La conscience historique de la littérature, à l’âge de « l’après »
1Le livre de Lucie Campos, issu d’une thèse de littérature générale et comparée soutenue en 2010 à l’université de Poitiers, propose une lecture croisée des œuvres, désormais consacrées, de J. M. Coetzee, I. Kertész et W. G. Sebald en tâchant de définir les « poétiques de l’après » qu’elles dessinent dans un contexte historique et théorique précisément marqué par la prédominances des « post », notamment ceux des « postcolonial studies » et des pensées critiques qui réfléchissent « aux effets de la Shoah sur la représentation littéraire » (p. 14). La première originalité de ce travail tient à nos yeux au choix de faire se rencontrer ces deux « postérités », démarche qui permet d’ouvrir à une réflexion sur le « feuilletage des mémoires » (p. 93), à l’opposé de toute approche concurrentielle de la mémoire. La seconde originalité tient au choix de « prendre au sérieux [le] spectre du “postisme” » (p. 86) sans s’inféoder aux « pensées de l’après », même si d’une certaine manière la démarche critique de L. Campos les prolonge. Mettre en regard « poétiques de l’après » et « théories de l’après » permet de montrer comment les premières tantôt prolongent, tantôt problématisent les secondes, interrogent leur démarche, et finalement nous offrent des outils pour penser une « époque dans laquelle le “post” se prolonge sans trouver de relève. » (p. 81).
2Le livre s’ouvre sur une réflexion de Coetzee qui eut un grand retentissement, lors du discours qu’il tint en 1987 lors de la remise du prix de Jérusalem : il y présentait la littérature sud‑africaine des années 1980 comme une « littérature entravée » (cité p. 11). Or à l’époque de la « République mondiale des Lettres » (Pascale Casanova), on est tenté d’élargir le propos de Coetzee et de se demander si ce n’est pas à l’échelle de la planète que la littérature est alors « débordée par la violence historique ». Cette configuration contemporaine semble correspondre à ce que d’autres critiques, notamment en France, pensent sous l’angle d’un « retour au réel » ou d’un « retour à l’histoire » (p. 12). Si ce lien spécifique de la littérature contemporaine à l’histoire existe, il nécessite de développer des outils théoriques propres à le penser. L. Campos se donne donc pour objectif de penser le « régime de narrativité » spécifique1 qui réplique au « régime d’historicité » contemporain, dont François Hartog a montré dans un essai important, qu’on peut le caractériser par la notion de « présentisme2 ». Parler de « régime » ici ne revient pas à définir un période historique, mais bien une « réalité anthropologique » (p. 88), c’est‑à‑dire la « modalité de conscience à soi d’une communauté humaine ». Or la « crise du temps » que nous vivons prend une forme spécifique depuis l’écroulement des totalitarismes de l’Est de l’Europe et avec celui‑ci la chute des utopies politiques : elle se cristallise en une obsession de l’héritage du siècle, dont « la vague de mémorialisation et de patrimonialisation » (ibid.) est d’après François Hartog le révélateur. Au moment même où Paul Ricœur déclare que la fonction narrative se définit par son ambition d’« élever [la condition historique] au rang de conscience historique » (cité p. 14), la littérature est confrontée au déchirement de cette conscience.
3Le livre est donc amené à prendre en charge trois grands types de questions transversales. D’abord ces fictions de l’après sont des fictions du deuil problématique : elles interrogent la « dette laissée par l’universalisme occidental », dont le seuil se poursuit interminablement (p. 27). De là, la nécessité d’interroger la place de la mélancolie dans ces œuvres. Deuxième problème, si la « crise de la conscience historique » est « crise de la transmission et crise de la tradition » (ibid.), les auteurs travaillent pourtant à réinscrire leur travail dans une tradition occidentale et à transmettre « une expérience devenue héritage de l’inhumain » (p. 202) : comment les œuvres parviennent‑elles à penser et à dépasser ce rapport problématique à la transmission et à la tradition ? Enfin, dans un contexte de pensée où il est question de « rouvrir la question du pathos » (Jacques Derrida, cité p. 28 et 342), ces œuvres assument la réactualisation d’une catharsis paradoxale, là même où elles récusent toute idée de réparation. En traçant ces perspectives dont les enjeux sont à la fois éthiques et politiques, L. Campos se place à un carrefour de pistes contemporaines cruciales.
La pensée à l’épreuve des « post »
4La première partie est consacrée à un bilan critique des pensées de l’après, qui permet de situer le contexte théorique et historique dans lequel les « poétiques de l’après » émergent. Au début des années 1990, qui écrit « sur la Shoah » est confronté au risque d’un rapport esthétisant et fétichisant au souvenir, à la prolifération du « kitsch » d’Auschwitz (p. 45), fort bien analysé par Kertész. À côté des écrivains « rarissimes » qui, « à partir de leur expérience de l’Holocauste », ont fait acte de littérature et ont transmis la mémoire de l’événement, beaucoup plus nombreux sont ceux qui, d’après Kertész, participent à la croissance d’une véritable « culture de la “consommation de l’Holocauste” » (p. 44). L’événement est stylisé, figé dans un conformisme indissociable du sentimentalisme, cette ivresse douteuse des « douces vagues de la solidarité tardive » (cité p. 43). La littérature de Kertész se donne donc pour tâche d’interroger « l’Holocauste comme culture » (p. 47) ou, pour reprendre les termes benjaminiens, de « dissoudre le mythe dans l’histoire » (cité p. 47). La réponse qu’il trouve dans cette impasse est double : d’une part, il accepte « d’hériter de la négativité générée par l’événement historique » (p. 47). Assumant de prolonger la pensée d’Adorno, il répond ironiquement à ceux qui le qualifient d’« écrivain d’un seul thème, l’Holocauste »: « Quel écrivain aujourd’hui n’est pas un écrivain de l’Holocauste ? » (cité p. 48). Mais dans le même temps, il substitue à « l’interdit » d’Adorno un impératif positif, celui d’un « travail inachevé sinon interminable », qui ne peut prendre la forme que « d’un roman‑feuilleton dont l’action commence à Auschwitz et dure jusqu’à nos jours » (cité p. 54). Cette attitude désacralisante de Kertész permet à L. Campos de poser les contraintes auxquelles sont confrontés les écrivains de « l’après‑Auschwitz » aujourd’hui. Deux grands paradigmes dominent désormais le rapport à la Shoah, tous deux caractérisés par un « recentrement sur l’expérience individuelle » (p. 65) — celui du témoignage, dont Annette Wieviorka a tracé la généalogie3, et celui du trauma, porté par les « memory studies » anglo‑saxonnes. Ces deux modèles, qui se rejoignent sans se recouper, permettent de penser le texte littéraire comme le « lieu où se met en œuvre une responsabilité vis‑à‑vis des résidus de l’expérience individuelle et collective » (p. 65), et illustrent donc un « “tournant éthique“ de la culture de l’Holocauste ». Le travail de Sebald et de Kertész se comprend dans le cadre de ce « tournant éthique ».
5Le deuxième axe de cette première partie est consacré aux études postcoloniales, dont L. Campos précise d’emblée, citant Jean‑Marc Moura, que le « post » y représente une « question posée à l’époque » plutôt que la certitude d’un « positionnement sur l’axe du temps historique » (p. 67). Si les textes postcoloniaux entendent déconstruire « tout discours se réclamant de l’universel » (p. 69), L. Campos invite à distinguer deux moments dans la maturation de cette pensée critique. Dans un premier temps, dominé par le projet « subalterniste », la « critique postcoloniale » entend « provincialiser » les « grands récits d’égalité des droits, de citoyenneté, d’État‑nation qui font l’histoire de l’Europe » (p. 72). Le problème de cette « rhétorique de rupture » qui entend montrer que le modèle occidental n’en est qu’un parmi d’autres, c’est qu’elle manque d’un modèle épistémologique alternatif. Le discours postcolonial y est d’abord un « contre‑discours », ce qui explique que sa pertinence soit récusée par Coetzee. Pour trouver une lecture postcoloniale qui entre en résonnance avec le travail de celui‑ci, il faut s’intéresser aux œuvres d’Homi Bhabha et d’Edward Said, qui préfèrent à la « rhétorique subalterniste de l’opposition » des « notions telles que l’hybridité, la négociation, le désaccord » (p. 73). Mais en même temps, L. Campos signale la « relative dépolitisation » à laquelle font alors face les études postcoloniales « avec l’éloignement des indépendantismes historiques et même des luttes plus récentes, comme celles qui ont marqué la fin de l’apartheid » (p. 81). On assiste donc à « un tournant mélancolique » correspondant à une configuration dans laquelle « continue à se poser la question d’une dette laissée par l’universalisme occidental » (p. 84).
6C’est à ce double héritage, non soldé, que sont confrontées les « poétiques de l’après », qui, pour « donner sens » à une situation aporétique, assument une « responsabilité à double‑face » (p. 89), vis‑à‑vis du passé et vis‑à‑vis du futur, acceptant d’occuper la brèche décrite par Hannah Arendt dans la préface de La Crise de la culture (citée p. 87). Le lecteur peut être tenté de formuler comme objection que cette situation aporétique « entre passé révolu et avenir inconnaissable » est celle‑là même de la modernité, depuis le début du xxe siècle au moins, et qu’elle n’est pas propre aux « poétiques de l’après ». Mais par sa réflexion sur la tradition, L. Campos apporte une spécification de plus. Les trois auteurs étudiés assument en effet une pensée « anti-traditionnaliste », qui hérite de la modernité — mais en même temps, ils développent une « pensée forte de la tradition » et travaillent à rétablir une continuité « avec ce qui est atteint par la perte » (p. 90). Pour comprendre ce tournant, la première partie propose pour finir le paradigme de la « post-mémoire » (Marianne Hirsch) : butant sur un deuil impossible, les œuvres sont en effet confrontées à la nécessité de prendre en charge, après d’autres générations, un passé dont elles n’ont qu’une « mémoire seconde » (p. 94‑95).
« La raison des faits et celle des fictions »
7La deuxième partie est centrée sur le « travail de fictionnalité réflexive » (p. 26) déployé dans les œuvres de Coetzee, de Kertész et de Sebald, qui doivent « intégrer non seulement la contrainte du réel mais aussi son excès, son opacité, son trop-plein » (p. 102). Les trois œuvres présentent un statut problématique, au croisement de la fiction et de la réalité, les deux notions se contaminant l’une l’autre suivant des modalités différentes selon les auteurs.
8Sebald développe un « réalisme fictionnel » (cité p. 118) en vertu duquel le rapport à l’histoire se construit par le détour de la fiction. Cette poétique de l’oblique est d’abord mal comprise par ses lecteurs. En 1990, lorsque Sebald est confronté au jury du prix Ingeborg Bachmann, à propos d’extraits de ce qui deviendra Les Émigrants, les malentendus que son travail suscite auprès de l’intelligentsia de l’époque révèlent en creux les éléments essentiels de sa poétique. On lui reproche son style désuet, et sa langue peu contemporaine (p. 108) sans bien percevoir que ce « caractère désuet » fait partie intégrante d’une pensée du détour : « le côté désuet de la diction ou de la voix narrative » permet en réalité, expliquera Sebald plus tard dans un entretien, « d’intensifier la prise de conscience collective de ce que nous avons réussi à ourdir au cours de ce siècle » (cité p. 118). Un autre reproche lui est fait d’exploiter un « matériau historique “déjà connu” », confondant par là même « valeur documentaire et valeur littéraire du texte » (p. 109), et sans bien voir que c’est précisément en investissant un « matériau déjà existant et narrativisé » (p. 141) que Sebald pose d’une façon neuve la question de la mémoire à une Allemagne hantée. Enfin, on l’interroge sur « la valeur des images et des histoires intégrées dans le texte » : sont‑elles « authentiques » ou « fictionnelles » ? (p. 109) Pour répondre à cette question, Sebald déclare que, dans son œuvre, la « fiction est “insérée” dans des histoires authentiques » (cité p. 109), donnant ainsi à son « réalisme fictionnel » l’une de ses formulations les plus éclairantes.
9Kertész, lui, détourne les codes du témoignage. Il ouvre le texte autobiographique Un autre par l’affirmation provocatrice que « tout est faux (par moi, par mon truchement : mon existence fausse tout) » (cité p. 119). Si le « pacte autobiographique » devrait impliquer une fidélité scrupuleuse aux faits, Kertész revendique justement une « mémoire créative » (cité p. 121) qui lui permet de « reconquérir une liberté face à l’expérience de l’inhumain » (ibid.). La fiction contamine ainsi la parole testimoniale.
10Coetzee, pour faire face à l’histoire, se place apparemment résolument du côté de la fiction : à la « formule mimétique et réaliste » qui correspond à celle du « roman historique classique » (p. 122), il oppose une autre forme qui s’émancipe du réel, se situe dans un lieu « autonome », « en dehors des termes du conflit des classes, du conflit des races, du conflit des genres […] » (cité p. 123). On voit donc que de Sebald à Coetzee le spectre est large, depuis le choix d’une fiction insérée dans le réel à cette revendication d’« autonomie ». Reste que chacune de ces trois œuvres souligne la « responsabilité […] de l’écrivain vis‑à‑vis de la violence historique » (p. 116) sans que celle‑ci soit réductible à un engagement de l’auteur dans le monde social.
11La fiction faisant face à la « pression du réel », L. Campos s’emploie ensuite, dans un chapitre plus descriptif mais utile au lecteur, à recontextualiser chaque œuvre dans l’histoire nationale qui la conditionne et par rapport à la réception qui fut la sienne. Le point de rencontre des trois œuvres est qu’elles occupent d’abord l’espace de la marge dans leur propre pays. L’œuvre de Kertész, située par rapport à l’histoire de la déportation des Juifs de Hongrie, ne reçoit d’abord qu’un faible écho en Hongrie et devra attendre le Prix Nobel de 2002 pour y être lue et reconnue, sans que tous les malentendus soient cependant levés. Son œuvre est d’abord principalement lue en Allemagne, ce que Kertész explique par l’idée qu’il a « “rendu” aux Allemands leur horreur, “sous forme d’art” » (p. 139).
12L’émergence en Allemagne d’un travail sur la mémoire comme celui de Sebald est rattaché par L. Campos au contexte de la Wende de 1989‑1990, qui le rend possible en autorisant un « retour sur soi de l’histoire allemande » (p. 145). Reste que Sebald hérite du « retour critique de la conscience littéraire allemande sur la période nazie » qui a lieu dès les années soixante, notamment avec le livre du couple Mitscherlich, Le Deuil impossible (1967), dont Sebald poursuit la réflexion dans Luftkrieg, en développant en particulier l’idée d’un « deuil empêché » (p. 146). Sebald hérite également de Peter Weiss et d’Alexander Kluge, qui nourriront son refus d’une littérature abordant l’horreur de front : « Un charnier n’est pas descriptible », confie‑t‑il en 2000. « Cela signifie qu’il faut trouver d’autres moyens plus tangentiels pour parcourir le chemin du souvenir, de l’archéologie, de l’archive, de l’enquête » (cité p. 149).
13Dans l’histoire sud‑africaine, Coetzee est triplement marginal : il est blanc à un moment où est annoncée « la fin de la domination politique et sociale de la race blanche » (p. 157) ; il refuse l’engagement politique au moment même où la littérature sud‑africaine revendique d’être en prise sur le monde social et politique ; dans un contexte postcolonial, il ancre son œuvre dans une « tradition littéraire occidentale » (ibid.). Cette marginalité se révèle à la violence avec laquelle Nadine Gordimer dénonce, à l’occasion de la parution de Michael K, sa vie, son œuvre (1996)« l’apolitisme inacceptable » (p. 156) de Coetzee. En 2009, la même Nadine Gordimer rendra hommage au livre en reconnaissant son ancrage dans l’histoire et les problématiques sud‑africaines (p. 158). L. Campos souligne l’importance et les limites du travail de la « Truth and Reconciliation Commission », chargée en 1995 « d’établir la vérité » sur la période de l’Apartheid, pour comprendre le travail de Coetzee, notamment dans Disgrâce (p. 162‑163). Il ressort des analyses de ce chapitre que les trois auteurs « réinventent chacun une position classique depuis la marge, et plus précisément une position d’autorité » (p. 171).
14À partir de ces données du réel, L. Campos interroge à nouveaux frais le rapport entre fiction et réalité qui se déploie dans les œuvres étudiées. Partant de la définition de la fiction par Jean‑Marie Schaeffer comme « feintise ludique partagée », elle souligne que la « non‑référentialité » de la fiction n’est pas exclusive d’un « double niveau de référentialité » (p. 174) en vertu duquel la fiction renvoie à la fois au monde fictif qu’elle déploie et au monde réel. Restent que les fictions de l’après sont débordées par « un surcroît de référentialité historique » qui invite à réinterroger le « partage qui se dessine entre fiction et non-fiction » (p. 174).
15Chez Coetzee, l’ancrage de la fiction dans le réel se fonde sur une critique du discours historique comme modèle idéologique orienté vers l’établissement d’un consensus. La fiction, face à ces prétentions « réalistes », présente un formidable « potentiel de critique des falsifications de l’histoire » (p. 176). Chez Kertész aussi, la fiction joue un rôle politique en défaisant les récits dominants et en problématisant la « falsification constitutive de la survie […] et de la mémoire […] » (ibid.). Dans Être sans destin, Kertész déjoue les attentes du lecteur en évidant le contenu d’expérience du témoin et en faisant dire au narrateur : « Je n’ai rien vu » (cité p. 184). Plus loin, le motif de l’endormissement du narrateur a « l’effet d’un suspens épistémologique » qui contraint le lecteur à s’interroger et à toucher du doigt « l’irréalité » du camp (p. 185). Chez Sebald, les éléments non‑fictionnels occupent une place plus importante, mais la « pensé sauvage » (p. 178) que déploie le récit, « dans l’esprit de la collection et du bricolage » et selon des procédures proches du montage, s’érige aussi contre l’idée d’un « grand récit » consensuel (p. 182). En se référant à la fois à un protocole fictionnel et à un protocole historiographique, le texte conduit « l’autorité historienne et l’autorité fictionnelle » à s’interroger l’une l’autre (p. 182).
16À cette étape, le lecteur est tenté de prolonger la réflexion de L. Campos : l’analyse très fine de la position de Sebald, notamment, semble appeler un parallèle avec le travail de Pascal Quignard, surtout dans ses Petits Traités et les volumes de son Dernier Royaume, où, à mi‑chemin de la fiction et de l’essai, il oppose à la « grande narration mensongère » de l’Histoire le principe de la « collection4 ». Ce principe lui permet de recueillir, sous une forme hybride qui néglige la distinction entre contes et histoires vraies, les « vestiges », les « reliques » du passé de l’humanité.
17Au terme de cette partie, L. Campos souligne très justement que ces fictions écrites sous la pression du réel problématisent « le double lien de référentialité qui les relie, en amont, vers l’archive et l’histoire, et en aval, vers le politique » (p. 189). Mais après des analyses aussi riches sur les brouillages du partage entre le fictionnel et le factuel, la conclusion de cette partie demeure peut‑être un peu en retrait, et des affirmations comme « ce sont des littératures qui visent à produire une impulsion théorique » ou « ces textes apportent une autre définition à cette “feintise” fictionnelle et permettent de l’historiciser » (p. 191) peuvent laisser le lecteur sur sa faim. Le regret vient peut‑être du fait que le modèle de Jean‑Marie Schaeffer sous‑jacent à cette analyse assume une position résolument anthropologique, qui récuse les contradictions de l’esthétique romantique5. Cet appui conceptuel présente peut‑être le risque de couper l’analyse des jeux de miroirs entre discours fictionnel et discours factuel de leur généalogie esthétique. Or selon Jacques Rancière, « le brouillage des frontières entre la raison des faits et celle des fictions » est justement constitutif du régime esthétique6 . Cette perspective, selon laquelle depuis la Révolution esthétique « le témoignage et la fiction relèvent d’un même régime de sens7 », ne nous paraît pas contradictoire avec celle de L. Campos, qui se réfère d’ailleurs à plusieurs reprises au travail de Jacques Rancière, mais elle inviterait peut‑être à lire ce débordement de la fiction par l’histoire comme la reformulation neuve — et propre à l’époque contemporaine — d’un problème déjà ancien.
« Déséquilibres réfléchis »
18La troisième partie, peut‑être la plus passionnante, s’intéresse au « retour du récit » que ces œuvres assument, et tente de définir leur « régime de narrativité », qui « loin de se définir en dehors ou en parallèle de l’histoire, est au contraire issu du régime d’historicité contemporain, auquel il réplique » (p. 216). Hannah Arendt associait, dans Condition de l’Homme moderne, la « faculté de produire des récits » à la capacité d’action de l’Homme. Or dans « l’après‑catastrophe », le « devenir historique » se définit justement par « une incapacité à produire des récits, doublée d’un appel à en produire » (p. 197). Chez Coetzee par exemple, ce « double bind » prend la forme d’une angoisse des narrateurs à raconter la « bonne histoire » (p. 198). La force de l’impératif n’a d’équivalent que le constat de « l’imperfection des régimes de narrativité disponibles » (ibid.). Le récit ne s’en tient donc pas à porter « le deuil de la faculté de raconter », il le « prend en charge » (p. 199). Le « récit de l’après » se donne ainsi pour tâche, à l’image du travail psychanalytique, d’« identifier des points de rupture pour les reformuler, en lien avec une identité à reconstruire » (p. 199).
19L. Campos souligne bien que cette problématique n’est pas neuve. Walter Benjamin déjà, dans « Le narrateur », posait le problème d’un « déclin de l’art de narrer » qu’il mettait en relation avec une baisse du « cours de l’expérience » (cité p. 200). Or, déjà pour Benjamin, il ne s’agissait évidemment pas de se lamenter sur le dépérissement de la narration mais de proposer « une critique dialectique de la narration traditionnelle en vue de son sauvetage » (ibid.). Bien après Benjamin, le « spectre de la mort du récit » est toujours là, mais sous une autre forme : à l’« éclipse » du récit sous le règne des « écritures intransitives » a succédé dans les « fictions critiques » contemporaines un « retour du récit » « qui n’est pas que renaissance mais aussi inventaire critique » (p. 202). A partir d’analyses précises, L. Campos montre donc que le point commun des œuvres est d’« exhiber un suspens particulier du temps historique » (p. 217) ; si le récit selon Ricœur configure l’expérience historique, ces récits de l’après montrent « l’impossibilité de parvenir à une “configuration narrative” adéquate » dans le régime historique qui est le leur (ibid.). Les analyses d’Au cœur de ce pays, de Michael K,d’Austerlitz et d’Être sans destin convergent dans l’observation que ces récits « se présentent par défaut ». Mais ce défaut, assumé par le récit, permet à celui‑ci de se loger dans « la cassure d’une histoire brutale qui disjoint l’expérience historique et la raison narrative » et en même temps, par l’empirisme de démarches « de substitution » qui se présentent « faite de mieux », de reconstruire une « raison pratique » (p. 233).
20Cette nouvelle sagesse du récit se construit en revendiquant l’héritage problématique de la modernité. « La responsabilité envers ce qui “n’a pas encore émergé” (Coetzee) s’alourdit d’une responsabilité envers ce qui a déjà “émergé” du laboratoire de la littérature moderne » (p. 238). Si de nombreux auteurs pourraient être convoqués sur cette scène comme Celan, Thomas Bernhard, Dostoïevski ou Walser (p. 239), L. Campos choisit trois auteurs modernes dont la rémanence est particulièrement sensible dans les œuvres étudiées. Samuel Beckett est la première de ces références : Coetzee, qui a fait sa thèse de doctorat sur les « fictions anglaises » de celui-ci (ibid.), utilise ainsi « les outils narratifs beckettiens pour déconstruire le schéma traditionnel du roman sud‑africain » (p. 240). Ainsi les cailloux que Molloy fait tourner dans sa bouche deviennent‑ils pour Magda dans Au cœur de ce pays, un moyen de placer sa voix (p. 242‑243). Mais cette référence implicite est aussi l’occasion pour Magda de se démarquer des narrateurs beckettiens : « elle ne renonce pas, contrairement à eux, au sens et à l’Histoire » (p. 243). Par ce travail de citation et de mise à distance, Coetzee réinscrit donc la « rhétorique de la faiblesse beckettienne dans l’espace et le temps » (p. 244).
21L’œuvre de l’écrivain autrichien Jean Améry est la seconde référence majeure de ce corpus, qui court à la fois dans les œuvres de Sebald et de Kertész. Il est le représentant d’une esthétique et d’une éthique radicales qui s’opposent à la façon dont par exemple Primo Levi continue à s’inscrire dans une « tradition humaniste » (p. 246). La poétique de Sebald trouve un moyen de s’inscrire indirectement dans son héritage en mettant en scène des « je » narrateurs qui, l’un, enquête sur un personnage inspiré de Jean Améry (Paul Bereyter dans Les Émigrants),l’autre, convoque, à l’occasion de ses visites de la forteresse de Breedonck, la mémoire des tortures vécues par celui‑ci (dans les scènes ouvrant et fermant Austerlitz) (p. 252). Kertész, tout en revendiquant l’héritage d’Améry, se démarque de son « éthique du ressentiment » (p. 250). Si Améry, « prisonnier de la langue allemande », se place dans un « temps arrêté », Kertész, lui, peut s’inscrire dans le « temps de la survie » (p. 251), et cela ironiquement « grâce à » « la société de la Hongrie totalitaire » qui, selon lui, en niant toute liberté a assuré une forme de « continuation de “sa vie de prisonnier” » (cité p. 250).
22Kafka est la troisième référence dont L. Campos traque l’héritage dans les œuvres étudiées. Au terme de ses analyses, elle souligne que la « permanence de la crise » kafkaïenne (Coetzee), dans ces œuvres, se manifeste dans le « lien, dans la narration elle‑même, entre un principe de l’épuisement de l’expérience par l’écriture et une demande de sens et d’interprétation » (p. 261). Au terme de ce chapitre, il apparaît que le récit, en assumant ces héritages critiques dans les œuvres des trois auteurs, devient ainsi « lieu de transmission et de production de continuités autant que de discontinuités » (p. 263).
23Mais parler d’un « retour du récit » implique enfin de reposer la question de la configuration narrative : y a‑t‑il réparation dans ces récits ? Avons‑nous affaire à une purification cathartique qui permettrait, selon le modèle de Ricœur dans Temps et récit, de réintégrer les « discordances » dans une « concordance » ? Répondre à cette question suppose d’analyser dans les œuvres les motifs de la tragédie et de la mélancolie, qui « semblent être deux modèles possibles pour des subjectivités traversées d’histoire » en fondant deux « pratiques narratives de l’irréparable »(p. 284).
24Toute l’œuvre de Sebald est imprégnée du modèle mélancolique, conçu, dans la continuité des théories de Freud dans Deuil et mélancolie, comme un « anti‑récit » (p. 268). Le « savoir excessif » du mélancolique se transcrit sous la forme d’une « poétique fragmentaire et expérimentale » (p. 273), et s’accompagne d’« effets de saturation » liés à « l’incapacité des narrateurs à donner sens » au passé (p. 276). La mélancolie des narrateurs sebaldiens se traduit aussi par un brouillage de la distinction entre nature et histoire, l’histoire en venant à être « lue comme nature, et la nature comme histoire » (p. 279). L. Campos soulève avec une grande justesse le risque éthique et politique que ce brouillage fait courir à l’écriture sebaldienne « d’une neutralisation politique des catastrophes par leur naturalisation » (p. 281). Mais ce risque est « en partie écarté » par l’héritage benjaminien de cette conception de la mélancolie : le « morceau d’histoire humaine devient une ruine énigmatique à laquelle on ne peut plus donner sens » et qui « demande et résiste à la fois à la symbolisation » (ibid.). C’est dans ce travail que la mélancolie se distingue de la nostalgie : elle est en effet une « pensée de l’écart » qui occupe « un lieu critique entre sentiment de catastrophe advenue et pressentiment d’une vérité encore à définir » (p. 282).
25Le lecteur se surprend à prolonger ce passionnant développement en l’appliquant à d’autres œuvres contemporaines, notamment plastiques, comme celle du sculpteur allemand Anselm Kiefer, qui, contemporain de Sebald et représentant comme lui d’une génération portant une « mémoire seconde » de la catastrophe, a thématisé dans son œuvre les images de la mélancolie8. Dans certaines de ses sculptures, il offre aux yeux du spectateur des « ruines » portant la mémoire des catastrophes du xxe siècle, mais dont le statut, naturel ou historique, tend à devenir énigmatique9.
26Kertész, lui, refuse le regard mélancolique. Mais son œuvre interroge le modèle tragique, « longtemps un repoussoir pour les générations héritant d’Auschwitz » (p. 285). Toute son œuvre affirme certes « qu’après Auschwitz, il n’y a plus de tragique possible » (ibid.). Au héros et à l’action tragique se substituent « l’expérience incommunicable et la personnalité contingente » (p. 287). Mais le destin, défini par Kertész comme la « possibilité de tragédie, de chute, d’échec dans l’action » (cité p. 285), survit au modèle tragique comme une catégorie qui « [éclaire] l’expérience a contrario » (p. 286). À travers cette problématisation des motifs de la mélancolie et de la tragédie se dessine dans les œuvres une réflexion sur la « subjectivation du sens » et les « façons de “prendre sur soi” la violence » (p. 292).
27L. Campos est ainsi amenée à réévaluer la notion de catharsis dans ces œuvres. Elle souligne le refus qui s’y manifeste « d’une conception rédemptrice de l’écriture » (p. 293). On pourrait préciser qu’en cela ces œuvres ne se distinguent guère des grandes œuvres de la modernité qui ne cadrent avec la conception ricœurienne d’une « concordance discordante » que si le lecteur accepte de laisser de côté de nombreux résidus. C’est d’ailleurs ce que paraît suggérer L. Campos quand elle souligne que le « refus de la réparation et de la grâce » à l’œuvre dans ces récits manifeste, dans une certaine mesure, leur « conscience d’une crise immanente » sur le modèle décrit par Frank Kermode à propos des récits modernes (p. 266). Mais la nouveauté vient de ce que, s’il y « a refus des effets réparateurs » dans ces œuvres, celles‑ci semblent, comme dans un second temps, « malgré tout », en revenir aux « figures de la réparation et de la grâce » (p. 293). Si, d’après Patrick Dandrey, la catharsis au sens classique est la « combinaison d’une exacerbation émotionnelle et d’une distance fonctionnelle », c’est‑à‑dire qu’« elle suppose à la fois l’identification au personnage et la projection de la fiction » (p. 301), il y a dans les œuvres étudiées recréation partielle d’un tel effet. La catharsis dans ces récits sans réparation correspond à un « déséquilibre réfléchi » qui permet de « ménager une transmission de l’irréparable » (p. 302).
28Cette interprétation trouve à s’illustrer dans Disgrâce, où après une succession, « presque musicale », de motifs de la disgrâce, le personnage principal parvient à une forme de vérité en faisant le « deuil de toute idée de grâce » (p. 296). Dans les récits de Sebald, l’irruption des images dans la trame du texte incarne l’ambition d’une écriture qui cherche à « sauver quelque chose du fleuve de l’histoire » (entretien de Sebald, cité p. 299). Comme pour boucler la boucle, c’est finalement à Benjamin que ces récits ramènent, L. Campos soulignant avec beaucoup de justesse que ces récits prolongent peut-être « le caractère destructeur » (1931) qui, selon Benjamin, « transmet les situations en les rendant maniables et en les liquidant », plutôt qu’en les « rendant intangibles et en les conservant » (cité p. 302).
Une « archive vive du passé »
29La quatrième et dernière partie de l’essai se consacre à la « perturbation des contrats de lecture », en explorant l’hypothèse que « le suspens » de ceux‑ci permet « d’explorer les impasses du “présentisme” » (p. 308). « Trois espèces de questions » déclinent ce projet, « celle du sujet, celle de la pitié ou de l’empathie, celle de l’interprétation » (ibid.).
30La question du sujet est en effet à l’honneur aujourd’hui, portée par les études postcoloniales et par la vogue des témoignages et, plus généralement, de l’autobiographie (p. 311). Sur cette question, Kertész et Sebald se rejoignent : dans les deux cas, il s’agit de « “consigner les forces destructrices” (Kertész) dans le soi, qui joue alors le rôle d’une archive vivante de l’histoire » (p. 312). La « subjectivité du survivant » chez Kertész reste problématique. L’ouverture du Refus reprend ironiquement les termes de l’incipit de Poésie et vérité, de Goethe, pour les inverser et contester toute possibilité d’une « universalisation poétique de l’expérience » (p. 315). Pour le survivant, l’enjeu est de résister à « la désubjectivation que lui impose l’histoire totalitaire » (p. 316) : le « je » doit donc assumer de « s’étrangéiser » par l’écriture, « d’atrophier l’expérience vécue », pour parvenir à une forme de vérité (p. 317‑318). Chez Sebald, la « mnémotechnie subjective » (p. 312) passe par un travail polyphonique en vertu duquel la voix du narrateur se mêle à celles des autres personnages par une troublante ressemblance. Ainsi dans Asuterlitz, « la quête du narrateur redouble celle du personne et tend par moments à se confondre avec elle » (p. 319).
31Refusant d’assigner à ses textes une ambition mémorielle, Coetzee assume, lui, une position « solipsiste ou sceptique » (p. 312) et interroge continûment dans ses romans la « présence à soi du sujet » (p. 325). L’écrivain doit « éveiller les contre‑voix en soi » et « engager un débat avec elles » en renonçant à « la position que Lacan appelle le “sujet censé savoir” » (cité p. 167 et 330). Seule « la réalité du corps souffrant » représente un repère qui met fin au « doute infini » sur lequel pourrait déboucher ce « scepticisme narratif » (p. 330). L’idée d’un « retour du sujet » serait donc caricaturale si l’on pensait qu’il s’agit d’un « sujet plein et souverain » (p. 339). Dans les trois œuvres étudiées, la « saisie subjective du sens historique » passe par un double mouvement de « singularisation de l’expérience » et de « dépersonnalisation du sujet » (ibid.).
32Sur la deuxième question majeure, celle de l’affect, se déploie chez les trois auteurs une pensée politique et morale qui fonde chez eux une poétique du « pathos empêché ». Cette question peut être pensée sous trois angles : d’une part, elle correspond à la pensée du détour, déjà nommée, selon laquelle il faut trouver des biais indirects pour représenter « un processus de destruction d’une intensité trop grande » (p. 343). Elle peut ensuite être envisagée sous l’angle de la réception : ces narrations entendent se protéger des réceptions empathiques qu’elles pourraient susciter chez le lecteur. Enfin, le « pathos empêchée » correspond à un choix littéraire d’écrivains qui se refusent à « certains effets mimétiques » (ibid.).
33Kertész se place explicitement dans la tradition des « écritures impassibles » (p. 346), illustrée par Flaubert ou par Camus. L. Campos justifie l’emploi de ce terme de préférence à celui, plus trompeur, d’« écriture blanche » (p. 348‑349). Chez Kertész, il est lié au refus de la position du moraliste. L’« apathie schizoïde » (cité p. 350) de ses narrateurs — moins une passivité de la victime ou du survivant qu’un « état paradoxal », qui « concerne aussi le bourreau » et « où les valeurs, ainsi que les jugements moraux qui les fondent, sont entrés dans une phase nouvelle » (ibid.) — est un moyen de poser une question à la morale.
34Chez Coetzee, les personnages de Disgrâce ou d’Elizabeth Costello professent, de leur côté, une « imagination sympathique » mais sont « confrontés à [l’]échec [de celle-ci] » (p. 354). Si l’œuvre de Coetzee a rencontré un franc succès auprès de la pensée du care, qui fait une place importante à l’empathie, l’auteur réfléchit aussi aux « limites de cette empathie et au risque qu’elle comporte d’effacer les frontières du même à l’autre » (p. 354). La figure animale, qui apparaît dans les deux romans, occupe une place particulière dans cette réflexion : réfléchir à la souffrance animale permet d’interroger les « limites de l’humain » (p. 356).
35La poétique de Sebald mise de son côté sur un « pathos restreint » à l’opposé de la « thérapie des électrochocs » d’Alfred Döblin, qui, d’après lui, empêche une différenciation des effets et revient à « esthétiser l’horreur » (p. 357). L. Campos suit donc, chez Sebald, la ligne qui fait passer le lecteur d’une « prose en apparence impassible » à des « moments de retournement catastrophique » (p. 358) et cite le cas du chapitre III des Anneaux de Saturne où figure un contraste entre le développement sur les milliards de harengs pêchés annuellement et la photographie des corps humains découverts à Bergen‑Belsen en 1945 — que le texte passe sous silence. Le vertige causé par cette « inquiétante proximité » et les effets d’échos discrets que L. Campos analyse participent d’une esthétique de « délocalisation de la souffrance » (p. 359).
36La troisième question est celle de l’interprétation. Celle‑ci est en effet thématisée dans les œuvres des trois auteurs sous les figures du scribe, du prophète, de la sibylle, du traducteur et de la secrétaire (p. 366). Ces figures d’interprètes, dépositaires à la fois de « signes » à déchiffrer et de « forces destructrices » (p. 366), problématisent donc l’idée de transmission. Si Sebald thématise les motifs de l’énigme et du rébus dans Les Anneaux de Saturne (p. 368‑369), le texte bute sur l’impossibilité de reconstruire une « lisibilité » (ibid.). À cette opacification du sens, également illustrée chez Kertész à travers le motif de la « révélation manquée » (ibid.), s’articule une valorisation du visible sur le dicible (p. 370). Les motifs du narrateur aveugle ou voyant chez Sebald et Kertész ouvrent dans le texte « un régime spécifique de visibilité » (p. 373), où se détruisent les « clichés figuratifs » et s’exposent les « signes d’un monde obscurci » (ibid.). Ces images s’associent dans les deux œuvres au motif de la « fin de temps ». « L’interprète voyant se tient ici dans l’ultime, dans l’imminence du sens et de la révélation, entre l’accumulation des signes et une vérité encore à venir » (p. 376). Chez Coetzee, au contraire, l’interprétation est « mise en arrêt » (ibid.). Dans Michael K, l’interprétation du médecin « qui essaie de donner sens à la figure de Michael » échoue (p. 377). La figure animale apparaît dès lors comme un « cas limite de l’esthétique de l’inassignable que travaillent ces textes » (p. 379). Elle incarne « l’intraduisible à l’intérieur d’un système de traduction » (p. 380).
37L. Campos conclut cette partie en soulignant que, dans les œuvres des Coetzee, Kertész et Sebald, la littérature se donne pour tâche de « constituer une archive vive du passé », ce qui implique « un double mouvement de délocalisation et de relocalisation » (p. 388), qui permet de bousculer les origines et les identités.
Le sujet en suspens
38Au terme de ce parcours riche, l’essai souligne que les textes des trois auteurs problématisent « les traits d’une conscience historique contemporaine » (ibid.) en représentant la « mise en suspens » du sujet ainsi que « des fonctions de transmission et d’interprétation qu’il cherche à assumer », et en mettant en valeur un « déséquilibre des affects et de la pensée » (ibid.). C’est grâce au « réalisme ordinaire » ou au « “pas-à-pas” expérimental » que la fiction se donne les moyens de penser les questions éthiques et politiques soulevées par l’époque (p. 390). Si la fiction réactive « l’idée de catharsis », c’est en s’appuyant sur un « déséquilibre réfléchi » qui lui permet, « à condition que le lecteur accepte de se faire le destinataire d’une telle charge, de ménager une transmission de l’irréparable » (p. 390). La conclusion explore enfin les effets d’un « redoublement de l’après » à travers le vieillissement des auteurs, en suivant l’hypothèse d’Edward Said d’un « style tardif » (p. 392), qui trouve à s’exprimer chez Kertész et Coetzee (Sebald ayant été fauché en pleine maturité en 2001) et « radicalise la mélancolie structurelle des consciences historiques de l’après » (p. 393).
39Ce travail renouvelle la pensée des rapports entre littérature et histoire en éclairant à la fois les œuvres qu’il s’est données comme corpus et le contexte théorique et critique dans lequel elles éclosent. Ce double regard s’exerce également au sein des trois œuvres étudiées, puisque, comme ce parcours rapide espère en avoir donné un aperçu, le livre ne s’intéresse pas seulement aux fictions majeures de Sebald, de Kertész et de Coetzee, mais, suivant en cela les brouillages de frontières à l’œuvre chez les trois auteurs, tend à aborder comme un même terrain d’investigation les essais critiques de ces auteurs et leurs œuvres fictionnelles. Enfin, en interrogeant la « conscience historique » de la littérature, ce travail représente une contribution importante à la réflexion actuelle, très riche, sur les dimensions éthique et politique de la littérature.