Ce que la peinture leur fait écrire
1Les travaux de Bernard Vouilloux sont familiers à tout chercheur s’intéressant aux rapports entre peinture et littérature. Depuis les livres qu’il a consacrés notamment à Julien Gracq1 et à une approche théorique de la présence picturale dans le texte2, ses investigations dans ce domaine de recherches n’ont cessé, qu’il s’agissent d’études conceptuelles (par exemple : le tableau vivant) ou de productions plus monographiques comme celle consacrée aux Goncourt3.
2Le Tournant « artiste » de la littérature française constitue un recueil d’articles publiés au sein de numéros de revue ou de volumes collectifs entre 1993 et 2007. Mis à part le caractère pratique que représente le rassemblement de textes éparpillés, l’ouvrage comporte sans doute les inconvénients propres à ce type de publication « anthologique », dont celui d’un effet de juxtaposition, que ne peuvent s’autoriser que les chercheurs confirmés. Néanmoins, un réel effort de la part de l’auteur se manifeste dans la volonté de dégager une problématique ainsi qu’une constance dans la méthode employée. Chaque chapitre ne correspond dès lors pas à la simple reproduction d’un seul et unique article ; B. Vouilloux a pris soin, pour chaque point, de fusionner souvent plusieurs études, tout en en réactualisant et en remaniant parfois les données.
3À l’entame de ce livre, une autre remarque mérite d’être soulevée : ceux qui s’attendent à un historique global des relations entre peinture et littérature au xixe siècle n’y trouveront pas leur compte. Tous les auteurs du siècle ciblé ne sont pas abordés ; B. Vouilloux opère une sélection parmi ceux‑ci en ne consacrant de chapitres qu’à Stendhal, Balzac, Hugo, Baudelaire, Flaubert et Edmond de Goncourt. Par ailleurs, malgré le choix de centrer le livre sur le xixe siècle, l’auteur déborde largement ce dernier, notamment dans les chapitres qui traitent des concepts ambivalents que sont la description, l’allégorie et le cliché. Par exemple, l’allégorie nous fait principalement remonter aux réflexions théoriques produites au cours du xviiie siècle (notamment chez Quatremère de Quincy et Fontanier).
4Néanmoins, le projet explicite de l’ouvrage, ainsi que l’indique son titre et plus encore son sous‑titre (Écrire avec la peinture au xixe siècle), consiste à donner une vision globale, au xixe siècle, des effets induits par les redéfinitions du medium pictural sur la littérature. Le quatrième de couverture résume le projet de B. Vouilloux comme suit :
Il s’agit ainsi de repérer tout autant ce que la littérature, au xixe siècle, fait de la peinture que ce que la peinture fait ou fait faire aux textes.
5On doit ici comprendre que l’intérêt du chercheur se porte sur l’ensemble des conséquences que la peinture peut porter sur la conception que se font les écrivains de leur propre pratique et sur sa mise en œuvre. Un des objectifs majeurs, d’emblée revendiqué, réside dans une volonté de retour au texte littéraire que les études des rapports entre peinture et littérature délaisseraient trop souvent au profit d’un traitement, trop exclusif, des « idées » et opinions d’un écrivain sur la peinture. Selon B. Vouilloux qui dénonce ce « travers », celui‑ci peut être résolu en accordant une attention soutenue au potentiel d’informations que peut contenir le texte littéraire :
[en privilégiant] le discours construit, l’exposé argumenté, l’explication et le commentaire, [on] néglige d’autant cette autre forme de pensée qu’est la forme littéraire : un réseau de métaphores, un champ thématique, une construction narrative ne comportent pas moins de vraie pensée qu’une argumentation serrée ; ils sont même souvent plus révélateurs, en ceci que souvent s’essaie ou s’éprouve dans la forme ce qui n’a pas encore trouvé à se formuler en un discours. C’est dire que le rapport de la littérature à la peinture ne se limite pas aux descriptions de tableaux ni aux jugements sur des peintres, qu’il n’est pas seulement affaire de noms désignatifs et d’adjectifs caractérisants ; qu’il ne passe donc pas exclusivement par des genres idoines tels que le roman d’art, la critique du Salon ou le récit de voyage : il met en jeu des cadres de perception, c’est‑à‑dire des catégories cognitives irréductibles à la seule consistance intellectuelle de ce que l’on appelle « idées » et à quoi il est tentant de réduire ce que l’on appelle une « esthétique », que ce soit celle du néo‑classicisme, du romantisme, du naturalisme ou du symbolisme. (p. 20‑21)
6Alors que ce constat ne peut manquer de susciter l’adhésion du lecteur, la question se pose de savoir ce que B. Vouilloux entend par forme littéraire, étant entendu que pour éviter de se consacrer aux « idées » d’un écrivain sur la peinture, l’auteur pourrait ne pas prendre en compte les textes théoriques des écrivains à cet égard. Or, ces textes sont aujourd’hui souvent retenus comme une part intégrante d’un travail littéraire et, partant, dépendent d’une forme littéraire en soi. B. Vouilloux ne renonce pas à l’analyse des textes théoriques dans son ouvrage, mais il prête en effet attention aux formulations choisies et aux connivences de ces textes avec les productions poétiques ou fictionnelles du même auteur. C’est le sens, sans doute, du choix de cette expression « forme littéraire », plutôt que celle, restreinte, de « texte littéraire ». L’ouverture permet d’analyser davantage des dispositifs que des ensembles clos de textes. L’objectif de B. Vouilloux, répétons‑le, est « de lire les textes autant pour ce qu’ils font que pour ce qu’ils disent, d’en considérer les opérations non moins que les propositions » (p. 27).
7L’auteur ne prononce pas d’anathème explicite à l’égard d’une méthode ou d’une théorie littéraire en particulier. L’introduction de son livre, qui révèle une ambition œcuménique, retrace assez clairement une épistémologie des rapports entre littérature et peinture, accompagnée de critiques sur les apports et les manques des méthodes évoquées. Cette partie liminaire de l’ouvrage constitue, grâce à ses nombreuses références en notes de bas de page, une riche bibliographie commentée de ce domaine d’étude, au sein de laquelle figurent également les nombreux travaux de l’auteur.
8Malgré l’intérêt témoigné à l’égard de multiples méthodes et le souhait manifesté par l’auteur d’en conjuguer les meilleurs effets, il faut avouer que, dans l’ouvrage dont il est ici question, l’on retrouve principalement la trace des premières préoccupations sémiotiques de l’auteur4. Parmi les contributions rassemblées, B. Vouilloux manifeste une attention constante pour les choix terminologiques qu’un écrivain effectue, surtout s’ils impliquent une dimension picturale ou, plus globalement, visuelle. À partir de là, l’auteur se livre de manière systématique à une enquête minutieuse des usages de l’expression ou du mot ciblé, en en retraçant l’évolution et en en répertoriant les multiples acceptions chez l’écrivain concerné.
9Par exemple, l’expression « faire la pyramide » employée négativement par Flaubert, qui s’afflige alors de ne pas pouvoir faire aboutir son œuvre, offre l’occasion à B. Vouilloux d’une riche réflexion sur les idées de perspective, de « pyramide visuelle », telles qu’elles peuvent être envisagées en littérature et, en l’occurrence, chez cet écrivain. Cette recherche révèle une prégnance du visuel dans la conception même que se fait l’écrivain de la cohérence de son œuvre ; cohérence, censée se cristalliser au moment de la lecture puisque le romancier neutralise sa présence dans le texte à la différence de Balzac. B. Vouilloux montre que cette idée de perspective visuelle constitue pour l’écrivain une notion devant résoudre la tension entre, d’une part, une attention soutenue pour les détails (qui a fait désigner Flaubert comme un écrivain « myope » par Gracq) et, d’autre part, le désir de voir ces détails se rassembler pour faire sens, « faire la pyramide ».
10Le plus souvent, dans ce recueil, c’est l’histoire d’un concept, à la fois présent dans les domaines pictural et littéraire, qui va susciter les développements de l’auteur. Nous pensons à cet égard au commentaire sur la différence entre l’ekphrasis antique et la description romanesque à partir de l’exemple pris chez Balzac. B. Vouilloux dénonce fermement une confusion qu’il juge abusive entre ces deux notions. De même, c’est à un raisonnement conceptuel qu’il aboutit lorsqu’il s’attache à repréciser les tenants et aboutissants de cette expression-phare qu’est l’Ut pictura poesis. Il réalise cette clarification à partir de l’exemple de Baudelaire qui concevrait l’« image » non plus comme une notion proprement picturale, mais comme une source première de laquelle émaneraient la peinture comme la littérature. Peut‑être ici, malgré la qualité du travail, nous pouvons souligner un manquement de B. Vouilloux vis‑à‑vis de son propre projet : le propos d’un chapitre déborde souvent l’œuvre de l’auteur qui en justifie le titre et s’en éloigne souvent pour traiter essentiellement d’un concept, certes révélateur, mais qui semble parfois, dans son développement, minoriser l’œuvre même de l’écrivain que, dans son introduction, B. Vouilloux se proposait de placer au centre des préoccupations.
11Cette remarque ne doit rien enlever au mérite de ces développements conceptuels qui sont d’un grand intérêt et qui nourrissent de nombreuses pistes de réflexions. Elle doit encore moins signifier une quelconque critique à l’égard des connaissances de l’auteur concernant les textes étudiés. Lorsque B. Vouilloux s’approche de la « forme littéraire », il déploie en effet de très riches inventaires d’occurrences ; l’acuité de son regard sur l’œuvre de Balzac, par exemple, est digne des plus grands éloges. Il met notamment en évidence des détournements de référence, effectués par Balzac, lorsque ce dernier évoque une œuvre d’art dans le texte. Ces références artistiques, dans leurs erreurs prévues ou calculées, B. Vouilloux montre qu’elles s’inscrivent dans l’économie même de la description romanesque et qu’elles viennent moins servir à désigner une œuvre d’art qu’à créer une « illusion référentielle […] qui invite moins à [en] voir l’image, en se la représentant qu’à la rêver, à la décliner imaginairement » (p. 74).
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13Venons‑en à présent de façon plus systématique aux apports critiques de l’ouvrage. Concernant Balzac, dont l’« ambition immodérée », pour sa Comédie humaine, était bien de « tout voir, de tout faire voir » (p. 115), B. Vouilloux y distingue quatre différents moments où la peinture manifeste sa présence dans l’œuvre fictionnelle : d’abord, lors de réflexions esthétiques insérées dans la fiction ; lors de comparaisons pour fixer, par exemple, un lieu ou un visage par rapport à une œuvre d’art ; ou encore, par l’usage d’un vocabulaire spécialisé pour picturaliser une description ; enfin, dans des passages où la peinture peut être déduite par le biais une description de paysage, même en l’absence de tout terme spécifique permettant de la circonscrire explicitement. Il analyse les codes de la présence du pictural chez l’écrivain, notamment, via l’usage des noms propres d’artistes, qui condensent un caractère artistique, un « type », permettant d’enrichir la portée des descriptions. B. Vouillloux montre par exemple que Balzac exprime l’idéal en se référant aux peintres italiens, alors qu’il renvoie plutôt aux Hollandais et aux Flamands pour suggérer le réel ou le trivial (p. 133).
14La relation de Stendhal à l’égard de la notion de style fait l’objet d’un autre chapitre. L’auteur y montre que l’application du terme même de « style » à la littérature et à la peinture par l’écrivain constitue encore un phénomène nouveau à son époque, puisque l’on réservait auparavant ce mot pour désigner des productions écrites, tandis que « manière » lui était préféré dans le domaine pictural (p. 78). L’usage d’un terme désormais commun révèle une compréhension également commune du caractère qui singularise l’œuvre d’un producteur artistique, qu’il soit peintre ou écrivain. Par ailleurs, B. Vouilloux explique que l’usage du terme « style » s’accompagne alors d’une axiologisation : pour Stendhal, seul un « grand artiste » peut créer « un style » (avec l’implication corollaire qu’il existerait des artistes « sans style »), alors que ceux qui se contentent de « faire du style », n’obéiraient qu’à un désir d’imitation d’un artiste, ne révélant par ce biais que le manque de talent aux yeux de l’écrivain. Le « faire du style » désignerait un procédé d’emphase que Stendhal dénonce à la fois en littérature et en peinture.
15Au moment d’aborder Hugo, c’est le lien entre vision et clairvoyance que B. Vouilloux entreprend d’analyser. En effet, chez Hugo, le nocturne et l’obscurité permettent de révéler d’autres aspects que dissimuleraient le diurne et la lumière. Cette idée implique donc que ce qui altère la vision matérielle peut suggérer d’autres visions, au poète en l’occurrence. Repérant les traces de cette relation, tant dans les dessins que dans les écrits de l’écrivain, B. Vouilloux réfléchit au triple regard hugolien, évoqué dans Préface de mes œuvres et Post‑scriptum de ma vie, et qui va, de manière concentrique, du stade de l’observation à celui de l’imagination pour atteindre, au‑delà encore, le niveau de l’intuition (p. 196). Le rôle du poète, selon Hugo, serait dès lors de concevoir le possible dans ce qu’il voit (p. 201), d’user d’un don de clairvoyance dépassant la vision matérielle des choses.
16B. Vouilloux s’intéresse ensuite à l’œuvre d’Edmond de Goncourt et aux mécanismes mis en jeu dans son écriture artiste5. Il met au jour la relation qui existe chez l’écrivain entre l’art japonais des estampes et l’art du xviiie siècle — auquel il s’est consacré avec son frère Jules — par le biais d’un réseau de comparaisons qui vient sans cesse situer les estampes par rapport aux œuvres de Watteau ou de Fragonard. L’évocation des estampes dépasse, chez Edmond de Goncourt, la simple évocation des sujets, pour décrire un ressenti comme les mouvements contenus qu’il repère dans ces images (p. 402‑421), les couleurs translucides (p. 422-444), ou le rendu du papier japonais, comme « gaufré » (p. 445‑453). C’est alors tout un style d’écriture qui se met au service de cet art japonais, en inventant pour chacune des sensations évoquées précédemment les procédés aptes à en rendre compte. B. Vouilloux démêle ces derniers en plusieurs étapes. Au moment d’évoquer l’impression de broderie donnée par le travail des estampes, il explique notamment le procédé de comparaison de Goncourt par l’antéposition de l’adjectif qui se généralise dans l’écriture :
Produire en peinture le « tiqueté d’un fruit », c’est, comme on dit, « imiter » le fruit, mais un peu au sens où imiter une broderie, c’est broder en peinture. Il faudrait alors parler d’une « fruition » du tableau. (p. 410)
17Par ailleurs, outre le chapitre sur la description romanesque et des liens qu’elle entretient avec la peinture, deux autres parties conceptuelles abordent les définitions l’allégorie et du cliché. La première, abordée aux confins de la littérature et de la peinture, se révèle particulièrement complexe à cerner. B. Vouilloux montre, entre autres, que, par des croisements multiples de définitions successives, la désaffection de l’allégorie a pu tenir souvent de ce qu’elle semblait, à certains artistes, un procédé trop issu de l’art pictural pour être digne d’usage en littérature, alors que, à d’autres, elle était trop impliquée par rapport à des références littéraires pour convenir proprement à la peinture. Le xixe siècle aurait dès lors permis une évolution significative du concept, qui mena Courbet à sous‑intituler le tableau de son atelier : Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique, où les objets « réels » sont censés produire une signification symbolique, là où un processus en sens inverse eût pu (ou dû) prévaloir au siècle précédent.
18La définition du cliché, impensé fréquent du langage courant, trouve également de quoi alimenter les réflexions croisées entre littérature et peinture dans la mesure où le caractère métaphorique du terme (issu du clichage en imprimerie) émerge au xixe siècle, qui voit naître à la fois l’exigence d’originalité en art comme en lettres ainsi que l’invention de moyens mécaniques de reproduction à grande échelle de l’image et du texte. En effet, selon B. Vouilloux, « le xixe siècle aura pensé la reproduction verbale et icono‑plastique dans le paradigme de l’empreinte mécanique (dont participe la photographie, pourvoyeuse de clichés) » (p. 473). En démêlant par ailleurs les différents enjeux de l’application du terme « cliché » pour désigner le manque d’originalité de productions écrites ou imagées, B. Vouilloux montre que cette stigmatisation en littérature dépend en fait d’une hantise de l’époque envers la reproduction désormais facile de l’image (puisque la reproduction d’un texte ne doit respecter que la contrainte orthographique pour être considérée comme telle et n’est donc pas sujet alors aux mêmes condamnations).
19On soulignera, de manière certes plus prosaïque, plusieurs autres caractéristiques de l’ouvrage qui comporte un très utile index de noms propres, tandis que l’absence de bibliographie relègue exclusivement les références utilisées en notes de bas de page. Enfin, les nombreuses illustrations, indispensables au propos, n’apparaissent hélas qu’en noir et blanc. À toute personne intéressée qui n’aurait pris le temps, déjà, de prendre connaissance des nombreux articles de Bernard Vouilloux ainsi qu’à tout lecteur qui apprécie à la fois rigueur et hypothèses originales, nous conseillerons véritablement cet ouvrage stimulant.