La faute au mallarmisme
1En des temps où d’aucuns cherchent à « liquider l’héritage de Mai 68 », d’autres s’attaquent à l’héritage de la théorie littéraire, qui connut en France, comme l’on sait, ses très riches heures autour de ce printemps révolutionnaire, non sans malentendus. Cette double concomitance doit être notée : elle constitue tout l’enjeu du dernier essai de l’universitaire suisse Vincent Kaufmann. Son livre se veut être l’écriture d’une « aventure », celle de la « théorie littéraire » française qui s’est affirmée avec éclat dans les années 1960‑1970. Le sujet n’est pas neuf, ni vierge de tout commentaire. Les études de référence dues à François Dosse1 et à Antoine Compagnon2 en témoignent suffisamment. La valeur de cette réflexion contemporaine, réunissant à sa manière les deux moitiés de l’orange, tient justement dans le pont établi entre ces deux types de travaux antérieurs : croiser l’histoire intellectuelle et politique d’un côté, l’histoire typologique de la théorie littéraire de l’autre. Ce qui fait encore la spécificité de cet essai de V. Kaufmann, c’est son inscription dans la circonstance, et sa participation au jeu dialectique de la réfutation. Il fait suite à une réflexion déjà ancienne sur le situationnisme3, mouvement qui constitue ici un contre‑point permanent, ou un horizon de radicalité que Tel Quel et Change n’auront jamais atteint, et vient prendre place dans l’espace public d’un vieux débat récemment réactualisé, touchant à la description et à l’évaluation des mutations qui affectent une « littérature » jugée déclinante, au sein d’une société elle‑même profondément modifiée, parvenue, nous dit‑on, à un stade « avancé » de l’histoire du capitalisme et de la démocratie. Le débat est complexe dans la mesure où il mêle différents plans, différentes crises, ou bien différents aspects de la même crise : l’enseignement de la littérature et les études littéraires ; la recherche savante en littérature ; la création littéraire contemporaine. C’est un essai que l’on pourrait aussi faire dialoguer indirectement avec d’autres parutions récentes et marquantes, comme les ouvrages d’Yves Citton4 et de Jean‑Marie Schaeffer5, parus dans le sillage de la leçon inaugurale d’A. Compagnon6. Tous posent le même problème : que peut la littérature ? À quoi bon les études littéraires ?
2La thèse à réfuter se résume dans le titre, qu’il faut interpréter sous l’angle de l’ironie citationnelle : « la faute à Mallarmé ». Le nom du poète condense ici le mal dont souffrirait la littérature aux yeux du Tzvetan Todorov de Critique de la critique (1984), de La littérature en péril (2007), et du William Marx de L’Adieu à la littérature (2005), présentés en introduction comme deux auteurs dont les analyses conduisent à un mauvais diagnostic. Selon eux, « Mallarmé » serait le nom de l’autonomisation radicale d’une littérature devenue solipsiste, confortée dans cette voie par une théorisation formaliste. Pour V. Kaufmann, on se trompe de cible en attaquant « Mallarmé et ses lointains héritiers » (p. 196), à savoir les acteurs de cette « mouvance théorique‑réflexive7 » des années structuralistes et post‑structuralistes8. Il faut lire autrement les signes, et disculper la théorie, en deux temps. D’une part, le projet théorique des années 1960‑1970 fut de part en part politique, solidaire d’une critique de l’idéologie bourgeoise et d’une utopie libertaire fondée sur la « subversion ». D’autre part, la « crise » actuelle de la littérature doit être rattachée à des causes « médiologiques », inséparables du passage de la « graphosphère » à la « vidéosphère », et débouchant sur le « déclin de l’autorité de la chose écrite » (p. 208). Non pas la « faute à Mallarmé », donc, mais « la faute à Bernard Pivot », ou encore « aux Smartphones et à internet » (p. 11). L’intérêt de l’ouvrage, à nos yeux, n’est pas dans les différents résumés des thèses des acteurs présentés ici, de Barthes à Bakhtine, en passant par Jean‑Joseph Goux et Jean Ricardou, Julia Kristeva et Derrida, ni dans l’analyse brossée à grands traits, dans la conclusion, de cette transition médiologique, qui a été longuement analysée par les sociologues, les philosophes et les médiologues. L’apport de cet ouvrage est ailleurs. Il réside selon nous dans deux idées principales qui viennent corriger notre vision de cette époque, sans nous amener pourtant à revoir notre image de Mallarmé, ce qui constitue l’un des paradoxes les plus piquants, voire urticants, de cet essai.
La théorie littéraire comme politique
3Contre la généalogie proposée par Tzv. Todorov, V. Kaufmann entend rappeler, pour qui l’aurait oublié ou méconnu, que la « Nouvelle Critique », entendue au sens large, n’a pas seulement engendré le dogme de la clôture du texte. Il ne faudrait pas se laisser abuser par l’expression « linguistic turn » ; il convient de nuancer considérablement l’idée d’un « tout‑linguistique » : « l’enjeu du théorique a été moins théorique qu’idéologique ou politique, ou encore éthique » (p. 28). Le livre s’inscrit donc moins dans un mouvement anti‑formaliste de retour à l’éthique, que dans une volonté de réévaluer la dimension éthique des années structuralistes.
4Il est alors suggestif de comparer cet essai au Démon de la théorie. Les acteurs privilégiés ne sont pas du tout les mêmes. Cet homme de « l’entre‑deux9 » qu’est A. Compagnon ne dit strictement rien des travaux de J. Ricardou et de J.‑J. Goux ; quant à J. Kristeva, elle n’est jamais que l’introductrice de Bakhtine en France, la théoricienne de l’intertextualité, et non pas l’auteur de La Révolution du langage poétique10: ce dernier ouvrage ne figure pas dans la bibliographie du livre. De même, si A. Compagnon souligne plusieurs fois en introduction le caractère « polémique » ou « oppositionnel » de la théorie, souvent perçue dans le sillage du marxisme comme « critique de l’idéologie », il ne la qualifie pas pour autant de « politique ». L’effort théorique qu’il présente est celui qui s’attaque aux grands « dogmes critiques11 », ou bien qui entreprend la « critique de l’idéologie littéraire12 ». Lorsqu’A. Compagnon présente la « thèse de la mort de l’auteur », en rappelant qu’elle a pu être reçue comme un « slogan antihumaniste », et que ses défenseurs s’en prenaient à « l’idéologie bourgeoise13 », il ne le fait qu’en passant, de façon à restituer un contexte. Tout le propos du livre de 1998, essentiellement littéraire, était ailleurs.
5L’extrême politisation des débats théoriques concernant la « littérature » dans les années 1960‑70 est une évidence, qui a été sans doute quelque peu gommée par l’usage refroidi et purement techniciste qui a été fait des catégories et des méthodes qui nous ont été léguées par les acteurs de cette période effervescente, voire incandescente. Tout le mérite de l’essai de V. Kaufmann consiste à réchauffer cette théorie neutralisée, instrumentalisée et dépolitisée par l’enseignement universitaire ou le commentaire scolaire, en l’insérant à nouveau dans son cadre d’origine, fait de conflits institutionnels et de positionnements idéologiques. C’est là que les difficultés commencent, dès lors qu’il faut affiner la chronologie (avant ou après Mai 68), singulariser les théoriciens (Genette, Ricardou, Barthes), « dissocier » les idées à la manière de Gourmont (pensée théorique et « pensée 68 » ; structuralisme et marxisme ; structuralisme et Nouvelle Critique ; psychanalyse et théorie littéraire14). De plus, la situation française est passablement différente de la situation américaine, par exemple. Ce livre élargit justement la réflexion en dehors d’un cadre strictement national, en montrant les différences, et les décalages, avec le monde universitaire anglo‑saxon, qui n’a pas réservé le même accueil à la French Theory. Nous renvoyons à la lecture de l’ouvrage pour le détail des analyses, fort éclairantes. Nous voudrions insister maintenant sur quelques idées fortes, et montrer comment V. Kaufmann parvient à les soutenir.
6Dans cette nouvelle guerre du goût, si W. Marx décrit un processus de « dévalorisation », V. Kaufmann cherche avant tout à revaloriser, ou à réévaluer.
7Première réévaluation : « l’autonomie de la littérature », qui serait revendiquée durant cette période, n’est pas un purisme esthétique, ni seulement un postulat méthodologique d’indépendance vis‑à‑vis d’une idéologie officielle (le marxisme‑léninisme), qui permettrait de travailler sur des objets a priori inoffensifs (le système des pronoms, les modes verbaux)15. C’est d’abord « un article de foi ou une croyance » (p. 31), ou encore « une affaire d’imaginaire » (p. 33), à savoir moins une réalité donnée qu’un état à construire, moins un fait qu’une fiction ou un effet de discours. V. Kaufmann souligne en outre à juste titre la polysémie du terme autonomie, en distinguant une « autonomie esthétique » née au xviiie siècle, d’une « autonomie sociologique », celle qu’a analysée Bourdieu, en la datant de la seconde moitié du xixe siècle (p. 32‑34). Cette distinction avait déjà été formulée en son temps par Todorov : « on a souvent voulu confondre la conception formaliste de la poésie avec la doctrine de l’art pour l’art […] dans le premier cas, il est question de la fonction du langage en littérature (ou du son en musique, etc.), dans le second, de la fonction de la littérature (ou de l’art), dans la vie sociale16 ». Cette confusion, poursuit‑il, s’explique par l’origine commune de ces deux aspects, à savoir cette « idéologie romantique » allemande traquée et condamnée dans Critique de la critique, qui reposerait sur une conception autotélique de l’art. Chez Todorov, comme chez V. Kaufmann, l’idée n’est pas vraiment développée — elle pourrait faire l’objet de plusieurs livres, mais elle nous semble capitale. Elle permet d’engager toute une relecture de la doxa qui voudrait que la littérature « s’autonomise » graduellement depuis Gautier, Flaubert, Baudelaire et Mallarmé. Mais pour l’essentiel, comme chez W. Marx, le mouvement d’« autonomisation » supposé de la littérature n’est pas vraiment remis en cause dans le récit de cette « aventure ». On ne peut d’ailleurs se contenter de parler de « résistances17 » à l’autonomisation ; c’est la notion même d’autonomisation qui doit être désormais discutée et affinée, en prenant acte de son caractère de « fiction » d’écrivain, d’historien, ou de sociologue. Sur ce point, V. Kaufmann s’en remet à la doxa héritée de Théorie du symbole et des Règles de l’art. Or, ces travaux, quoique fondateurs et décisifs, commencent à dater. Soulignons, entre autres choses, qu’une bonne part du regard porté par Bourdieu sur le xixe siècle passe par la médiation du livre d’Albert Cassagne consacré à la doctrine de « l’art pour l’art », publié en 190618. De même, sa vision de la vie littéraire de la fin du siècle passe par le truchement de livres de souvenirs, en particulier celui d’Ernest Raynaud19, et non par l’exploration des livres et de la presse de l’époque. Ainsi, nous avons aujourd’hui, avec les travaux mieux documentés de Martine Lavaud20, de Gisèle Séginger21, de Bertrand Marchal22, une tout autre image de Gautier, de Flaubert, de Mallarmé ; nous allons y revenir plus loin.
8C’est ensuite et surtout une « opération de revalorisation des pouvoirs de la littérature » (p. 31), contre la lecture proposée par W. Marx. L’universitaire suisse ajoute : « la mouvance théorique aura toujours assumé qu’il existait un pouvoir spécifique, une efficacité symbolique singulière de la littérarité » (ibid.). Plus loin, avant d’être présenté plus amplement dans un chapitre ultérieur, ce magistère se voit défini comme un « pouvoir de subversion » (p. 42). Et pour V. Kaufmann, un tel pouvoir vient justement de ce « séparatisme littéraire » (p. 31) hérité du double état de la parole mallarméen, reformulé et radicalisé en particulier par Blanchot. La critique radicale de la mimesis caractéristique de cette période, rattachée à une position « idéologique‑politique » décrite comme « iconoclaste » et « anti-spectaculaire » (p. 167), amène alors V. Kaufmann à parler de « politique de la négativité » (p. 170). Engagée dans ce projet subversif, « la théorie littéraire renoue avec ses origines avant‑gardistes » (p. 91). Dans le sillage du surréalisme, comme en opposition avec le communisme, on estime que « la révolution se fera dans et par le langage et le discours ou ne se fera pas » (ibid.). La théorie se voit alors investie d’une « mission de destruction des dispositifs symboliques qui font que la société est ce qu’elle est, ou, de façon plus complexe selon Jacques Derrida, une mission de déconstruction de ces dispositifs » (ibid.). Cette idée d’une « esthétique de la subversion » aura droit à un long chapitre. Dans cette perspective, ce livre rejoint le travail récent de Laurent Jenny consacré à l’ambition révolutionnaire de la littérature, de Hugo à Blanchot et Tel Quel23.
9Enfin, cette autonomie revendiquée se veut aussi « résistance à toute forme d’instrumentalisation de la littérature » (p. 34). Dans le cas des années 1960‑1970, rappelle V. Kaufmann, la volonté d’autonomisation se fait contre le modèle sartrien de l’engagement, contre les usages marxistes d’une littérature inféodée aux infrastructures, contre l’institutionnalisation des « œuvres » en tant que patrimoine national : « une part du combat pour l’autonomie de la littérature et pour sa formalisation théorique a donc été menée contre l’histoire littéraire la plus officielle, dont la vocation est historiquement nationaliste » (p. 35). La théorie, entendue comme « pouvoir de résistance à toutes les formes de compromission de la "chose littéraire" » (p. 38), jouera donc une politique contre une autre. Ecoutons V. Kaufmann établir des parallèles entre les attaques contre toutes les formes de représentation, qu’elles soient artistiques ou politiques : « pour rester dans l’esprit de Mai 68, on dira que la théorie a été à la littérature ce que l’utopie de l’autogestion a été au mouvement ouvrier : un projet d’auto‑institutionnalisation » (p. 42).
10Tout cela n’est pas sans ambiguïté, puisque l’auteur de L’Équivoque épistolaire associe ce « pouvoir absolu » à une conception essentialiste de la littérature, blanchotienne, présentée simultanément comme sacralisation et sacrifice : « sacrée, au sens étymologique du terme, elle est du même coup une pratique sacrificielle, elle va "vers sa propre disparition" » (p. 30). On ne sait plus très bien alors s’il s’agit d’une politique, d’une mystique, ou d’une religion de la littérature. L’équivoque est maintenue par l’usage du concept assez flou d’« efficacité symbolique » emprunté à l’anthropologie, ce qui a pour effet de niveler les positions. D’autre part, le moment dit « post‑structuraliste », marqué par l’ouverture du texte en direction du social, avec le groupe Change réuni autour de Jean‑Pierre Faye, ou bien avec les travaux de J. Kristeva, est décrit ici comme un « amendement de l’affirmation de l’autonomie de la littérature, même s’il s’agit aussi de préserver cette autonomie en l’arrimant plus explicitement aux prestiges du politique » (p. 45). La notion d’autonomie reste‑t‑elle alors vraiment pertinente pour décrire cette réorientation du théorique ? À notre connaissance, le mot en tout cas, qui vient plus de Bourdieu que de Barthes, et contribue donc quelque peu à brouiller les cartes, ne fait pas partie du vocabulaire des théoriciens envisagés dans cet ouvrage. Il est absent, par exemple, de manière symptomatique, du « Programme » de Philippe Sollers publié dans Tel Quel en 1967, comme de La Révolution du langage poétique. Au contraire, comme le montre bien tout le livre de V. Kaufmann, on envisage la littérature comme une pratique signifiante capable de transformer la réalité sociale.
11Pour davantage de clarté sur ce point, il faudrait relire les pages des Règles de l’art où il est question de l’articulation entre « art autonome » et « art engagé ». Bourdieu, contrairement à ce que laisse entendre ici V. Kaufmann, ne voit aucune incompatibilité entre les deux, bien au contraire. L’engagement de l’intellectuel dans le champ politique se fait justement « au nom de l’autonomie24 ». Le « J’accuse » de Zola marque à ses yeux une sortie de cette alternative binaire pour devenir un moment synthétique de « politique de la pureté25 ». Mais, encore une fois, peut‑on employer le même mot d’autonomie pour décrire le projet littéraire d’un Zola et d’un Mallarmé ? Les fausses questions et les pseudo‑paradoxes, comme toujours, viennent d’un mauvais « nettoyage de la situation verbale ».
12Seconde réévaluation : la question valéryenne du « comment c’est fait ? », inséparable de la longue tradition formaliste et poéticienne, doit être distinguée de la question, nouvelle, posée dans les années 1960‑1970, du « comment c’est produit ? »26. Le dogme de la « mort de l’auteur » permet de faire naître moins le lecteur, comme on a pu l’écrire, que le producteur. La théorie élabore de fait tout un imaginaire de la production, aux résonances politiques évidentes et assumées comme telles, qui trouvera une de ses grandes formulations chez Pierre Macherey, avec Pour une théorie de la production littéraire (Maspero, 1974)27. Dans cette perspective, on abandonnera la littéralité de Jakobson pour s’intéresser à la matérialité du signe, de façon à rester dans l’horizon du « matérialisme historique » (p. 106). Ainsi vient à maturation ce que V. Kaufmann nomme avec Blanchot un « véritable communisme de l’écriture » (p. 120), qui réaliserait le programme de Lautréamont : une littérature faite par tous. L’universitaire suisse écrit en effet :
Pourquoi l’auteur doit‑il céder la place au producteur ? Précisément parce celui‑ci, contrairement à l’auteur, ne s’approprie pas les moyens de production (le langage). Il les remet en jeu, il les remet au service de la collectivité. (p. 120)
13Il faut alors coupler à cette « mort de l’auteur », suivie simultanément de celle du lecteur entendu comme consommateur passif, le concept d’« intertextualité », qui permet de rêver d’une internationale de la production textuelle, où toute lecture est une écriture, et toute écriture une lecture. La théorie littéraire débouche sur une « utopie sociale » (p. 124).
14Pour rétablir cette vérité d’une politique de la théorie, il suffira d’insister en fait sur le post‑structuralisme, comme sur les théoriciens les plus politisés, à savoir J. Ricardou, J. Kristeva, et J.‑J. Goux, dont les travaux sont largement commentés dans cet ouvrage, et pour cause. À l’inverse, le livre laissera de côté les recherches de Jakobson, de Todorov, de Greimas et de Genette. C’est à ce niveau que surgit le malentendu en matière de diagnostic. Le système scolaire a institutionnalisé les « fonctions du langage », la « morphologie des contes » et la « narratologie », et non la « sémanalyse » ou la « textique »… V. Kaufmann répond à Todorov en changeant de terrain d’affrontement. Il n’a donc ni raison, ni tort, puisqu’il parle d’autre chose.
15On peut alors ajouter un point, directement politique, et que ce livre laisse dans l’ombre. La théorie n’a pas seulement eu pour effet de « renouveler la pédagogie28 » comme l’écrivait par exemple en 1998 A. Compagnon, déplorant la conversion de la « théorie », critique, en « méthode », scolaire. La vulgarisation massive des acquis d’un certain structuralisme dans les salles de classes françaises fait système, très étroitement, avec la volonté étatique de démocratiser l’enseignement secondaire, quitte à le massifier. Le développement de l’approche techniciste des textes, au collège comme au lycée, va de pair avec le recul de la complicité culturelle entre enseignants et élèves, état de choses qui n’est pas à regretter, mais à constater. Le tournant formaliste des études littéraires n’est pas seulement un tournant scientiste, associé à une quête de légitimité passant par un gain de positivité face au développement des sciences dites « dures ». C’est aussi, on le dit moins, un tournant sociologique. Loin de toutes les « utopies sociales » émancipatrices des années 1970 visant l’avènement du « prolétaire sémiotisé29 » — à moins que ce soit là le nom du nouveau bachelier français dont la sensibilité a été passée à la moulinette actantielle — la théorie littéraire a bien eu des effets politiques très réels en matière d’éducation esthétique de l’homme démocratique.
La théorie littéraire comme symptôme
16Contre la doxa qui voudrait que les années 1960‑1970 marquent une sorte d’âge d’or conquérant, désormais englouti, de la vie intellectuelle française, V. Kaufmann, qui reprend une interprétation des faits données dès 1977 par Foucault, entend montrer qu’il faudrait décrire cette époque plutôt comme un moment de résistance. Contre les accusations qui font de la théorie une cause du mal, il faudrait plutôt y voir un symptôme. En effet, on assisterait aux derniers efforts pour endiguer le passage de la « civilisation du livre » à la « civilisation de l’image ». On n’aura jamais tant insisté sur l’écrit qu’au moment même de sa remise en cause par le développement de l’audio‑visuel. La théorie devient un « fondamentalisme de l’écriture », une « fétichisation » qui a « le sens d’une résistance à sa dévalorisation ». L’universitaire suisse ajoute : « rétrospectivement, il ne fait cependant guère de doute que les années 1960‑1970 furent les dernières où il a été possible de valoriser l’écriture en tant que telle […]» (p. 212). Communisme, déconstruction et psychanalyse lacanienne trouveraient leur point de convergence fondamental, selon V. Kaufmann, dans cette « ultime sacralisation de l’écrit » (p. 215). Le concept de « mort de l’auteur » peut être alors envisagé comme « l’inversion de la perception du déclin de la figure du grand auteur » (p. 208). On déboulonne une statue à laquelle on ne croit plus. De même, la substitution de la logique du désœuvrement à celle de l’œuvre, ne se contente pas de renverser une catégorie « classique » ou « bourgeoise » ; elle signale que « l’œuvre était condamnée » (p. 219), et que le rêve romantique des infinis ou des absolus littéraires est bien achevé : « nous vivons peut‑être la fin du Livre (et non du livre) » (p. 218).
17Cependant, précise V. Kaufmann, cette valorisation ne s’est pas faite consciemment, si l’on excepte la lucidité de l’auteur des Mythologies :
Une chose frappe en tout cas lorsqu’on parcourt aujourd’hui les classiques de la théorie littéraire : l’absence presque totale de réflexion menée sur le contexte culturel et médiatique dans lequel elle prend place. (p. 204)
18La théorie s’opposerait à la « société du spectacle », sans chercher à comprendre la nature de ce spectacle, soutient en substance le spécialiste de Guy Debord. Il complète cette réflexion sur la postérité de la théorie‑utopie en montrant qu’elle se serait en quelque sorte réalisée sur un mode déceptif, ironique ou dérisoire, à travers les « médias numériques » (p. 220‑224), sous la forme de l’hypertexte, avatar des paragrammes ou des lectures tabulaires, et du copier‑coller, avatar de l’intertexte. Ainsi, dans la conclusion de son ouvrage, V. Kaufmann rejoint en partie les thèses de L’Adieu à la littérature, en privilégiant bien évidemment la sociologie des médias par rapport à l’histoire interne des esthétiques. Les deux essais se complètent donc, plus qu’ils ne s’opposent. V. Kaufmann parle aussi la langue des adieux en célébrant, tout en l’historicisant, ce « dernier moment où l’on s’est passionné pour la littérature » (p. 13).
19On pourrait ajouter à la liste des positions graphocentrées amorcées dès les années 1950 les expérimentations des poètes « concrets », « spatialistes » et « visuels », ainsi que l’œuvre entière de Michel Butor, centrée sur la prise en compte du livre comme objet. Ceci nous amène alors à nuancer ce constat final, tout en restant dans une perspective « médiologique ». La mise en scène de soi de l’écrivain, par le biais des tréteaux du livre ou des plateaux de télévision, n’est pas fondamentalement neuve. En profondeur, notre époque n’est pas tant celle de la dévalorisation de la « culture de la chose écrite » (p. 197), qui se démultiplie sur les surfaces et les écrans tout en se transformant, et conserve donc une certaine valeur dans notre monde, que sa dématérialisation au sein d’une société des flux, et non plus des stocks : nos archivistes et nos bibliothécaires le savent bien, qui doivent répondre à de nouveaux problèmes de sélection, de catalogage et de conservation30. On regrettera que ce processus culturel véritablement inédit, qui nous amène à dépasser le clivage commode entre sociétés de l’écrit et sociétés orales, ne soit pas abordé ici. La « fonction auteur », la « fonction lecteur », la « littérature » en train de s’écrire, ou plutôt de se numériser, s’en trouvent bien évidemment affectées de part en part. C’est bien cette nouvelle ère de l’extase immatérielle qu’il faudrait articuler au « matérialisme historique » comme à la « matérialité » du livre, et du langage, brandis par les théoriciens des années 1960‑70.
Usages de Mallarmé
20V. Kaufmann cite l’œuvre de Mallarmé dans l’édition de la Pléiade donnée par Henri Mondor et G. Jean‑Aubry en 1945. Cette précision n’est pas d’ordre philologique ici, et ne concerne en rien la question érudite de l’établissement du texte. Une première réaction vient à l’esprit. Aurait‑on poussé la tendre empathie avec la pensée des théoriciens des années 1960‑1970 jusqu’à épouser « leur Mallarmé » ? Pas vraiment. Le Mallarmé de V. Kaufmann, « anti‑référentiel » et « gréviste », est lu selon la doxa de la négativité et de la réflexivité ; il se situe entre le désengagement sartrien et le désœuvrement blanchotien. Étrangement, V. Kaufmann n’a pas vraiment suivi ici la thèse qu’il avait lui‑même soutenue auparavant en voyant dans cette œuvre un véritable « traité de réception31 » dessinant tous les possibles de la lecture, contre le dogme de l’intransitivité.
21Or, ce que ne dit pas V. Kaufmann, fort curieusement encore, car ce changement va dans le sens de sa thèse, c’est qu’une autre image du poète a commencé à émerger avec les années 1960‑1970, celle d’un Mallarmé fondamentalement politique, qu’il faut soigneusement distinguer du Mallarmé de la déconstruction, comme du Mallarmé du textualisme envisagé comme pensée de l’« intransitivité », de « l’autotélisme », et de l’« autoréférentialité » de la littérature. Nous sommes en effet à une époque où le constat formulé en 1957 par Jacques Schérer commence à ne plus être pertinent : « l’attitude sociale de Mallarmé reste à étudier32 ». Avec P. Sollers, J. Kristeva, Jean‑Pierre Faye surtout, et ponctuellement Barthes, l’interprétation de l’œuvre mallarméenne suit le paradigme révolutionnaire. Gracq ironisera d’ailleurs sur cette conjonction du sémiotique et du freudo‑marxisme touchant l’auteur d’Hérodiade. Il ne manquera pas d’épingler ce Mallarmé enrôlé « sac au dos […] dans les troupes du progressisme métalinguistique33 ». Pour la première fois dans l’histoire de la réception de Mallarmé, on cite les textes politiques de Divagations, et en particulier la note capitale de La Musique et les Lettres où le concept de fiction permet de tenir ensemble esthétique et économie politique34. Le point culminant de cette « politisation » peut être daté précisément. Le 12 septembre 1969, J.‑P. Faye publie dans L’Humanité, un « Camarade "Mallarmé" ». Cet article polémique dénonce « trois malheurs » abattus sur cette œuvre, qui ont nom « Moréas », « George » et « Heidegger ». Celui qui a témoigné en faveur de Félix Fénéon lors du procès des Trente, qui fut aussi le concepteur du projet d’un « Fonds littéraire », aurait été abusivement tiré vers la révolution conservatrice, l’élitisme, et l’esthétisme. Voilà pour la « faute à Mallarmé », une première fois revue et corrigée, réorientée dans un certain sens, bien évidemment, à savoir, pour reprendre la formule de J.‑P. Faye, « l’extrême-gauche ». Inutile de mentionner en outre la lecture bien connue de J. Kristeva, qui eut le mérite en 1974, avec sa Révolution du langage poétique, de rappeler que le poète de L’Après‑midi d’un faune était le contemporain de Louise Michel et des « lois scélérates » promulguées contre les anarchistes, quitte à trancher un peu vite la question, et à couper violemment cette œuvre de son horizon indéniablement religieux. Peu après, Jean‑Marie Straub et Danièle Huillet tourneront au cimetière du Père‑Lachaise un court métrage associant Michelet, Mallarmé et les fusillés de la Commune, intitulé « Toute révolution est un coup de dés » (1977), avant que Barthes, dans sa Leçon de 1978, identifiant « littérature » et « langue hors‑pouvoir », n’écrive de même : « "changer la langue", mot mallarméen, est concomitant de "changer la société", mot marxien : il y a une écoute politique de Mallarmé, de ceux qui l’ont suivi, de ceux qui le suivent encore35 ». Pour une approche à la fois descriptive et critique de ce « mallarmisme » des années structuralistes françaises, que nous ne faisons qu’esquisser ici, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux36. On peut seulement préciser que cette captation d’héritage des années 1960‑1970 est complexe, voire contradictoire : d’un côté, elle penche vers « l’intransitivité » et prolonge les lectures de Thibaudet et de Valéry (Blanchot, le Foucault des Mots et les choses, la poétique d’inspiration structuraliste) ; de l’autre, elle contribue, de manière inédite — nous insistons sur ce point —, à renouveler cette vision, en défendant l’idée avant‑gardiste d’un engagement politique passant par une révolution formelle, située tant au niveau du médium linguistique (la syntaxe) qu’au niveau de la pratique des formes littéraires héritées (les genres). Pour le dire trop vite, avant Mai 1968, la « question Mallarmé » croisa la « question du langage » ; après Mai 1968, elle s’articula plus nettement à la « question de la Révolution ».
22Cette thèse de l’existence d’une pensée de la communauté propre à Mallarmé sera ensuite approfondie et présentée de manière moins idéologique, plus philologique, dans les années 1980, avec les travaux de B. Marchal, centrés sur une lecture suivie, inédite, des Divagations, couplée à l’exhumation de cette « besogne alimentaire » que fut Les Dieux antiques. Il est intéressant de noter ici que B. Marchal est un lecteur critique du J.‑J. Goux des Monnayeurs du langage37. Quant à sa reformulation de l’opposition mallarméenne entre « langage brut » et « langage essentiel », elle recoupe l’opposition entre « économique » et « symbolique »38, qui constitua, comme le rappelle V. Kaufmann, une des grandes affaires théoriques des années 1970. La nouvelle mouture des « Œuvres complètes », publiée en 1998 (tome I) et en 2003 (tome II) par l’auteur de La Religion de Mallarmé dans la Bibliothèque de la Pléiade, consacre ce changement de paradigme, qui reste encore largement méconnu, au sein même du monde universitaire.
23On pourrait, mutatis mutandis, établir la même filiation entre les années 1970 et le Mallarmé « politique » des années 1980‑1990 en renvoyant à la lecture de l’œuvre du poète proposée par Jacques Rancière39. L’ancien compagnon de route d’Althusser, à nouveau, vient rompre avec la doxa, datée et peu fondée, de « l’autotélisme », ou de « l’intransitivité »40. On voit mal comment un Yves Bonnefoy pourrait s’intéresser une seconde à l’auteur du Toast funèbre s’il y avait quelque vérité dans cette vision tronquée d’une poésie contribuant plus que toute autre, dit‑on, à « creuser le fossé qui la séparait du monde41 ». L’auteur de Bucolique et de Catholicisme, qui a fondé toute son œuvre sur la recherche d’une « preuve » entre l’homme et le monde, fut le poète du « séjour » humain et de la « Cité » terrestre. Cette phrase programmatique de J. Rancière appliquée à ce jeune Mallarmé enfermé dans ses années de crise, les années 1860, reste donc d’actualité : « il est temps de le libérer de ce dont il s’est appliqué à se libérer42 ».
24Le différend entre W. Marx et V. Kaufmann s’éclaire alors d’un jour nouveau. Si toutes ces distinctions avaient été mieux prises en compte, on aurait évité bien des faux débats, en particulier celui qui a pour ritournelle « la faute à Mallarmé ». Comme toujours, il convient de s’entendre sur le sens des termes employés, et savoir de quoi « Mallarmé » est le nom. La « faute », si faute il y a, doit être située du côté du « mallarmisme » de l’intransitivité. Ce dogme donne encore son langage à W. Marx, qui écrit son histoire funèbre de la littérature avec une idée de Mallarmé datant de 197043, comme à V. Kaufmann, qui réhabilite la théorie en dissociant finalement, de manière implicite, l’auteur de Crise de vers, soi‑disant apolitique et formaliste, de ses héritiers auto‑proclamés, politisant les formes. Il reste en effet lui aussi prisonnier de l’idée d’un « anti-référentialisme » mallarméen44.
25Le « mallarmisme » est un réductionnisme qui consiste à réduire le poète au sonnet en –yx et à quelques formules décontextualisées. Ce mal, cet –isme, opèrent toujours.
Aventure & histoire
26Le mot « aventure » qui figure dans le sous‑titre du livre de V. Kaufmann est décisif, soulignons‑le. Ce n’est pas seulement un acte d’allégeance envers J. Ricardou ou Barthes, réduisant quelque peu l’écart objectif entre l’auteur et le contenu de son propos. V. Kaufmann avoue très franchement dans l’introduction qu’il a une « certaine tendresse » pour cette période, sans vouloir verser dans la « nostalgie » (p. 13), ce qui n’interdit pas non plus l’ironie et l’humour45. C’est aussi, simultanément, une attaque virulente dirigée vers notre présent universitaire, perçu comme « historiciste » et « néo‑positiviste », c’est‑à‑dire anti‑théorique. V. Kaufmann estime, dans un livre qui, paradoxalement, malgré son sous‑titre, est une contribution à une histoire de la théorie, que les « tendances conservatrices hostiles à la théorie littéraire sont bel et bien parvenues à l’enterrer » (p. 140). L’opposition « Seuil‑Sorbonne » est bien schématique. Notre auteur oublie qu’A. Compagnon a introduit la théorie de la littérature à la Sorbonne dans les années 1990 : son Démon de la théorie, publié au Seuil, est la synthèse de l’enseignement qu’il a donné durant cette période dans cette institution. Parler du « succès éphémère » (p. 194) de la théorie, dire que la théorie a « disparu des universités » (p. 140) nous semble devoir être nuancé : tous les jeunes enseignants‑chercheurs d’aujourd’hui ont été formés par elle. Par ailleurs, les études de réception, les travaux consacrés aux genres, à la poétique des supports, aux transferts artistiques ou culturels, qui ont le vent en poupe comme l’on sait, continuent l’aventure théorique par d’autres moyens.
27Précisons en outre que le retour à l’Histoire ne veut pas dire retour au positivisme, ni « rappel à l’ordre académique » (p. 194) comme le soutient un peu trop hâtivement encore V. Kaufmann, qui rejoue à sa manière la querelle de la Sorbonne : il suffit de parcourir les pages du site de Fabula, de prendre connaissance d’un certain nombre de projets universitaires en cours pour s’en convaincre. Il faudrait aussi souligner l’intérêt des littéraires actuels pour les travaux de Reinhart Kosellek, de François Hartog, sans parler de l’engouement pour les œuvres de Foucault et de Benjamin. Si l’on fait de l’histoire littéraire aujourd’hui, c’est, de manière critique et archéologique, pour s’interroger sur ses conditions de possibilité. La rupture avec les années 1970 n’est que partielle. Ce retour critique à l’histoire, qu’il ne faudrait pas confondre avec un retour pré‑critique au « lansonisme », souvent lui‑même caricaturé, constitue sans doute encore un autre aspect de cet « avenir de la théorie » que traque V. Kaufmann dans les différents entretiens qui servent d’épilogue à son livre, mais qui est complètement passé sous silence, car inaperçu : la théorie de l’histoire littéraire.
28Quant à l’idée d’accuser l’introuvable « histoire littéraire néo‑positiviste » d’entretenir la « désaffection actuelle dont souffrirait la culture littéraire » (p. 194), en inversant l’argumentation de Todorov, elle nous semble difficile à accepter, surtout parce que l’approche formaliste vient à peine d’être remise en question dans le système scolaire français. Écarter le formalisme et le positivisme certes, mais après ? Enseigner sans ensigner, pour reprendre la distinction de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, tout le monde en conviendra, mais comment ?
Langue & parole
29Ce livre parle bien souvent, sans guillemets ni italique, la langue anonyme de la « vidéosphère ». Vincent Kaufmann, lecteur et commentateur de Bakhtine, joue de la « polyphonie ». De fait, on découvre ça et là des stéréotypes linguistiques aux connotations journalistiques, technicistes ou financières. Ici, on « se branche46 », on « se connecte » ; là, on « monte en puissance47 » (p. 199), tandis que le concept de « matérialité » permet de « zoomer sur le signifiant » (p. 104). Ailleurs, on découvre un structuralisme qui répand ses « produits dérivés48 » (p. 71) ; les avant‑gardes ont des « agendas49 » (p. 205), ou répondent à des « cahiers des charges » (p. 148), quand la Sorbonne use du « carburant50 » (p. 21) philologie, que les auteurs trop bien vivants d’aujourd’hui viennent « squatter en permanence les médias » (p. 201), et qu’« il n’y pas plus photo » (p. 65) entre le passage à Apostrophe et un article dans la NRF. Greimas est une des « victimes d’investissements trop peu diversifiés dans la linguistique et la sémiotique », ces deux disciplines constituant « un marché désormais secondaire » (p. 87) ; la mort de l’auteur présente des « dommages collatéraux » fort « rentables » (p. 128).
30V. Kaufmann déplore le recul de « l’autorité du livre » ; il en fait l’excellente et plaisante démonstration par le style, en mimant une rhétorique présentiste charriant les mots de notre « horreur économique » et les images de notre bruit médiatique. La structure en diptyque de l’ouvrage, composé d’un versant « essai » et d’un versant « dialogue », semble reconduire l’opposition saussurienne entre langue et parole. Le souci d’un langage « hors pouvoir », dont notre époque a besoin de toute urgence, brille alors dans l’un des entretiens les plus « politiques » du livre. Le philosophe allemand Hermer Hamacher s’en prend aux « monopoles de la langue industrielle » (p. 255), et rappelle les vertus émancipatrices de la parole poétique, fondamentalement singulière : « la langue de la poésie est une façon de ne pas être chez soi » (p. 253).
31— Fermons le journal, et relisons Mallarmé.