& si on mettait le nationalisme en question ?
1Des littératures combatives est un ouvrage collectif publié sous la direction de Pascale Casanova chez Raisons d’agir. S’il offre plusieurs articles permettant d’enrichir la réflexion théorique et épistémologique sur le national, il n’échappe pas complètement à l’écueil de la description qui se détourne de cette approche en évitant de questionner la nature et la réalité même de ce qui est observé.
2L’ouvrage réunit neuf contributions dont un article (inédit en français) de Fredric Jameson, déjà publié en 1986 dans New political science sous le titre « Thirld‑World Literature in the Era of Multinational Capitalism » et présenté comme un contre‑modèle pour les études postcoloniales. L’objet du collectif est « d’observer les phénomènes littéraires à échelle nationale, mais à partir du “promontoire” mondial » (Braudel) (p. 11), en une démarche posée comme inverse de celle entreprise par les travaux précédents de P. Casanova, qui consistait à mettre au jour les formes d’autonomie de la littérature, vers la création d’un espace mondial non national. Il s’agit « d’internationaliser la pensée sur le national », en mettant à disposition du public francophone (français…) des pensées et des outils formulés ailleurs, ce qui permettra sans doute de lutter « contre l’illusion nationaliste » (p. 24‑25).
3Proposer au public francophone des textes accroît l’intérêt de l’entreprise, en tentant d’échapper au piège du parisianisme conceptuel. L’ouvrage est donc constitué de contributions très diverses, c’est l’une des règles du genre ; l’ampleur des corpus étudiés est bien sûr pertinente au vu du projet, et la pluralité des approches (histoire littéraire, philologie, approche d’un auteur ou d’une notion) est un atout indéniable. En revanche, on peut regretter une relative frilosité théorique : rares sont les contributeurs posant la question de la conception même du national, qui oriente pourtant toute étude approfondie de ces phénomènes nationalistes. On retiendra à cet égard les articles de Menon, de Bähler et de Wolf, respectivement des universités de Johannesburg, de Zürich et de Salzbourg : le choix de P. Casanova de solliciter des chercheurs au‑delà des frontières françaises se révèle donc particulièrement judicieux.
Des certitudes considérées comme des évidences
4Partant d’une bibliographie classique sur le national (Gellner, Hobsbawm, Anderson, Renan, Herder…), et de l’impression assez étonnante que le fait national soit ignoré dans les études littéraires, P. Casanova explicite en effet dans sa contribution liminaire l’enjeu d’emblée inter‑national des affirmations nationales, qui sont des concurrences et non des affirmations d’existence « en soi » des littératures nationales. Le nationalisme littéraire est donc présenté comme une relation entre des espaces structurellement inégaux, dont la question de la valeur relative ne sera pas posée. C’est par la philologie et par Kafka (notamment son Journal, à la date du 25 décembre 1911, texte qui servit de point de départ à Deleuze et à Guattari pour leur analyse des « littératures mineures ») que P. Casanova entend situer la nation dans une conception relationnelle et universelle de la littérature mondiale, se distinguant ainsi à la fois du cosmopolitisme qui fait disparaître la nation des nationalismes qui l’embaument. On notera que cette « croyance nationaliste » (p. 31) n’est pas mise en cause, entendue comme allant de soi : c’est un parti‑pris de l’ouvrage, qui considère la catégorie de la nation comme évidente, et l’existence du nationalisme comme un fait régulier. L’étude sur le jeune Borges, « sorte de “national étranger” » (p. 143), que mène par exemple Sergio Miceli est un travail moins théorique que d’histoire littéraire, qui situe l’écrivain argentin par rapport à ses aînés et décrit le nationalisme littéraire du début de sa carrière : élitisme lettré, mythologie de la Pampa, lien entre les heures de gloire de la littérature et les défis politiques des héros patriotiques (Rosas), inscription de la légende familiale dans le récit national, choix d’une langue argentine. La notion de nationalisme n’est pas interrogée, elle sert de cadre d’analyse.
5Autre cadre conceptuel qui n’est pas réellement remis en cause par les différentes contributions, celui de la division du monde en centre(s) et en périphérie(s) : avec ce type de certitude, Fr. Jameson élabore une distinction entre les littératures du « Premier monde » (capitaliste), ayant opéré une distinction entre le public et le privé, et celles du Tiers-monde, lieux de l’allégorie politique :
Ma thèse est ici que, par contraste avec les allégories inconscientes qui caractérisent nos propres textes culturels, les allégories nationales du Tiers‑monde sont conscientes et manifestes : elles impliquent un rapport radicalement différent parce qu’objectif de la politique aux dynamiques libidinales. (p. 61).
6Le point de vue gêne très vite, Lu Xun apparaissant comme un exemple, dans la Chine des années 1920, de cette littérature du Tiers‑monde, quand l’hallucination de Kunz dans Heart of Darkness de Conrad n’est analysé que comme étant un « “état d’esprit” (mood) rigoureusement privé et subjectif » (p. 47). L’Occident est pensé comme non politique, mu par la libido, le Tiers‑monde s’élaborant au contraire dans le tout‑politique, dans un mouvement essentiellement exotique :
Qu’un article littéraire puisse constituer un acte politique […] voilà qui n’est guère, pour la plupart d’entre nous, qu’une curiosité littéraire de la Russie tsariste ou de la Chine moderne. Mais alors nous devrions peut-être envisager que nous sommes, en tant qu’intellectuels, profondément endormis. (p. 56)
7Il faut sans doute lire cet article comme un document sur une époque dépolitisée et encore peu travaillée par les interrogations des subalternes, énoncé d’une pensée en cours d’élaboration (les marques de l’oralité et de la reformulation sont nombreuses) plutôt que comme un texte théorique de référence. Le texte se conforte dans la pensée ô combien trompeuse que le tout‑politique ne concerne que des « périphéries » turbulentes, et s’interdit de voir que même les « centres » autoproclamés, superficiellement endormis dans leur rapport au politique, sont travaillés puissamment par la question nationale — et par le politique.
8C’est aux mêmes types de difficulté que Michael Einfalt se condamne, qui assimile hâtivement modernité et Occident, enfermant ainsi les écrivains de la modernité maghrébine dans une prétendue extériorité à leur culture : s’appuyant sur une bibliographie sur la littérature maghrébine sérieuse mais datée et constituée essentiellement d’ouvrages de vulgarisation sur le sujet (Déjeux 1978, Gafaïti 1987, Noiray 1996), M. Einfalt donne à lire un point de vue à la fois très traditionnel et très biaisé sur les nationalismes littéraires au Maghreb : élaborant sa réflexion sur la triple définition d’un nationalisme à l’échelle régionale (Maghreb contre Algérie, Maroc ou Tunisie) qui fait courir le risque de la généralisation, encombré par la question de l’usage du français et issu d’une réaction contre la colonisation française, M. Einfalt en arrive à confondre la modernité et l’Occident, et à laisser impensé le lien de Driss Chraïbi par exemple avec le nationalisme marocain. La difficulté était de montrer comment le Maghreb pose en même temps la question nationale en contexte de décolonisation et celle de la modernité en relation avec la tradition occidentale : on regrettera que l’attention portée au combat contre les traditionalistes ait empêché de lire la revendication nationale et culturelle. La nation, au Maroc, en Algérie et en Tunisie est bel et bien mise en avant en un geste politique et moderne, qui n’est pas pour autant « occidental » ou sans « lien avec la tradition vivante de leur propre culture » (p. 103). Que les romanciers maghrébins aient écrit en français, aient été publiés en France par des éditeurs français ne devrait pas conduire à penser que leur geste « ne favorise certainement pas la conscience d’une littérature nationale ». Les « traditionalistes » mentionnés dans l’article auraient‑ils gagné leur combat, et convaincu l’auteur que seule la tradition peut être nationale et nationaliste ? Un parcours historique, menant à Ben Jelloun par Boudjedra, Khatibi et Souffles, ébauche une tentative de montrer la dynamique nationale, mais achoppe sans doute lorsqu’il est regretté que la littérature nationale au Maghreb ne soit pas « une littérature populaire destinée à la population rurale […] mais une œuvre cherchant ses lecteurs parmi un public averti partout dans le monde » (p. 112). On aurait pu au contraire se saisir de l’exemple maghrébin pour montrer la force d’une affirmation nationale d’emblée pensée pour le « “promontoire” mondial » et libérée de la gangue traditionaliste et des conceptions herderiennes de la nation.
Des propositions fécondes pour une réflexion théorique
9S’intéressant à A. Balakrishna Pillai et à son « cosmopolitisme local » qui proposa aux nationalistes indiens des années 1930 de voir en Ibsen, Proust et Maïakovski, mais aussi dans les futuristes italiens et japonais, autant d’interlocuteurs incitant à libérer l’Inde des pensées étroites, Dilip M. Menon élabore une réflexion théorique, et interroge — en questionnant Saïd, Balibar, Jameson, Anderson, Bhabha… — les notions de territoire et de frontière. Son propos est soucieux d’éviter l’écueil de la répartition du monde entre centre et périphérie, qu’on constate hélas très souvent, y compris dans des textes explicitement réticents envers ces notions : l’exemple de La République mondiale des Lettres (Casanova, 1998) est étudié, avec sa définition d’un « méridien de Greenwich littéraire » qui « sans surprise […] se situe dans l’espace du moderne européen » (p. 122). C’est avec la pensée interstitielle « qui traduit, réécrit et domestique le mondial [et] constitue un cosmopolitisme performatif qui échappe à la fois à l’enfermement dans la notion du national et à la linéarité qui conçoit le monde comme des Europe en devenir » (p. 124) que Menon annonce ses affinités. Le cosmopolitisme à la Sheldon Pollock est une voie pour lire dans certaines affinités avec l’Europe non une simple traduction du moderne européen ou une « autonomie » du littéraire obtenue par un rapprochement du « méridien » comme le proposait P. Casanova en 1998, mais bien une vernacularisation. Pillai peut alors, dès les années 1940, balayer les limites nationales et faire émerger une nouvelle sensibilité au monde, qui s’érige depuis le choix de se penser comme occupant l’interstice. Les positions de Pillai sont ici présentées dans leur contexte, et dans leur lutte contre celles de Gandhi.
Il a consciemment conçu un cosmopolitisme local s’inspirant de l’histoire toujours métissée des idées et des artefacts, ce fait brut que le discours du nationalisme cherchait à nier ou à supprimer. […] Pour se démarquer de la politique d’authenticité de l’identité, Pillai plaide en faveur d’une différence sans hiérarchie, d’histoires qui ne soient pas subordonnées à un universel, et d’une expérience individuelle qui ne soit pas subsumée dans des collectivités telles que la nation. (p. 128)
10Un travail passionnant sur un intellectuel bien solitaire dans l’Inde des années 1930 et 1940, et offrant à la réflexion sur le fait national bien des pistes.
11On doit à Ursula Bähler un travail passionnant sur l’idée même de littérature nationale, tout à fait bienvenu dans ce collectif : elle revient sur la querelle opposant au cours du second dix‑neuvième siècle les nouveaux philologues (Gaston Paris) aux partisans des Belles Lettres (Ferdinand Brunetière) dans leur lecture de la littérature nationale. Gaston Paris, médiéviste, établit des critères d’évaluation de la littérature et se fonde sur son aloi national : l’esthétique est subordonnée à l’effet de structuration et d’explicitation des valeurs nationales dans les textes. Il insiste également toujours sur l’importance des échanges et des circulations entre littératures européennes : les apports étrangers sont reconnus et considérés comme autant de signes de vitalité pour une littérature nationale née en même temps que sa nation ; Brunetière, lui, comme on le sait, conçoit la littérature comme liée à Louis XIV, à l’esthétique classique, qu’il estime transchronique et normative. Le médiéval est donc absolument évacué dans la réflexion sur le national littéraire. Le nœud de la dispute, et c’est là que le travail d’U. Bähler prend son plein intérêt, réside dans la conception que chacun de ces deux érudits se fait de la nation : Brunetière la conçoit au moyen d’une opposition radicale (et immuable) entre le même et l’autre, là où Paris insiste sur les évolutions, les contextes et les échanges. C’est « l’universalisme particulariste » de Brunetière contre « l’universalisme universel » de Paris, puisqu’il semble que l’idée d’universel soit indissociable de celle de littérature française (on aurait d’ailleurs aimé en lire davantage sur ce lien si peu discuté — mais ce n’était pas le propos d’U. Bähler). La conclusion de l’article, autour de Bédier, est une incitation à pousser plus avant toute étude sur « une histoire littéraire nationale de plus en plus consensuelle, non problématique, donnée comme “objective” […]. Si cette histoire littéraire continue à véhiculer des idéologèmes sinon des idéologies, elle se présente en même temps comme étant profondément détachée de tout souci autre qu’historique. Ce qui est un leurre » (p. 170). U. Bähler pose, en peu de mots, la question nodale.
12C’est par un article puissamment intitulé « Contre le nationalisme littéraire » que Norbert Christian Wolf clôt l’ouvrage. Le sous‑titre, immédiatement, tempère la première impression d’audace conceptuelle et théorique : « Une lecture historiciste de l’essai de Musil “La nation comme idéal et comme nécessité” ». Le travail, en effet, est focalisé sur la critique par Musil, dès 1921, de sa propre fièvre nationaliste pendant la première guerre mondiale. L’écrivain se consacre à une réflexion approfondie sur ce phénomène, afin de combattre par l’analyse et l’explicitation le risque d’un refoulement qui sèmerait « dans l’âme de la nation les germes d’une monstrueuse hystérie » (cité p. 200). C’est bien le sentiment national qui le préoccupe, sa forme à la fois vague et puissante, intime et étrangère. N. Chr. Wolf lit et présente l’article de Musil, qui démontre les risques inhérents à la décision de fonder la définition nationale sur la race, sur l’État (cause des conflits) ou sur l’esprit (Musil parle d’un « nous inauthentique »), contredit ne serait‑ce que par les hétérogénéités sociales. Musil, en littérature, rejette également le « völksich » et le pacifisme, tous deux se prenant dans les rets du nationalisme et des assignations identitaires — même si elles sont définies de manière radicalement différente par les uns et par les autres. Il se tourne vers le monde, sans suivre les tenants de l’internationalisme matérialiste ou socialiste et son dogmatisme, considéré comme un danger pour l’art et la pensée.
13Quelque chose doit‑il alors être conservé de l’idée de nation ? C’est la question que l’ouvrage aurait pu poser, en se lançant dans une réflexion épistémologique systématique et en envisageant d’autres façons de penser le national, au‑delà des fondations théoriques européennes, qui ne sont que des hypothèses intéressantes mais qui ne prétendent pas dire le national dans son entier. L’approche comparatiste et historienne (l’article de Gisèle Sapiro apporte au volume cette dimension, qui montre les origines du « moralisme national1 » (travail déjà élaboré dans La Guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard 1999), et s’attache à dire les fluctuations politiques de cette entreprise (origines révolutionnaires, avant une droitisation indéniable, pour aboutir à une redéfinition avec Sartre)) promettait une réflexion vaste et une redéfinition des outils permettant de penser les nationalismes littéraires : on a vu qu’il s’agissait également d’études de cas ne mettant pas en question les façons de voir nations et nationalismes. Le travail de ce groupe de chercheurs sera certainement poursuivi, et nourrira sans aucun doute de nombreuses autres recherches, peut‑être menées avec d’autres disciplines encore, dont la philosophie et le droit, pour revisiter en profondeur cette « nation » qui ne cesse de nous interpeller.