cardinal Reginald Pole). Le primat accordé à l’expérience, contre un savoir livresque jugé dépassé (accusation visant volontiers Aristote), incite à réécrire le récit du monde, en y intégrant le ralenti qu’induisent les erreurs humaines.

8Le questionnement de l’autorité ébranle l’ordre du pouvoir, geste libérateur qui permet un point de vue décalé : parole « de côté » pour un nouvel énoncé de la visée religieuse, aux accents hétérodoxes (refus du compromis politico‑religieux en passe de laisser triompher le calcul d’intérêt). À la différence de Giordano Bruno, les démêlés de Campanella avec l’Inquisition ne surgissent pas à un moment donné de l’existence. En réponse à la permanente suspicion de « déviance doctrinale », le penseur s’obstine à défendre l’orthodoxie de ses propositions, son écriture revêtant volontiers la forme sermonnaire. Osant redéfinir le lien religieux comme ciment social dans l’intelligence de la paix, il refuse le jeu d’imposture politique qui fait usage de la religion comme arme d’endoctrinement assurant la servitude des peuples (et justifie, en résistance, les postures libertines, provenant d’un point de vue déniaisé sur le spectacle politique2). Le penseur en vient ainsi à sanctionner, dans La Monarchie de France, la politique dévoyée de la maison des Habsbourg, monstre territorial à trois têtes qui dévore le rêve européen3. L’histoire du déclin espagnol s’articule à l’espoir placé dans la monarchie française, peut‑être à la hauteur d’une nouvelle mission : libérer l’Italie (et notamment le royaume de Naples), d’où doit germer la réforme qui engagera la christianisation du monde (depuis la Calabre). Le pouvoir politique est instrument au service du dessein divin s’il ne s’égare, par un effet du libre‑arbitre des rois, qui réoriente le cours des événements.

Situer le lieu de la politique. Entre traduction du dessein divin et manifestation de l’humaine liberté

9Le refus obstiné d’une conception de la religion comme instrumentum regni, telle serait la divergence majeure avec Machiavel. C’est le récit providentiel qui doit guider les choix politiques, en vue d’une paix universelle dans la Monarchie du Messie (« souhaitable, inéluctable, mais pas encore d’actualité »), point de mire jamais abandonné par Campanella. Un seul troupeau, sous la loi d’un seul berger, suivant la prophétie de l’apôtre Jean.

10Les faits politiques se trouvent réinterprétés à l’aune d’une visée religieuse, au sens premier du terme : relier, rassembler les hommes, faire vivre ensemble les territoires, la liberté humaine pouvant épouser ou retarder la Providence.

11Ainsi, l’Amérique n’est qu’une « étape dans le tour du monde vers Jérusalem », l’or des Indes donnant à l’Espagne la force de contrer les hérétiques et infidèles dans l’ancien monde. Étape manquée : à traiter les Indiens en ennemis, agissant en rapaces, les conquistadores ignorent le sens de leur mission, préférant le glaive à la parole, négligeant la vraie richesse, humaine, celle de la population dont ils bafouent la dignité. Réactivant le mythe platonicien de l’Atlantide4 pour le combiner à la thèse d’Acosta sur le peuplement de l’Amérique (migration de peuples d’origine euro‑asiatique5), Campanella questionnerait la « nouveauté » de ce Monde : frères égarés ayant oublié la foi, les Indiens doivent rejoindre le troupeau par un effort de réminiscence.

12Les figures historiques deviennent acteurs au service de la Providence : Colomb, le découvreur, incarnant la supériorité de l’expérience sur le savoir du passé, personnage messianique qui doit accomplir le dessein providentiel. Dans l’églogue qui lui est consacrée, le Dauphin est dépeint comme futur fondateur d’Heliaca. Nouvel Auguste, Louis XIV se définira comme Roi Soleil, sans pour autant réaliser la mission de pacification que lui confie le philosophe poète, nouveau Virgile : c’est sous la sainte l’autorité du pape, arbitre écartant les conflits, que Campanella conçoit l’unification européenne.

Regard des hauteurs : une boussole pour lire le nouvel horizon du monde

13Cette perspective globalisante (forme de World History) dessinerait, à l’heure d’une mondialisation déroutante, une voie alternative à celle de l’équilibre des puissances qui s’est imposée en Europe, après la triple fracture qui a pour noms Colomb, Machiavel et Luther. Découverte du « Nouveau Monde », politique pensée en termes de rapports de force, division religieuse du vieux continent induisent une géostratégie suivant une logique d’occupation de l’espace, au risque d’une guerre perpétuelle.

14Adoptant un regard des hauteurs, Campanella déplore une soif d’acquisition inextinguible et un désir de thésauriser qui compromettent la mission d’évangélisation ; il invite à cesser les luttes intestines, en vue d’une paix chrétienne, d’une unité européenne, urgente face à la menace ottomane. L’erreur espagnole (abus de pouvoir, diagnostiqué dans la mission au « Nouveau Monde ») ruine, de façon analogue, la cohésion de l’ancien monde, aux Pays‑Bas comme en Italie. La rébellion flamande est un signe révélant le vrai visage, à l’effet désastreux, d’une monarchie conquérante, qui, en traquant l’hérésie par la force, la fait croître et embellir. Utilisant la religion « comme des suppôts de Machiavel », les Espagnols perdent toute légitimité à exercer une domination en Europe. Sanctionnée dans le bref Avertissement « sur les maux d’Italie », l’Espagne risque de saccager le « jardin de l’Empire » et « cœur de l’Europe » ; d’où la proposition de Campanella, après le sac de Mantoue, de remettre le royaume de Naples entre les mains du pape. Dans la Scelta di poesie filosofiche, les sonnets 37, 38 et 39 constituent un triptyque éclairant sur la situation de la péninsule. Le premier poème D’Italia dépeint le pays personnifié comme un corps quasi disloqué. Les suivants, qui portent respectivement sur Venise et sur Gênes, livrent une comparaison contrastée des deux républiques maritimes : la première incarne un modèle de « liberté de longue durée », l’autre « la servitude vilement acceptée ». Enfin, dans La Monarchie de France, si Gênes acquiert un statut privilégié par rapport à Venise, c’est qu’elle devient un « enjeu » présent : il s’agit de la rallier au camp anti‑espagnol car sans sa force (l’argent qu’elle prête), l’Espagne serait exsangue. La harangue À Gênes en 1636 exhorte ainsi à la révolte la cité maritime asservie.

15« Toujours le seigneur de la mer le fut aussi de la terre », affirme Campanella, dans la Monarchie d’Espagne ; l’adage mérite d’être questionné, en suivant l’évolution de l’œuvre. La mer n’est pas perçue comme pur enjeu stratégique, domaine à conquérir (dominio, selon la position inverse de Paolo Sarpi, qui la « territorialise ») : res nullius au cœur de la Création, elle reste espace libre et ouvert où s’invente une communication universelle. Une nouvelle politique maritime s’impose, qui dépasserait la perspective méditerranéenne, pour s’ouvrir vers l’océan. J.‑L. Fournel mentionne l’éloge de Colomb par Le Tasse dans le Chant XV de La Jérusalem délivrée, pour remarquer que « l’épisode a fait les frais d’une correction idéologique », ne conservant que la partie "méditerranéenne" du voyage, réduction symptomatique d’une résistance à l’élargissement du champ de vue. Une épopée moderne, océanique, chanterait l’audace de la découverte, où les navires, « cités de bois », guidés par la boussole, relient les populations, en vue d’un monde unifié. À l’inverse, la mer devient nouveau champ de bataille : l’espoir de paix réside alors dans la France, puissance continentale, signe de retardement d’une solution thalassocratique.

Le corps, territoire résistant

16L’œil rivé au ciel, Campanella délivre une vision étrangère au mercantilisme, au‑delà des manœuvres des rois, et bien en deçà, car elle s’enracine dans la vie des hommes. La raison cosmique devrait ainsi régler la procréation : que les astres président à l’harmonie des naissances. Provocation que la proposition (héritée de Platon) d’une « communauté des femmes » chez les Solariens ? Conviction qui n’est en rien passagère, affirmée depuis La Monarchie d’Espagne jusqu’à La Monarchie de France. À la formule partiellement trompeuse devrait se substituer celle d’une mise en commun des corps, dernier territoire à intégrer dans le projet d’organisation harmonieuse, par socialisation de la biologie selon un principe nataliste. Ce contrôle de la vie à venir s’accompagne d’une objectivisation du corps féminin, rejoignant le mythe de la femme‑utérus. Il relèverait, par ailleurs, de la « composante astrologique de l’argumentation, sur le “siècle féminin” ». Résonance de la méfiance religieuse à l’égard de la femme, d’un battement vital qui échappe, à maîtriser, en pratiquant une gestion biologique raisonnée. « Campanella se sert du corps des femmes mais se heurte à lui » (p. 304). Le corps, peut‑être point d’arrêt de l’entreprise géosophique, territoire obscur qui se déroberait à la loi du Soleil ? Le désir, équivalent psychique et physiologique du libre arbitre risque de perturber le projet d’accorder la politique à la Création, suivant une savante équation éthico‑sociale. À penser inlassablement la vie des hommes et leurs relations, Campanella scrute le mystère du corps à la lumière du Ciel, où se lit la Sainte Raison qui fait tourner le monde.

17Dans le sonnet qu’il écrit en hommage à Pucci, après avoir assisté à son exécution par décapitation (le penseur fut ensuite brûlé, comme le sera Bruno, sur le Campo de’ Fiori), l’âme de l’ami devient messagère envoyée au Ciel pour réclamer le secours divin. Que Dieu arme le corps pour résister à la torture, ou qu’il rappelle à lui ceux qui luttent au nom de la Raison Éternelle…

Dilli che, se mandar tosto il soccorso

dell’aspettata nova redenzione

non l’è in piacer, da sí dolente morso

        

toglia benigno, a sé nostre persone,

o ci ricrei ed armi al fatal corso

c’ha destinato l’Eterna Ragione6.

         

[Dis‑lui, s’il ne consent à dépêcher le secours de la nouvelle rédemption, tant attendue, que, d’un mors si douloureux, dans sa bienveillance, il nous délivre, nous ramenant à lui, ou nous recrée armés pour supporter le destin que nous a tracé l’Éternelle Raison.]

18Dépassant l’effet de tableau, à partir d’un portrait de Campanella, dépeint en personnage « sombre » et « tourmenté », J.‑L. Fournel souligne : « L’écriture est la vie » (p. 15). Elle naît du silence, qui la protège et la rend possible. Après l’arrestation pour conjuration, la folie simulée, subterfuge qui permet d’éviter la mort — selon le droit canon, un fou ne peut être exécuté —, soumet Campanella à la preuve de la « veille », torture atroce où il expérimente ce que peut le corps pour sauver la vie :

E dicono che, se in quaranta ore di tormento un uomo non si lascia dire quel che si risolve tacere, manco le stelle, que inchinano con modi lontani, ponno sforzare7.

(Ils [les Solariens] disent que, si en quarante heures de torture un homme ne laisse pas échapper ce qu’il a résolu de taire, pas même les étoiles, qui exercent une influence lointaine, ne peuvent l’y forcer.)

19Témoignage placé en conclusion de La Cité du soleil qui intègre le triomphe sur la souffrance vécue dans l’annonce d’un territoire de paix, le silence dans l’écriture, suivant la devise : « Non tacebo » (On ne me fera pas taire).