Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Sophie Feller

Sortir du « sujet » : discontinuités & instabilités du littéraire

Philippe Daros, L’Art comme action. Pour une approche anthropologique du fait littéraire, Paris : Honoré Champion, coll. « Unichamp-Essentiel », 2012, 272 p., EAN 9782745322913.

1Le sujet et ses représentations : telle est au fond la question qui traverse l’ouvrage de Philippe Daros. Lui‑même prend le soin de rappeler, dans une fort heureuse introduction qui s’efforce de replacer son propos à la fois dans des cadres de pensée théoriques et dans le déroulement d’une histoire critique1, qu’il s’agit de fait du seul point commun véritable de l’approche littéraire et de la réflexion anthropologique. Soit, mais ce constat établi, à quoi sert‑il de poser à nouveau cette éternelle question du sujet et de ses représentations ? Cela s’avère d’autant plus nécessaire, suggère Ph. Daros, que l’une des principales caractéristiques de la modernité, c’est précisément cet effort constant de « sortir » du sujet, et par là même de rompre avec une conception séculaire de l’homme et ses autres, de l’homme dans sa relation aux autres. Il s’agit dès lors de saisir le fait littéraire (et même, au‑delà, l’art moderne) tel qu’il se présente aujourd’hui, dans toute sa complexité, en lien avec le monde, lui‑même complexe, dans lequel il s’inscrit, mais aussi en lien avec son héritage, celui d’une pensée critique et épistémologique, elle‑même issue d’une « ontologie naturaliste » propre à la culture occidentale. Il s’agit de montrer comment la pratique de la littérature, le jeu des ruptures et des failles qui traversent les œuvres, permet justement de reposer la question du sujet, et en cela même, avant toute réponse, se fait action.

2L’ouvrage se décompose ainsi en trois parties : « discontinuités », « instabilités » et « actions de l’art ».

De la littérature comme question(nement)

3Dans un premier chapitre intitulé « de la rhétorique du montage à la rhétorique comme action », l’auteur part de l’analyse que fait Georges Didi‑Huberman de deux œuvres de Brecht dans son ouvrage Quand les images prennent position2 pour en souligner non seulement la logique mais également les limites. En effet, ce que Walter Benjamin a qualifié du « lyrisme épique » de Brecht, à savoir la création de discontinuités dans l’action dramatique ou le récit, provoquant une suspension de la narration permettant à son tour une prise de distance avec la fiction et donc l’interrogation critique sur celle‑ci, s’inscrit dans une histoire de la critique de la « linéarité » déjà longue et dont Ph. Daros rappelle succinctement les étapes. C’est pourquoi il convient, selon lui, d’aller plus loin dans la réflexion sur une telle rhétorique du montage, notamment pour en souligner les effets sur la relation — plus ou moins distanciée — entre l’auteur et le lecteur. Ainsi se dessine une ligne — extrêmement ténue et surtout mouvante, soulignons‑le d’emblée — entre une logique d’immersion dans la fiction, qui permet à celle‑ci de s’offrir comme réponse, et une négociation « débrayée » de la relation auteur/lecteur qui pose la fiction comme question(nement). Une telle ligne peut être synchronique (et non exclusive, car la fiction moderne s’affirme bien souvent comme un jeu, un métissage entre ces deux modalités) mais est surtout exploitée par Ph. Daros dans une perspective diachronique puisqu’il y voit l’une des évolutions essentielles dans le passage de la narration classique à la littérature moderne.

4Dès lors, le second chapitre s’efforce, à partir de l’œuvre d’Yves Bonnefoy et de ses réflexions sur sa propre poétique, de définir plus précisément cette pratique de la discontinuité comme une « éthique de l’interruption » qui fait de la littérature, au regard du titre de cette analyse, « un appel ». Pour le poète, en effet, l’unité — qu’elle soit formelle ou ontologique — est source de « pétrification » (p. 67) ; face à un tel danger, et pour rester au plus près du mouvement de la vie3, il convient de pratiquer l’interruption, la césure, la déchirure. Ainsi, en brisant l’unité — parfois plus rêvée que réelle — de l’œuvre, le texte se fait questionnement, en même temps que le langage dit son impuissance à saisir le réel, à le comprendre dans sa complexité. Nous ne pouvons, pour notre part, qu’être frappée par la modestie d’un tel geste ; de fait, Ph. Daros en souligne la dimension éthique indéniable : dès lors que l’interruption se présente comme « l’accueil d’un imprésenté dans la présentation » (p. 65), elle est aussi acceptation du « surgissement d’un “dehors”, d’une altérité » (p. 61).

5Pour saisir au plus près cette poétique de l’interruption, l’auteur confronte ensuite (chapitre 3) cette dernière aux notions d’accident et de dénégation. L’analyse passe alors par le commentaire de Catherine Malabou, dans son ouvrage Ontologie de l’accident, Essai sur la plasticité4, de la fonction de la dénégation chez Freud. Le point essentiel de distinction entre cette dernière et l’interruption est que la dénégation suppose la croyance — confiante — en une autre histoire possible, sinon même la volonté plus ou moins consciente de « refaire » l’histoire, là où la césure se donne d’abord et avant tout comme interrogation et suspension… Une question surgit cependant : la littérature n’est‑elle pas en elle‑même, dans le geste qui la fonde, un acte de dénégation du réel pour en proposer une autre version ? La réponse, pour Ph. Daros, s’impose avec évidence ; mais reposer la question lui permet de déplacer sa réflexion vers celle de l’« immersion fictionnelle », expression qu’il emprunte à Jean‑Marie Schaeffer sur les travaux duquel il revient. En d’autres termes, l’on glisse implicitement du régime d’écriture de la fiction (qui repose notamment sur un processus de dénégation) à celui de sa réception qui peut se concevoir soit précisément en termes d’immersion ou, au contraire, d’émersion critique ; c’est à ce niveau que la rhétorique de l’interruption intervient, notamment pour penser l’art moderne qui présenterait, selon l’auteur, « de par ses modalités de présentation, un facteur de complexité susceptible de provoquer un régime instable et imprédictible entre immersion et émersion, entre prise en compte déterminante du représenté (l’univers fictionnel) ou de ses conditions de mise en œuvre, c’est‑à‑dire du geste de configuration qu’il implique » (p. 83).

De la littérature comme « émancipation »

6Ce qui est en jeu dans cette pratique de la discontinuité, ce n’est ni plus ni moins que la conception de la littérature comme mimèsis qui sous‑tend la réflexion occidentale sur la fiction depuis Aristote, au rythme des relectures de sa Poétique que chaque époque a pu proposer. De fait, il ne saurait être question pour Ph. Daros de purement et simplement contester un tel héritage — ce qui reviendrait à le dénier — mais de s’efforcer de montrer en quoi l’art moderne s’extrait d’un tel cadre épistémologique en le dépassant. Tel est le propos de la seconde partie de l’ouvrage qui fait se succéder aux « discontinuités » de l’écriture et de la lecture, les « instabilités » qui fondent selon lui le régime de la littérature contemporaine.

7Ainsi revient‑il dans son chapitre sur « la littérature comme dispositif mimétique instable » sur le statut de l’analogie qui constitue, rappelle‑t‑il, « le fond anthropologique indépassable sur lequel la figure prend forme » (p. 91) en littérature. Or à comparer la pratique de l’analogie en sciences et en littérature, l’on constate une différence essentielle qui éclaire à rebours la mimèsis fictionnelle. Dans le premier de ces domaines, en effet, l’analogie apparaît comme « dernier recours », lorsque seule l’image, le rapprochement de deux idées permet de saisir un tant soit peu le fonctionnement d’un phénomène. Il s’agit d’un procédé ponctuel, local, qui n’est alors en rien fondateur, à l’inverse de ce qui se passe en littérature où l’analogie est première et globale, ce qui en fait, par là même, un procédé « instable ». C’est pour cette raison que la rhétorique de l’interruption est possible ; c’est sur fond d’analogie que s’opère aujourd’hui la déconstruction, grâce à la « variation de lecture continue, quasiment aléatoire, de la distance de lecture » qu’elle permet. Encore faut‑il cependant que cette instabilité inhérente à l’analogie soit mise en œuvre, et non masquée par le rêve d’unité organique qui fut celui de toute l’épistémè classique.

8Voilà pourquoi Ph. Daros complète son analyse par une réflexion sur la « complexité » du dispositif mimétique qu’est la littérature (chapitre 5). Il convient de prendre ce terme dans le sens qu’Edgar Morin s’est efforcé de lui donner ; ce dernier a notamment souligné le lien essentiel qui unit tout système complexe avec l’imprévisibilité. Évoquer la « complexité » de la mimèsis littéraire, c’est en soi s’efforcer de faire sortir cette dernière d’un régime d’immersion vers une pratique de la lecture comme « action ». Là encore Ph. Daros ancre son propos dans l’anthropologie en revenant cette fois sur la notion de catharsis, elle aussi fondamentale dans la conception et la pratique de notre littérature occidentale. Car c’est bien d’un dispositif anthropologique bien plus qu’esthétique qu’il s’agit, dispositif qui permet en effet de « [réguler] les effets, les dangers de l’identification, c’est‑à‑dire les effets d’images », en d’autres termes de réguler le processus d’immersion qui découle de la mimèsis. Il convient ainsi de distinguer ce que l’on a longtemps pu considérer comme un « redoublement aliénant et paralysant » (p. 111) d’un « dédoublement différentiateur [qui] est la condition même de l’agir » (p. 111). On le sait, l’imitation du réel dans la littérature n’est pas servile mais mettre l’accent sur l’oscillation de toute lecture entre immersion et émersion, sur la part de « production » du lecteur, à partir du questionnement que le texte suscite en lui et de la mémoire personnelle qu’il met alors en œuvre, c’est bien affirmer haut et fort l’art comme action. Or cette dernière est d’abord émancipation, « appropriation de l’œuvre sans crainte de mésinterprétation ou d’un dissensus interprétatif, c’est‑à‑dire sans rapport de soumission » (p. 121).

9Une telle émancipation du lecteur s’accompagne de l’émergence d’une forme d’écriture plus « communautaire » qui « défait la figure de l’auteur comme figure de la singularité ». De nouveau, ce mouvement de l’art moderne, que Ph. Daros illustre à partir d’une analyse des procédés de reprise de l’œuvre de Thomas Bernhard (« Extinction, un effondrement5 ») dans celle de Vitaliano Trevisan (« Le pont, un effondrement6 »), s’ancre dans une pratique anthropologique qu’est celle de la répétition et de la différence. L’une ne va pas sans l’autre, au point que la pratique insistante et intensive de la première, dans une œuvre comme celle de Trévisan où elle contribue à déréaliser le système référentiel, conduit à l’émergence de ce que Ph. Daros appelle une « mimèsis sans modèle » puisqu’elle ne modélise plus que « le différend, l’intraitable, la dés-unification de soi » (p. 136). Toutefois, une telle « anthropoétique du métissage » n’opère précisément que dans l’espace d’une écriture communautaire qui permet, là encore, de réévaluer, pour la dépasser, notre conception du « tragique » telle que la littérature classique l’a donnée à entendre, c’est‑à‑dire comme l’expression d’un conflit anthropologique entre le maintien de la collectivité d’une part et l’émergence d’une individualité d’autre part. Ainsi s’esquisse dans l’art moderne un effacement de l’individu et de la singularité au profit d’une logique de partage et de métissage : c’est en cela aussi que le fait littéraire est action.

10Toutefois, cette remise en question de l’individu n’est pas encore le dernier terme de la démonstration de Ph. Daros. Dans le dernier chapitre de cette seconde partie (chapitre 7), l’auteur revient en effet sur la notion d’« événement » dans la fiction. Convoquant François Jullien qui a souligné à quel point la conception occidentale de l’événement compris comme un surgissement diffère de la pensée chinoise qui y voit un « affleurement à la surface du visible » du flux même de la vie, de ce que le sinologue appelle les « transformations silencieuses », Ph. Daros insiste sur les conséquences d’une pratique de la discontinuité telle qu’il l’a esquissée dans notre perception de l’événement : si celui‑ci, dans le mouvement de suspension et de questionnement de la lecture, est différé, ajourné, il ne peut plus être objectivé dans le rapport qu’entretient le sujet avec le monde extérieur. C’est là encore un glissement qui s’opère, déplaçant la perception de l’événement à l’intérieur du « moi » du sujet, « dans un espace de dédoublement aussi instable qu’inobjectivable » (p. 163).

11Le fait littéraire s’inscrit donc bien dans un cadre anthropologique indépassable : pensée analogique, pratique de la catharsis et de la répétition, perception de l’événement, tels sont les processus fondamentaux dans lesquels s’inscrit notre rapport à la littérature. Ce que la modernité modifie, selon Ph. Daros, ce ne sont pas tant ces cadres en eux‑mêmes que la manière dont on les perçoit et dont on les remplit. C’est pourquoi il termine son ouvrage par une troisième et dernière partie consacrée aux « actions de l’art ».

De la littérature comme action

12En mettant l’action sur la « présentation d’intention » que constitue alors la littérature moderne, Ph. Daros reprend et prolonge de fait ses analyses précédentes. Son point de départ diffère cependant en ce qu’il prend acte, à partir d’une relecture des travaux de l’anthropologue Alfred Gell et des essais critiques de Jean Bessière, du fait que l’œuvre d’art traduit une relation de pouvoir. Ainsi l’épistémè classique, telle notamment que l’a définie Foucault dans Les Mots et les Choses, est‑elle centrée sur un « imaginaire de complétude » (p. 169) permettant de donner à voir un « monde anthropocentré et éclairé […] par une conscience souveraine » (p. 169). Un tel dispositif permet de maintenir l’opposition du sujet avec le monde extérieur qui l’entoure, c’est‑à‑dire avec une communauté régie par des lois et un pouvoir politique. Mais dès lors, comme l’ont exposé les chapitres précédents, que cette souveraineté du sujet se défait, que la mimèsis se passe de modèle référentiel, que la littérature en un mot se fait questionnement, elle remet en cause le rapport même du sujet au pouvoir. Serait alors politique une œuvre qui ouvre à cette émancipation (comprise comme dissensus) déjà évoquée. Or passer d’un régime de l’immersion dans l’œuvre fictionnelle à une émersion de la conscience (qui devient dès lors « percevante » et non plus « imageante ») participe pleinement d’un tel processus : c’est ce que Ph. Daros appelle la « présentation d’intention ». En oscillant entre identification et questionnement — les deux modalités étant toujours co‑présentes —, la lecture se diffracte et permet la perception de l’œuvre comme une « intention ». Il convient toutefois de ne pas assortir celle‑ci d’un quelconque complément du nom, sous peine de se méprendre sur le propos de l’auteur : il ne s’agit pas d’une « intention » de montrer, de contester, d’avouer ou autre volonté de ce genre… Cette « intention » est d’abord et avant tout « volonté de donner à ressentir la participation au monde comme événement dynamique d’inclusion du lecteur/spectateur dans un flux vital universel », ce qui ne peut précisément advenir, ajoute Ph. Daros, « que si la forme se déforme, que si le paysage peint ou le poème écrit sont contemplés dans leur mouvement essentiel, celui d’un apparaître/disparaître » (p. 201). C’est en ce sens qu’il faut comprendre en quoi cette pratique de la littérature comme « présentation d’intention » participe à son tour d’une remise en cause de l’ontologie naturaliste plaçant en son centre le « sujet » et l’individu au profit d’une pratique communautaire du fait littéraire qui, en elle‑même, est action.

13Les deux derniers chapitres de l’ouvrage exploreront de fait cette remise en perspective de la lecture critique de l’épistémologie classique et de l’ontologie naturaliste qui la sous‑tend. Ainsi, en mettant désormais l’accent sur la dimension « problématologique » de toute œuvre — c’est-à-dire sa capacité à faire question — au lieu de son exploitation fonctionnelle au sein d’un système culturel donné, la critique participe de ce que le rhétoricien Meyer identifie comme un « affaiblissement de l’être » qui s’exprime par l’affirmation de plus en plus forte du sujet comme question, le qui l’emportant sur le quoi… Telle serait de fait l’une des principales caractéristiques de l’art moderne que Ph. Daros définit dans son dernier chapitre comme une « exploration parergonale de l’“ontologie naturaliste” » telle que l’a décrite Philippe Descola dans son ouvrage Par-delà nature et culture7 ; son hypothèse est que

l’art depuis (à peine) deux siècles serait donc le lieu où le sujet tente une autoconstruction « parergonale » de lui‑même et par lui‑même, en dehors de son statut de sujet, précisément, préconstitué selon les déterminismes de l’« ontologie naturaliste ». (p. 248)

14C’est là encore la pratique de l’analogie propre à la littérature et profondément symétrique dans son fonctionnement même qui permet ce nouveau glissement : en effet, là où la pensée naturaliste introduit un ordonnancement hiérarchique, et partant asymétrique, des êtres, l’analogie fonde une pensée réversible qui inscrit le sujet et l’objet dans une relation sensible, émotionnelle, multiple (horizontale et non plus verticale). Là encore le « sujet » se penserait moins désormais dans le cadre d’une relation de pouvoir que dans une pratique communautaire d’échange et de partage.

15Nous ne saurions que souligner, pour conclure, la richesse d’un tel parcours : convoquant et croisant à la fois de multiples approches — ontologiques, anthropologiques, épistémologiques, psychologiques, culturelles et littéraires — Philippe Daros pose non seulement les fondements d’une réflexion sur le « fait littéraire » comme pratique mais nous invite à nous interroger sur les indices et les manifestations d’une telle pratique dans les œuvres elles‑mêmes ainsi que dans la critique qui les commente. Perspective diachronique et synchronique se mêlent ici pour questionner la « modernité » de l’art, nous obligeant par là même à repenser également notre conception de la littérature « classique ». À cet égard, l’approche anthropologique qui est la sienne nous paraît riche de pistes à explorer et propre à renouveler les relations de ces deux disciplines qui se sont plus souvent, nous semble‑t‑il, emprunté l’une à l’autre des thèmes ou des schèmes de pensée que réellement croisées.