Lumières d’un imaginaire créolisé
1Depuis l’attribution du prix Goncourt en 1992, les travaux universitaires se multiplient autour de Patrick Chamoiseau ; signes de la reconnaissance immédiate d’une œuvre qui creuse un sillon nouveau entre français et créole. Mais il faut avouer que cette reconnaissance était pour le moins déséquilibrée ; les travaux français constituant une minorité parmi les travaux nord‑américains (Canada francophone inclus). Pour avoir une idée de son influence, il suffit pourtant de lire A Letter to Chamoiseau1 (1997) du poète saint-lucien Derek Walcott, Nobel de littérature en 1992, ou d’écouter l’auteur américain originaire de Saint-Domingue, Junot Díáz, Prix Pulitzer 2008 pour son roman La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao (Plon, 2009), mentionner Texaco (traduit en 1997 aux États‑Unis) comme source d’inspiration2 fondamentale.
2Destinée principalement aux réseaux culturels français à l’étranger, la nouvelle collection « Auteurs » conjointement menée par Gallimard et l’Institut Français, a pour ambition de faire connaitre un auteur contemporain de langue française au plus grand nombre, tout en répondant à d’évidentes exigences académiques. Autant dire que l’étude de Samia Kassab‑Charfi vient combler une lacune. Ajoutons également que son travail de recherche consiste en une transmission des textes de Saint‑John Perse et Glissant dont elle travaille à montrer combien ils sont incontournables et salutaires en ces temps de devoir de mémoires, où, l’approche des blessures historiques (traite, colonisations, apartheids etc.) peut parfois dresser des murs et cristalliser haines et ressentiments. En 2011, elle publiait Et l’une et l’autre face des choses : Déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indes et Le Sel Noir d’Édouard Glissant3. Le tour de force accompli dans cette introduction à l’œuvre de Chamoiseau est de n’avoir pas cédé à la canonisation, mais plutôt, d’avoir su montrer qu’elle allume plusieurs points d’incandescence dans le langage et dans la manière d’explorer les mémoires et d’approcher les identités. Aussi, dans ce livre très ramassé, S. Kassab‑Charfi procède‑t‑elle par tracées, c’est‑à‑dire, qu’elle reconstitue les correspondances pour mieux faire entrer en résonnance la littérature, la politique avec un mode de questionnement créole, mouvement né de la mise en contact accéléré et brutal entre les peuples, les langues, les cultures et les imaginaires.
3Il nous faut d’abord parler de ce livre en tant qu’objet, en qu’il cherche à restituer l’atelier d’une écriture et d’une pensée. Le format rappelle le carnet du « Marqueur de paroles », voire le cahier d’écolier du « Négrillon ». Une photographie de Chamoiseau, calme et scrutateur, qui invite à découvrir une écriture qu’il élabore depuis près de trente ans. Et puisqu’il s’agit de nous faire approcher la genèse et la fabrication d’une œuvre, on trouve, en appendice, le matériau brut : photos d’enfance, cartes et images anciennes de la Martinique (les marchés de Fort‑de‑France, les nuées ardentes de la Montagne Pelée en 1902), une reproduction des manuscrits, une photo de Glissant ainsi qu’une peinture d’Ernest Breleur. Une anthologie des textes qui, de Solibo Magnifique en passant par Texaco et Écrire en pays dominé, jusqu’à l’Empreinte à Crusoé, nous permet de resituer les points d’incandescence et de deviner les explorations futures. Trois entretiens accordés à France Culture entre 1986 et 2009 viennent ensuite témoigner de la fabrication de l’œuvre.
Bâtir son langage : « marquer » les « paroles », mener « l’écrire »
4La première partie de l’ouvrage consiste en une description de l’écriture, ou plutôt, une approche du réel par ce que Chamoiseau nomme « l’écrire », à savoir un ondoiement guidé par une sensibilité créole avide de conjuguer les temporalités, les langues et les imaginaires. S. Kassab‑Charfi en détaille les lignes de force en distinguant ces deux mouvements constitutifs : une « parole » et un « écrire ». Cette « parole […] est d’abord recueil créole du réel qu’il veut accomplir sans saisissement ni raideur » (p. 10), complémentaire d’un « écrire » qui, écrit S. Kassab-Charfi, « […] est une chevauchée à travers les espaces froids du temps et de la mémoire » (ibid.). C’est le prétexte à un admirable exercice critique privilégiant la description d’un régime d’écriture au point d’en intégrer le lexique d’une rare densité. Nous voilà donc conviés à un cheminement dans une œuvre dont elle démontre comment celle‑ci augmente l’art littéraire. Il s’agit ici de suivre le sillon qu’elle creuse dans la langue et d’initier au nouveau langage qu’elle institue ; langage qui est parfois à même de nous défaire de nos certitudes et de nous pousser à réexaminer le réel. L’œuvre de Chamoiseau est portée par plusieurs termes — Créole, Créolité, Créolisation, Totalité-monde, métissage… — qui, s’ils alimentent quelques querelles théoriques, sont surtout porteurs de réflexions fécondes et salutaires en matière politique et esthétique dont S. Kassab-Charfi explicite ici les enjeux.
5Elle explique que la force de cette écriture est de « nous plong(er) dans une intempérie, historique, morale, humaine, mémorielle, langagière, culturelle, écologique » (p. 94), et met ainsi en lumière un projet d’exploration par « l’écrire » des possibles de la mémoire refoulée, niée, mais omniprésente, douloureuse et fondatrice de la Martinique. L’œuvre de Chamoiseau apparait ainsi comme une spirale, une matrice de questionnements et de formulations salutaires. Il faut dire qu’ici, l’œuvre littéraire voit la création esthétique traversée en permanence par une réflexion sur « l’écrire » qui, bien plus que la littérature, semble désigner un mouvement dans et vers des espaces mémoriels obscurs. Il y a donc toujours, en toile de fon de cette réflexion, une pensée des vertus de cet « écrire », de l’horizon des possibles qu’il est en mesure de dévoiler des et aux Antilles : société composite et travaillée en profondeur par le trauma4 fondateur de l’esclavage et de la colonisation.
6Également au principe de cet « écrire », « l’émerveille » que S. Kassab‑Charfi décrit comme « un désir toujours inassouvi du monde », une « alliance de la littérature pourvoyeuse de possibles et du mythe » (p. 10). Véritable dynamique de « l’écrire » que Chamoiseau semble tenir du monde de l’enfance, mais aussi de la disponibilité du conteur créole qui, dans son oralité, se saisit de tout le réel pour le faire tourner en spirale. Dans le conte Manman Dlo contre la Fée Carabosse publié en 1981, S. Kassab-Charfi voit « un renversement parodique du modèle du conte français » (p. 11) ; cette stratégie de subversion des genres littéraire annonce le projet politique formulé plus tard dans son écriture romanesque. Dans cette bataille entre deux figures féminines archétypales des imaginaires créole et français, se formule une quête, une résistance superbement décrite comme « une reformulation de ce qui fut aliéné […], une restitution prophétique, la scène n’étant rien d’autre que celle d’un écrivain conviant à des genèses nouvelles » (p. 11). On comprend ainsi que le travail sur la langue créole chez Chamoiseau n’en fait pas un gardien, mais plutôt, un passeur, l’artisan d’une mise en relation glissantienne qui, par la mise en contact poétique, souhaite réactiver les imaginaires et instituer une vigilance face aux dominations silencieuses grâce au génie particulier de la créolisation.
7Revenant à l’image de la spirale, une véritable fonction du récit d’enfance est mise en évidence dans l’œuvre de Chamoiseau, loin de tout psychologisme. Une enfance créole comporte trois volumes — Antan d’enfance (1990), Chemin d’école (1994) et À bout d’enfance (2005) — marquent les étapes d’une venue au monde sous la bienveillance de présences féminines. L’enfance semble devoir se comprendre comme le lieu d’imprégnation fondamentale, le moment fondateur de l’imaginaire, d’agencements du réel qui doivent passer par un cheminement entre créole et français. Le créole est la langue du foyer, de la protection maternelle et du merveilleux, alors que le français est la langue forcée, celle de la scolarisation, mais aussi celle de la vénération du livre et de l’élévation de « l’écrire » comme existence. Aussi le cycle Une enfance créole est‑il le récit de la recherche d’un langage. « Mais, déjà dans ce qui se veut tout de même une restitution de la vie antillaise des années 1950‑1960, se dessine une créolisation des référents du monde français » (p. 61), observe S. Kassab-Charfi. En effet, cette décennie est celle d’un basculement fondamental pour les Antilles, celui de la départementalisation, qui marque l’arrière‑plan de son propos politique développé dans Écrire en pays‑dominé (1997) où la départementalisation est analysée en termes d’aliénations et de dominations silencieuses par une mise sous assistanat. « La plaie n’est pas de paupérisation, mais d’abondance » (p. 46) souligne gravement S. Kassab‑Charfi.
8Car l’œuvre a également force de proposition. Force de proposition qui passe par un investissement singulier de l’acte narratif, ainsi que par une prise de positions dans l’espace public. Elle se déploie sur deux champs : l’imaginaire qu’il s’agit de restaurer et de prémunir contre les uniformisations de toutes sortes, corollaire d’une politique qu’il s’agit d’activer (en termes culturels, écologiques, économiques etc.). Sur les plans critique et théorique, on peut mentionner la proposition stimulante des « créolectures » d’Yves Citton pour qui
toute lecture est créole dans la mesure où elle institue un terrain unique de rencontre, d’interaction, d’interpénétration, d’inter‑constitution entre un auteur, une œuvre, un lecteur et un monde5.
9Il profite de la somme théorique6 à laquelle ce débat donne lieu et plaide pour une « créolité de la lecture7 », développant plus loin :
Toute lecture est créole, hybride, métisse, en ce qu’elle constitue un melting pot, un lieu de mélanges où sont appelés à se contaminer, voire à fusionner, différentes époques, différents horizons, différentes subjectivités, différents états de langue, différents référents — et cela en l’absence même de toute créolisation au sens traditionnel (géographique) d’échanges interculturels8.
10N’est‑ce pas là une description des dynamiques des rapports qui font la « Sentimenthèque » d’Écrire en pays dominé ? Cette somme d’auteurs qui constituent la « Sentimenthèque est régie par des dynamiques qui sont autant de dépassements, autant de ruptures et sublimations du trauma fondateur. Céline y dépose avec Rabelais le rire et un génie du verbe, Fanon y enseigne la vigilance face aux avatars de l’aliénation et la paradoxale clairvoyance d’un V‑S Naipaul tombe en arrêt devant le cri de Césaire. Chamoiseau élève à partir de chacun d’eux une philosophie de la langue et de l’écriture qu’il met au service de sa propre création. C’est là, un rapport avec la littérature érudit mais sans raideur, fondée plutôt sur une forme de reconnaissance, de modalité de relations aux langages et aux imaginaires que S. Kassab‑Charfi décrit comme une « croisée de paroles […] tressées sans plus de hiérarchies » (p. 68).
11« La poétique de Chamoiseau, confluente de l’esthétique de Glissant » (p. 15) peut ainsi aider à penser les termes des identités individuelles et/ou collectives ; leurs ententes autant que leurs affrontements.
Aucune des prises de position de Chamoiseau relatives à l’identité ne peut être appréhendée sans considérer les fondations spécifiquement créoles de la vision ou de la conception composite qui la génèrent. (p. 71‑72)
12C’est, en effet, à l’aune de cette réalité créole d’acception plurielle que peut se comprendre la portée d’une œuvre qui s’articule en deux pans : essais poétiques et romans. Ainsi, L’Éloge de la créolité écrit en 1989 avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant donne à voir la prise de conscience de cette réalité créole comme terreau salutaire, arme miraculeuse survivante des violences et des aliénations coloniales, menacée mais porteuse d’imprévisibles lumineux, de solutions d’existence et de résistances face aux mirages silencieux et deshumanisants du capitalisme mondialisé.
Résistances : retrouver la mémoire, habiter les lieux
13Créoles, c’est‑à‑dire issus de rencontres, d’affrontements et entremêlements de langues, de religions, d’imaginaires, de conceptions du monde ou bout desquels se trouve de l’inattendu. Processus que Glissant nomme Créolisation, théorisé en Créolité par Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé dans l’Éloge de la créolité en 1989. Un débat — peut‑être insoluble — existe entre les deux ; Glissant plaidant pour la description d’un processus et de modalités de contacts anthropologiques, alors que la Créolité semble plutôt désigner des résultantes, des situations achevées, historiquement et géographiquement situées. S. Kassab‑Charfi ne cherche pas à trancher et préfère montrer qu’elles constituent des formulations identitaires qui, inlassablement célèbrent la rencontre, les entremêlements, les multiplicités, les syncrétismes, les échanges et déjouent les obsessions mortifères de la pureté de l’unique.
14Dans l’analyse qu’elle propose de l’essai Écrire en pays dominé (1997), elle montre que Chamoiseau, à travers sa « Sentimenthèque », développe une nouvelle approche de la littérature fondée sur la reconnaissance et la solidarité des imaginaires dont « la portée est […] celle d’une “répercussion lente”, d’une imprégnation lentement pollinisatrice » (p. 69). Voilà qui semble élargir l’horizon des questions de comparatisme et d’intertextualité.
Cette réactivation de la notion goethéenne d’affinité élective est chez Chamoiseau très fortement tributaire d’un écrivain‑mentor, qui sera décisif dans sa maturité intellectuelle […] : Édouard Glissant […] qui lui permettra peu à peu […] d’accéder à sa créolité. (p. 70)
15En effet, l’œuvre de Chamoiseau peut difficilement se penser sans la présence de Glissant dont les concepts, la présence même, l’irriguent et l’habitent littéralement. Vue ainsi, son écriture aurait la forme d’un grand combo ou d’une veillée dont Glissant et le Conteur créole seraient chef d’orchestre ou soliste, attentifs et réceptifs à toutes les sonorités et les individualités qui dessinent le thème.
16« Écrire en présence de toutes les langues du monde9 » : le mot d’ordre esthétique et poétique de Glissant trouve peut‑être sa plus belle illustration dans la « Sentimenthèque » ; sorte de redistributeur d’énergies poétiques créolisées. Nous entrons ainsi véritablement dans la forge de l’écriture où la langue créole, la fréquentation de « l’En‑Ville », la présence de Glissant et l’élévation de la littérature en une « Sentimenthèque » — où l’on se reconnait des frères et des solidarités — nourrissent la recherche d’un langage singulier. On peut dire que l’écriture est appréhendée ici comme une tentative de restauration d’un réel, d’un imaginaire et d’une mémoire dissimulés et niés par les violences symboliques de la ruse coloniale, mais surtout, par la réinvention permanente de résistances aux uniformisations.
17C’est dans le chapitre intitulé « Résistances : le Guerrier de l’imaginaire » que S. Kassab‑Charfi propose une interprétation de la figure et de la conception de l’écriture que Chamoiseau formule dans ses différentes interventions dans l’espace public. Elles suggèrent des passerelles inédites de l’espace littéraire vers cet espace public. Il y a, en effet, chez Chamoiseau un investissement « guerrier » de l’écriture cristallisé dans son œuvre par plusieurs personnages concepts le plus souvent féminins mais qui semblent avoir gagné en complexité avec Balthazar Bodule‑Jules dans Biblique des derniers gestes en 2002, le Foufou dans Les Neuf Consciences du Malfini et le Robinson de l’Empreinte à Crusoé en 2012. S. Kassab‑Charfi s’arrête particulièrement sur Balthazar Bodule‑Jules et suggère qu’il est une incarnation de « l’écrire » dont « les combats sont ceux‑là même qui mobilisent Chamoiseau toujours vigilant à la souveraineté de la littérature sans jamais se couper de la réalité de son pays » (p. 42). Il est vrai que, dans un pays dont l’affirmation politique s’est en grande partie jouée à travers Aimé Césaire, l’auteur, les interventions de celui qui est reconnu comme artisan du verbe, stimulent toujours les débats. Billets postés sur les réseaux sociaux, les tribunes dans les colonnes de presse martiniquaise, ou entretiens, nombreuses sont les interventions de Chamoiseau que — on peut le regretter — S. Kassab‑Charfi commente peu.
18 Il faut dire que le métatexte que Chamoiseau ajoute à son œuvre mérite une étude à part entière tant il soulève de questions politiques et esthétiques. Dans un entretien accordé en 2009 au journal libanais L’Orient Littéraire, Chamoiseau accompagné de Glissant, s’expliquait sur les motivations de ses interventions :
Lorsqu’un événement surgit, nous avons besoin d’interprétation. Il ne faut pas laisser le monopole de la lecture de l’événement aux économistes, il faut s’en emparer. L’économie est devenue dominante, elle a phagocyté le politique qui a disparu. Or le politique devrait être la mise en œuvre d’une stratégie du poétique.
Le poétique est notre principal moyen de reconstruire notre rapport au monde ; c’est ce qui nous permet de vivre la complexité et d’agir. Car il nous faut non seulement habiter le monde, mais être capable de le percevoir poétiquement. Et cela est indispensable en temps de crise10.
19Les Antilles venaient alors de traverser une crise sociale ; plus d’un mois de grève générale qui avait alors posé la question des relations avec la France, de la souveraineté et du degré d’autodétermination accordé à cet ensemble indistinct appelé Outre-mer. Chamoiseau était alors intervenu dans les médias, et avait notamment cosigné un texte avec Édouard Glissant et plusieurs intellectuels antillais ; le Manifeste pour les « produits » de haute-nécessité. Il y a donc un état de veille permanent inséparable du travail de création littéraire et fondateur de « l’écrire » dont S. Kassab‑Charfi explique qu’il consiste en « une réponse active et constructive de l’imaginaire […] (pour) se désengluer d’une domination qui rend “stérile” » (p. 45‑46). Faisant cela, l’auteur se transmute en deux figures qui habitent l’œuvre : le « Marqueur de Paroles » et « le Guerrier de l’Imaginaire ». Pour autant, ces figures investies ne font pas de Chamoiseau un défenseur et un gardien de terroir borné, mais plutôt l’artisan glissantien d’une mise en relation et d’une entrée dans le « Tout-Monde ». S. Kassab‑Charfi observe, en effet, que « la réticence à s’avancer en porte flambeau d’une langue, fut-elle minorée et menacée, doit s’entendre comme telle : le refus de reproduire les clivages diglossiques et aliénant dont il a précisément souffert » (p. 64). Voici peut‑être ce qui explique la singularité du rapport à l’espace et aux paysages chez Chamoiseau : s’ils disent l’histoire, c’est pour permettre de nouvelles reconquêtes et de grandes réinventions.
20Dès Chronique des sept misères en 1986, Chamoiseau s’est imposé comme « le poète des sidérations urbaines dans les dérives capitalistes » (p. 84). Le cycle Une enfance créole peut également être considéré comme le récit de la conquête de l’espace urbain par l’imaginaire d’un enfant. Mais c’est avec Texaco (1992) qu’apparaissent les lignes de forces de son esthétique de l’urbain. Car Texaco est le grand récit de la naissance de la société créole après l’abolition de l’esclavage. C’est, en effet, une phase de créolisation urbaine que Chamoiseau saisit ; celle de la conquête de « l’En‑Ville » après que les anciens esclaves se soient éloignés des habitations. Là encore, l’écrire de Chamoiseau devient, dans cette plongée historique, révélateur de renouveaux imprévisibles. Il y a dans cet exode rural une « mutation » dont S. Kassab-Charfi dit qu’elle « impose de fait une intelligibilité urbaine qui intervertit les hiérarchies traditionnelles, puisque ce n’est plus le centre‑ville, comme dans le modèle occidental, qui est porteur du substrat historique, mais les périphéries » (p. 76‑77). On comprend mieux pourquoi Derek Walcott voulait mettre ce roman entre les mains de tous les habitants de Texaco et, plus largement, de tous les Martiniquais. Il comparait sa puissance symbolique à celle du Ulysses de James Joyce pour les habitants de Dublin. S. Kassab‑Charfi montre également que l’approche des espaces urbains par Chamoiseau révèle une autre dimension de son esthétique qui devient alors « plus proche de l’écriture futuriste ou de la science-fiction […] que d’une variation sur une modernité psychédélique ou déraillée où toute possibilité de cohérence est neutralisée » (p. 84). La ville devient, chez Chamoiseau, le prétexte à l’invention d’un « Deuxième monde » ; « une scénographie urbaine contemporaine déliée du poids historique » (p. 80).
21On sort de ce livre en ayant découvert l’exigence d’une écriture conçue comme un mode de connaissance où l’acte narratif est, avant tout, un mode d’exploration du réel et des mémoires enfouies. C’est une œuvre qui semble avoir exaucé « l’ultime prière » de Fanon, en même temps que les vœux esthétiques et poétiques de Glissant. Avec Chamoiseau, conclut S. Kassab‑Charfi, on « fréquente les abîmes, les cachots […] [et on] fait sauter les verrous des lieux maudits ou non‑dits » (p. 94), ceci, dans une veille et une disponibilité constante à la beauté. Comme le Robinson de L’Empreinte à Crusoé (2012), elle nous laisse ouverts aux « impensables », « indéchiffrables » et aux existences plurielles.
22Samia Kassab-Charfi nous aura montré que Chamoiseau appelle un renouvellement profond, radical et stimulant des modalités de la recherche littéraire. Les principes qui innervent cette écriture exigent, en effet, l’abandon, sinon de ne plus tenir pour absolus les notions de nationalité ou de langue, mais de privilégier le rapport entre les imaginaires. Le défi alors à relever est peut‑être l’invention d’une véritable anthropologie de la création littéraire attentive aux complexités, aux singularités et aux élans vers le monde. Toute l’œuvre est, en fait, une célébration doublée d’une interrogation inquiète du vivant où être humain est une tâche à réaliser.