Habiter les « maisons des philosophes »
1Avec Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Benoît Goetz, récidive, dix ans après un premier livre consacré à la fois à la philosophie et à l’architecture, La Dislocation. Architecture et philosophie.
2Le lecteur ne doit pas s’attendre à une véritable « théorie » des maisons : nous avons affaire à un esprit philosophique qui réfléchit sur ce que l’architecture signifie à diverses époques, particulièrement à l’époque moderne et contemporaine. Le livre est donc plutôt un essai, et la méthode de travail s’apparente à la « flânerie » (dont il sera question dans le livre à propos de Walter Benjamin). Cette « flânerie » philosophique a pourtant tout pour être susceptible de déceler des sens inattendus dans la thématique choisie (d’où, peut‑être aussi, l’effet de surprise annoncé dans le sous‑titre). L’auteur se propose de nous révéler à la fois des pensées philosophiques connues et des interprétations qui surprennent, des gestes et des paroles qui ouvrent de nouvelles voies dans la compréhension du sens de l’habitation. Tout comme Malraux inventait, au xxe siècle, le concept de « musée imaginaire », B. Goetz « bâtit » son livre autour de celui de « maison des philosophes » (p. 13), qui pourrait bien connaître une belle carrière.
3Après un préambule, le livre se divise en cinq chapitres, constitués thématiquement.Si l’on peut remarquer une prédominance de l’auteur à mettre en avant les penseurs modernes, il n’en analyse pas moins les écrits d’auteurs plus anciens et canoniques : Socrate, Aristote, Platon, Plotin, Xénophon, saint Thomas, saint Augustin, Pascal, Spinoza, Kant, Hegel, Schopenhauer, Heidegger, Marx, Wittgenstein, Le Corbusier, Levinas, Derrida, Gilles Deleuze, Emmanuel Lévinas, Martin Bruber, Hanna Arendt, Roland Barthes, Jean‑François Lyotard, Peter Sloterdijk, Philippe Lacoue-Labarthe sont autant de « pierres philosophales » incontournables dont l’auteur revisite la pensée.
Actualisations des définitions
4L’auteur se propose d’interroger diverses définitions du domaine architectural. Dans son préambule intitulé « L’architecture et son double », il présente le but de son ouvrage, celui d’étudier « les domaines infiniment variés de l’habiter » (p. 9), l’habiter étant une pratique qui remonte aux débuts de l’humanité. Pour l’auteur, les maisons ne sont pas des objets ou des concepts ayant trait à une architecture proprement dite, mais « des schèmes, des dynamismes spatio-temporels » (p. 11), formule dans laquelle on reconnaît moins l’architecte que le philosophe. B. Goetz veut mettre en garde ses lecteurs dès le début, afin de ne pas réduire le geste millénaire de l’habiter au simple logement, c’est‑à‑dire à l’habitat (bien que ce dernier paraisse intéresser davantage notre société « hypermoderne »). Dans le premier chapitre intitulé justement « Habiter », l’auteur rappelle que le sens moderne du verbe est apparu à la fin du xixe siècle, dans un contexte de crise de logements résolu par la construction d’habitations uniquement fonctionnelles. S’appuyant sur les idées de Philippe Lacoue‑Labarthe, l’auteur envisage l’habiter non comme une manière de posséder un espace, de s’installer, de se protéger, mais, au contraire, comme l’aspect extérieur qu’on livre et qu’on expose au‑dehors.
5Si habiter est une manière d’occuper l’espace, le sens de « maison » est celui de « manière d’être à l’espace » (p. 17), une configuration personnelle du monde. Cette définition semble d’ailleurs pouvoir fonctionner dans plusieurs branches des sciences humaines, allant de la sociologie à la psychologie, à la littérature et jusqu’aux arts plastiques. L’architecture n’est pas une simple enveloppe ou un revêtement, mais, telle que B. Goetz l’envisage, elle est l’objet et le sujet d’une perpétuelle surprise, d’un éternel étonnement devant la présence des choses, devant leur concaténation, devant le pathos de l’« il y a ». Si l’habitude semble bannir la surprise, l’auteur propose d’imaginer une maison spéciale, une « habitation sans habitude », selon la phrase de Maurice Blanchot.
6B. Goetz nous invite ensuite à mieux discerner les nuances de l’habiter et de l’espace clos de la chambre par le biais de la peinture. Il convie trois peintres célèbres, en étayant son argumentaire sur ces toiles : La Vision de Saint Augustin dans son cabinet de Carpaccio, Le Jardinier Vallier de Cézanne et Le Saint Jérôme de Dürer. Dans l’interprétation originale de B. Goetz, la main de Saint Augustin arrêtée en l’air et tenant une plume et le regard jeté par la fenêtre appartiennent à ce moment de suspension et de révélation d’une habitation parfaite du monde, de même que l’attitude réflexive du Jardinier. Ainsi se construit également l’espace du lecteur qui y adhère juste au moment où il lève les yeux de son livre, pour re‑trouver le monde. Ces tableaux représentent une « habitation pensante » (p. 42), modèle de toute habitation réussie. La chambre idéale de B. Goetz n’est pas de type bourgeois, trop limitative de par son intimité — et si bien soumise au regard ironique d’Eugène Ionesco dans La Cantatrice chauve — mais « le lieu où le sujet est débarrassé de tout paraître » (p. 39‑40) C’est pourquoi il fait l’éloge des chambres monacales, où la familiarité avec les objets en quantité minimale invite à la méditation.
La maison des philosophes
7Dans le deuxième chapitre, « Théorie des maisons », B. Goetz part de la conception de Martin Buber dans Le Problème de l’homme sur la « maison des philosophes ». Cette conception ne renvoie pas à une maison telle quelle, mais à « une manière d’habiter (ou d’in‑habiter) le monde transmise par une pensée » (p. 50). Les termes d’« architecture » ou d’« espace » ne sont pas obligatoires dans cette définition. Au contraire, ce qui est important pour B. Goetz, c’est que la « maison » comme une « station », un « séjour » se situe entre nous et le monde (qui est une « demeure »). La vision chrétienne, avec tous ses développements, est également présente : elle est résumée par son oscillation entre une vision « franciscaine » se construisant autour du « thème de l’incarnation et de la présence physique de la divinité dans un monde qu’il a aimé » (p. 61) et celle qui dépeint « la ruine de cette création dévastée par le péché originel, où les traces du créateur, les vestiges de la création ne servent plus que de pistes pour s’évader du monde » (p. 61).
8L’auteur met ensuite en parallèle deux conceptions modernes sur l’habiter, celles de Gilles Deleuze et d’Emmanuel Lévinas. Pour Deleuze, l’architecture est le premier des arts, issue du geste que l’homme partage avec les animaux, de se bâtir une maison sur un territoire. La territorialité/déterritorialité importe parce qu’elle permet une reterritorialisation, parce que « habiter c’est revenir » (p. 71). Dans l’acte de fermeture qui correspond à chaque construction de toute maison, il faut chercher les ouvertures. La pensée spatiale de l’auteur de Mille plateaux est politique : la droite et la gauche sont deux manières différentes d’habiter le monde :
L’homme de droite commence par considérer ce qui l’entoure immédiatement. Il part de l’« ici ». La périphérie devient une menace contre laquelle il faut se protéger. Être de gauche serait non seulement considérer mais savoir que ce qui se passe « là‑bas » concerne directement l’« ici ». La périphérie, le monde, ne sont plus absents mais essentiels. (p. 74)
9Pour Lévinas, « l’homme est un exilé sur cette terre et ce n’est que dans la société des hommes qu’il peut espérer bâtir sa demeure » (p. 75). Ce qui importe pour le philosophe existentialiste, soutient B. Goetz, c’est le caractère éthique (et non esthétique) de l’architectonique. L’homme commence à se croire le propriétaire de l’espace qu’il occupe, et cesse de se percevoir comme un simple locataire transitoire. À l’espace sacralisé (le Lieu) s’oppose le désert, « espace où il est impossible de revenir chez soi » (p. 80), « la négation céleste du Lieu » (p. 80), espace désacralisé par excellence et qui révèle « notre condition d’apatride sur la terre » (p. 82). La conception éthique de Lévinas le conduit à s’insurger contre le sens de la propriété :
La propriété n’est condamnable que lorsqu’elle devient usurpatrice. Elle devient usurpation quand elle prive le non‑propriétaire, autochtone ou étranger, de toute possibilité de séjour. (p. 83)
10Nous constatons que cette vision reste encore difficile à mettre en pratique, elle nous paraît même utopique au regard des coordonnées de nos sociétés actuelles. L’idée d’hospitalité, que B. Goetz envisage comme une solution de compromis et sur laquelle il reviendra à la fin du livre, semble en revanche séduisante.
11Une autre distinction est faite, dans ce chapitre, entre abriter et habiter à l’aide de la pensée de l’anthropologue Georges‑Hubert de Radkovski, pour qui le premier terme est de parade, connoté de manière négative, tandis que « habiter » reçoit une connotation positive, sans pour autant qu’il ne se limite au sens d’équipement d’une maison : il sert plutôt à envisager la complexité des rapports entre sujet et objet. B. Goetz reprend ici également sa définition du verbe « localiser » : « Établir un rapport momentané ou permanent, de fait ou de droit, contingent ou nécessaire, entre un sujet et un lieu » (p. 89) Il s’intéresse aussi au concept d’œkoumène, comme espace social, habitable par endroits, s’opposant à un chaos extérieur ou à la résidence (permanente, mais présence intermittente).
12Reprenant un dialogue de Benjamin et de Brecht, B. Goetz relève également deux autres modalités opposées d’habitat : celle du co‑modelant, où l’habitant modifie l’environnement pour se sentir chez lui, et celle de l’hôte, dans laquelle ce dernier n’est qu’un invité de passage qui ne change rien à sa demeure, vue comme une « machine à habiter ». Ces deux hypostases sont importantes pour l’auteur qui les reconnaît dans les attitudes de nos contemporains : l’habitat cocon, plein de souvenirs, et les espaces lacunaires, dans lesquels on fait le vide et on est comme de simples passants. Cependant, le premier modèle présente le risque de fabriquer des hommes‑étuis, comme Benjamin les appelle, enfermés totalement dans leur coquille.
13L’habitable ou l’inhabitable représentent donc deux manières de se rapporter au monde, qui sont fonction des époques et des conceptions philosophiques.
« Flâneries » architecturales
14Dans le troisième chapitre, « Oikos et Poros », B. Goetz reprend la définition de la maison :
une maison n’est ni un concept […], ni un objet empirique […]. Je considérerai plutôt la maison comme un schème, au sens d’un rythme et d’un dynamisme spatio‑temporel. […] Une maison c’est une manière d’être, un mode de comportement. (p. 101)
15Quant au « rythme » de la maison, il s’agit, selon l’auteur, du partir/revenir. La maison s’humanise également, étant constituée de « relations morales entre des personnes et entre des personnes et des choses » (p. 106). C’est un espace polyvalent : un abri, représentant la sécurité, mais aussi un espace de violence, de pouvoir, un ensemble de biens disposés dans un certain ordre, espace de la solitude ou de la communauté, de familialité et de familiarité, une architecture (un espace qui articule des espaces) privée et publique, un foyer possédant une « chorégraphie » propre, une mine de possibilités ; elle est, en fin de compte, « une structure de l’être » (p. 107). Dans la seconde partie de ce chapitre l’auteur soutient qu’il n’y a pas d’habitation (oikos) sans passages (poros) montrant la tension créée entre le dedans et le dehors. Il relève l’importance des issues possibles : « Une architecture poreuse est une architecture qui laisse la vie et les actions des hommes la traverser et jouer avec elle. Au travers de ses pores, les édifices respirent. » (p. 115), et, dans un sous‑chapitre à caractère digressif, il donne comme exemple la description de la ville de Naples faite en 1925 par Benjamin et Asja Lacis, avec ses cours, escaliers, balcons et arcades, destinés au regard extérieur, s’opposant ainsi à la prison, au tombeau.
16Le quatrième chapitre se veut une « Esquisse d’une théorie du geste ». Le geste est une des « façons d’être », « une manière de prendre position dans une situation » (p. 137), une « proposition d’habitabilité » (p. 146). Il est important de mettre le geste en rapport avec la position comme possibilité de référence des objets à des espaces. L’ensemble des gestes et des positions que l’homme manifeste pour habiter constitue une « promenade architecturale », dit l’auteur en faisant référence au Corbusier.
17Le dernier chapitre nous invite à analyser des « Tracés d’autres maisons ». L’auteur veut montrer l’apport du « déconstructivisme » de Derrida à la vision de l’habiter. Il soutient, sur la trace de Derrida, que « la déconstruction maintient l’architecture tout en s’attaquant à l’architectonique » (p. 168), à sa fonction, à son utilité. Après avoir éclairé quelques concepts derridiens (différence, différance, tympan, aplomb, khôra, parage, limitrophie), en rapport directs ou indirects avec l’architecture, B. Goetz s’attarde sur le projet Choral Work d’une folie que Derrida aurait dû réaliser avec Tschumi et Eisenman pour le parc de la cité des Sciences de la Villette. L’auteur explique l’attraction de Derrida pour cette « fleur architecturale » (p. 178) par son refus de se prêter aux codes de l’architectonique. La vision derridienne de la limite, qui oriente la réflexion vers la notion d’hospitalité, est explorée par l’auteur. Ainsi, il est préférable qu’une limite commence, mais qu’elle ne finisse pas ; elle comprend tout ce qui l’avoisine mais aussi « ce qui nourrit, se nourrit, s’entretient, s’élève et s’éduque, se cultive aux bords de la limite » (p. 184). Et, de nos jours, tout ce qui se trouve en marge, en zone, en abandon, en périphérie, en banlieue, commence à susciter un grand intérêt de la part des architectes capables d’y déceler un potentiel architectural, et néanmoins commercial.
18Le chapitre poursuit sa réflexion socio‑politique sur le concept derridien d’hospitalité, largement véhiculé par la politique actuelle, surtout lorsqu’elle touche au délicat problème de l’immigration. B. Goetz rêve d’une hospitalité inconditionnelle, la seule capable de contribuer à la construction d’une « démocratie à venir » (p. 189). En humaniste véritable, Derrida proposait déjà une hospitalité qui se bâtisse sur l’architecture d’une ville‑refuge, comme dans la Bible, « un asile (au sens étymologique) [lieu inviolable] pour ceux qui n’ont aucun droit, les apatrides, les “sans-papiers”, ceux que l’Europe cherche aujourd’hui à parquer dans des camps hors de ses frontières » (p. 189), une hospitalité de visitation, et non d’invitation.
19La dernière maison présentée est celle de Roland Barthes : sa maison de l’écriture est « un espace de travail, un atelier. Les livres de savoir l’équipent. » (p. 192) Elle permet d’assurer le confort physique et intellectuel, sans que l’écrivain ne soit pour autant prisonnier volontaire dans un cocon bourgeois. Au contraire,
Dans le dispositif d’écriture barthésien, le corps écrit, classe, peint, et donc pivote constamment, et se retourne en tous sens comme un artisan en activité dans son atelier. (p. 194)
20Ainsi, pour l’Artiste, l’habitation idéale ne peut être que du type « espace de travail », un chez‑soi se pliant à son idiorythme. Mais, il y a un autre espace possible (suggestion barthésienne aussi), celui du « séminaire », espace bien connu de l’auteur de ce livre, lui‑même enseignant la philosophie, espace utopique, mais heureux, une utopie partielle réalisée pendant un temps suspendu. Nous avons ici affaire à une définition poétique de tout travail didactique, de transmission de connaissances. Le séminaire, continuerions-nous, n’est pas un cours, il ne vise pas l’exhaustivité, mais préfère que la réflexion se focalise sur quelques aspects définitoires ; il favorise le dialogue, l’échange des idées. Il n’est pas étonnant de lire à la fin du livre une citation de Dögen qui sonne comme un devoir pour le séminaire prochain : « Réfléchissez également pour savoir si l’eau existe ou non dans la maison des bouddhas. » (p. 205)
21L’absence de conclusions nettes dans l’ouvrage pourrait s’expliquer par cet esprit de flânerie intellectuelle, qui ne hiérarchise pas mais qui met côte à côté les visions spatiales des philosophes préférés. Parce que toute conception philosophique est, plus ou moins, unitaire, autosuffisante — une possible vision et explication du monde —, il s’avérerait impossible de trancher, de résumer ce qui n’a pas pour but la synthèse, mais l’analyse. Dans le Préambule, l’auteur lui‑même proposait qu’on comprenne le syntagme de son titre « théorie des maisons » dans un sens « modeste », « d’un défilé, d’une procession, voir d’une fête » (p. 19).
22L’architecture est, dans son premier sens une modalité d’occuper l’espace — « Habiter est un mode de spatialisation. » (p. 86) —, mais elle peut devenir aussi une philosophie de l’espace ou un art de l’espace. Cet essai nous invite aussi à réfléchir sur notre condition de « spacieux » (Michel Deguy), à comprendre nos rapports avec ce que nous nommons de façon générale « maison », à mettre en rapport la vision contemporaine de l’architecture avec celle des siècles passés, à entrer en dialogue avec les philosophes, les penseurs, les architectes, les écrivains qui se sont intéressés à cette thématique, et que Benoît Goetz convie devant nous.