Le journal intime au-delà de l’expression
1Le journal intime n’est pas le simple épanchement littéraire du sujet ; c’est un mode d’écriture qui tente d’en rassembler les masques, dans une quête orphique où la construction plastique du moi aboutit souvent à son écartèlement, à son déchirement et à l’absence même d’identité. C’est tout le propos de l’ouvrage de Béatrice Jongy, L’Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa, consacré à trois textes majeurs de la modernité européenne, tous journaux intimes, réels ou fictifs.
2La connaissance dont témoigne L’Invention de soi de ces ouvrages importants et complexes, et la façon, surtout, dont les trois auteurs se trouvent toujours liés, mutuellement éclairés, ne peuvent manquer d’impressionner le lecteur. Car les questions soulevées par ces textes sont souvent paradoxales et solipsistiques, et B. Jongyles aborde avec beaucoup de justesse.
3Les Journaux de Kafka ne doivent leur existence qu’aux soins de l’éditeur soucieux de réunir des notes éparses, rédigées au fil des ans dans le but, non pas de construire une œuvre autonome, mais d’explorer dans le temps une conscience interrogeant sa propre négation. Les Carnets de Malte Laurids Brigge de Rilke et Le Livre de l’intranquillité de Pessoa, en revanche, mettent en scène à la première personne des narrateurs fictifs dont l’identité et l’ethos entrecroisent ceux de leurs auteurs réels. Les frontières entre l’affirmation du sujet et sa mise en fiction sont alors sans cesse redéfinies et replacées : car le moi est « protéiforme », comme l’écrit B. Jongy, « et pour cette raison le lieu de l’inquiétude, un sujet d’étude, l’occasion d’une expérience » (p. 21).
4Le volume est rythmé par des intertitres évocateurs — « La Nostalgie de l’infini », « La Tunique de Nessus », ou « Orphée au plat à barbe » —, qui structurent les analyses tout en les inscrivant dans une cosmogonie mythologique. Les trois œuvres se trouvent ainsi plus largement rattachées à une tradition européenne qui n’a cessé de déployer divers mythèmes de l’identité individuelle (Orphée, Babel, le voyage initiatique, etc.).
5Au sein de ce macrocosme, B. Jongy fait preuve d’une attention microcosmique, lisant et traduisant de l’anglais, de l’allemand, du portugais, ce qui lui permet de proposer des analyses et traductions souvent nouvelles et passionnantes.
6Si le rapprochement de ces trois textes aux statuts différents pouvait a priori sembler étonnant, il s’avère ici particulièrement fructueux. L’Invention de soi résiste à juste titre à une approche qui consisterait à voir dans ces écrits le simple miroir de la conscience et de l’inconscient de l’auteur (Kafka et Rilke), ou le fruit du malin plaisir qu’il trouverait à démultiplier à l’infini les visages du moi (Pessoa) ; la première attitude relèverait de sa sincérité, la seconde de son insincérité.
7B. Jongy se démarque explicitement d’une telle opposition simpliste, en montrant, par des analyses à la fois fines et extrêmement détaillées, que « l’écriture de ces journaux intimes n’est pas l’installation dans le confort de la subjectivité, mais l’expérience difficile d’un rapport à soi vécu comme décentrement » (p. 115). L’Invention de soi interroge alors clairement la différence entre auteur « réel » ou corporel, fonction-auteur, personnage, hétéronyme, pseudonyme, et toutes les déclinaisons possibles entre ces statuts auctoriaux. Il ne s’agit pas pour ces auteurs de se connaître soi‑même, selon le décret socratique, ni d’entreprendre plus largement une quête épistémologique débordant les confins du sujet, mais « d’échapper au moi qui leur a été attribué » (p. 22). Tout comme Ulrich dans L’Homme sans qualités, les personnages-auteurs ont l’impression que les traits qui les définissent ne sont que les attributs hérités d’une culture ou d’un passé aléatoires.
8C’est lorsqu’elle lie ces explorations à un questionnement métaphysique que B. Jongy nous offre quelques‑unes des plus belles pages de son livre, et elles sont nombreuses. Si son approche reste littéraire, elle y propose un contenu philosophique dense et habilement mené. Le paradoxe central qu’analyse L’Invention de soi tient à la manière dont ces écritures visent à atteindre, non pas la présence ou l’absence, non pas l’être ou le non-être, mais un état d’un équilibre et d’une équanimité fragiles, où cette distinction même perdrait toute pertinence.
9Ce n’est pas vers le non‑être de la mort que tend Soares, hétéronyme de Pessoa, mais vers un état précédant toute création. La mort ne lui suffit pas, puisqu’il « voudrait revenir au non‑être, avant que la pensée n’y ait introduit de rupture, et ainsi échapper au malheur de la conscience occidentale ». Ce « désir d’échapper à la création », cette « tentation d’exister en‑dehors de Dieu » (p. 156) se retrouvent aussi chez Rilke et Kafka. Ils soulignent le solipsisme d’une entreprise frôlant toujours une métaphysique post-kantienne, où l’existence du monde immanent dépend de la conscience subjective.
10Le défi, comme le montre très clairement L’Invention de soi, n’est pas de réaffirmer une métaphysique de la présence divine qui se porterait garant ontologique du sujet, en fournissant à l’individu le terrain stable du sacré sur lequel construire — voire véritablement inventer — sa présence subjective profane. Il s’agit bien plutôt de dépasser entièrement la question de l’immanence et de la transcendance, de l’existence de Dieu ou de son absence.
11La « religion de moi-même » (p. 145) dont parle le Soares de Pessoa est donc aussi une religion de personne :
Et alors le désir me prend [...] de voir un jour — un jour dépourvu de temps et de substance — s’ouvrir une issue pour s’enfuir hors de Dieu, et pour voir le plus profond de nous-mêmes cesser enfin, je ne sais comment, de faire partie de l’être et du non-être. (p. 156)
12On comprend alors combien vaine et nécessaire à la fois s’avère l’écriture du journal ou du cahier. La cohésion du sujet dans le temps repose ici sur sa constante désarticulation : ce n’est qu’en se défaisant que le sujet existe dans la durée, son existence se trouve définie par la réaffirmation constante de sa non-existence. Creuser le néant : l’image déployée est éclairante, mais aurait peut-être gagné à nommer son héritage. Bien que le poète de la rue de Rome soit ici moins présent que Baudelaire, la référence à Mallarmé — le Mallarmé tardif de Hérodiade et d’Un Coup de Dés — aurait pu enrichir le propos.
13Sans doute cette absence est-elle motivée par le désir de tracer de nouveaux héritages, loin des sentiers battus de l’écriture du sujet à la modernité. En cela L’Invention de soi semble parfois partager avec Pessoa une dévalorisation du romantisme, accusé d’avoir « érigé [le moi] en forteresse imprenable, en fondement de tout rapport au monde » (p. 21), « d’avoir fait croire que l’inappétence de la vie était la condition suffisante du génie, [...] d’avoir donné la primauté à l’expression des sentiments, alors que le classicisme reposait sur une construction de l’intellect » (p. 35). On aurait pu souhaiter que cette binarité, formulée par Pessoa, soit interrogée plus longuement. Ce romantisme au singulier semble mal s’accommoder en effet de l’auto-conscience, de la légèreté et de l’ironie d’un Byron, d’un Pouchkine, d’un Musset ; il semble ne voir dans le romantisme qu’« expression, et non création de sentiments » (p. 114), une tendance, relevée par Arlette Michel, à souligner l’abondance, l’hyperbole, la copia, au détriment « des ressources romantiques de la breuitas, de l’ellipse et de la litote, du non-dit, de la mise à distance ironique1 ».
14Cette question de la mise en contexte historique rejoint celle de l’approche méthodologique. Si L’invention de soi a le grand mérite de suivre toutes les gradations des états du sujet et de ses masques que ces textes déploient, s’il souligne toujours que ce qui semble « l’imposture du sujet » est en réalité son « éternelle métamorphose » (p. 452), l’ouvrage applique parfois à Rilke, Kafka et Pessoa des catégories de la neuropsychologie moderne dont l’usage ne va pas sans poser quelques difficultés.
15Ce n’est pas tant que la dépression, l’hystérie, ou encore l’aphonie puissent être employées de manière parfois anachronique ; c’est que ces étiquettes, forgées en contexte médico-social pour désigner des pathologies, semblent par moments tenter de dévoiler une vérité du texte, applicable de tout temps au texte littéraire : « Le jeune garçon ne parvient plus à formuler des phrases complètes », lit-on ainsi sur le personnage de Malte ; « [...] Or l’aphonie est précisément une absence de sons mais avec préservation des mouvements labiaux propres à la parole » ; ou, plus loin,
Kafka connaît comme Malte des « crises syncopales ». Certes, son hygiène de vie fournit une explication de ces défaillances. Mais elles ont aussi une origine hystérique. (p. 240)
16Cette approche s’explique peut-être par l’attention extrême que porte L’invention de soi au corps imaginé, fictif, réel de l’écrivain. Nous n’avons jamais l’impression ici que les textes traités, malgré les démultiplications et jeux auctoriaux qu’ils proposent sans cesse, sont les produits textuels arides d’une fonction-auteur abstraite. Si cette prise en compte de l’auteur psycho-biographique est essentielle, elle comporte aussi le risque, qui n’est pas toujours évité, de réduire des phénomènes textuels à des manifestations d’une psychopathologie auctoriale. Un risque prégnant dans la conviction que « se créer comme mythe, faire de soi une fiction où le sujet se convertit tout entier en texte, dépasse l’utopie wagnérienne d’une fusion des arts et union des artistes, pour aboutir à la création autarcique de soi comme œuvre » (p. 452).
17Ces réticences constatées, L’Invention de soi est une lecture passionnante. Par la voie d’une vision comparatiste nouvelle — nous révélant notamment un Pessoa de Kafka, et un Kafka de Pessoa jusqu’alors inconnus — L’Invention de soi forge une vision inédite des articulations et désarticulations d’un sujet moderne moins attaché aux exigences expressives qu’à la construction langagière active.
18Le journal intime devient ici le lieu d’un processus de transfiguration, de construction, un espace d’exploration et d’expérimentation. Et c’est avec beaucoup de lucidité que L’Invention de soi étudie le journal intime à un tournant crucial de la modernité européenne, et renouvelle l’approche de cette forme ambiguë et difficile en replaçant ses horizons métaphysiques et mythologiques au cœur d’une quête identitaire plus large. Celle‑ci ne vaut souvent que pour son échec, comme le montre Béatrice Jongy de manière éloquente :
Si la quête de soi a échoué chez Malte, Kafka et Soares, quelque chose est advenu : l’image d’une absence [...] Du désastre de leur aventure subsistent des ruines qui vont être les fondations de la modernité. (p. 343)
19.