Compliquer le global
1Ce volume réunit les textes d’une conférence prononcée à Sofia en 2005 et de deux entretiens menés à Skopje et à New York, respectivement en 2003 et 2004. Seuls les deux premiers ont été rassemblés en anglais sous le titre Nationalism and the Imagination (Seagull Books, 2010) et le dernier, un dialogue avec la sinologue Tani E. Barlow, a été publié dans la revue Positions: East Asia cultures critique, 12 (1), au printemps 2004. Ces interventions suivent de peu la publication de Death of a Discipline aux États‑Unis (2003) et elles permettent à l’auteur de revenir sur des positions prises dans ce livre et sur certains malentendus auxquels il a pu donner lieu. Le concept de « planétarité » a disparu, mais non l’idée qu’il convoquait d’une prise en compte de la diversité et du pluriel des langues sans le piège du discours sur l’altérité mais selon un principe général d’inclusion. Lui est substituée l’idée de comparatisme de l’équivalence, fondée sur le principe de l’équivalence qui place des réalités linguistiques, affectives, littéraires sur le même plan en effaçant tout fonctionnement hiérarchique. L’auteur donne à ce principe une origine anecdotique aux connotations fortement affectives : en transit avec sa mère dans un aéroport, elle a un mouvement d’humeur contre un accent prononcé du Nord de l’État de New York, dont ses études à Cornell avaient dû la rendre familière. Elle lui dit en bengali de ne pas l’écouter. Et sa mère lui répond : « c’est aussi une langue maternelle ». Et G. Spivak commente dans ce livre :
Ce sentiment que la langue apprise à travers le mécanisme infantile est chaque langue, et pas simplement la sienne, c’est cela l’équivalence.
2Ainsi, une bonne part de l’outillage théorique et conceptuel de son travail repose sur des expériences, liées à son histoire personnelle ou à ses engagements ultérieurs, ce qui le rend parfois fragile, dépourvu de l’assise abstraite du concept proprement dit, mais surtout modulable, adaptable et donc critique. Cette instabilité, qui rappelle aussi que toute théorie doit être historicisée, rend nécessaire la parole vive et située de l’entretien. G. Spivak montre comment une pensée s’infléchit dans le temps : « ce que je fais porte toujours la trace de l’endroit où je suis » (p. 68). Cette situation de la pensée a des conséquences, nous y reviendrons ; elle permet aussi de prendre du recul par rapport à certaines propositions dont la reprise par d’autres, ou la transformation d’une simple hypothèse en concept dans des ouvrages inspirés par elle, peut poser problème. C’est le cas de la notion d’essentialisme stratégique par exemple, qui avait été formulée à l’occasion du fameux article de 1985, « Les Subalternes peuvent‑elles parler1 ? » et qu’elle dénonce ici comme reconduisant toujours à des crispations identitaires. Elle l’avait avancée d’une part pour décrire la lenteur de certains processus, qui peut conduire des groupes à être essentialistes par stratégie afin de s’imposer, et ne l’être plus ensuite ; mais elle reconnaît l’avoir fait aussi pour aller dans le sens du groupe des subalternistes qui, sous l’égide de Ranajit Guya, cherchaient à redonner une voix collective aux discours minoritaires de l’Inde post‑coloniale.
J’ai voulu me montrer trop gentille avec un groupe d’hommes qui en retour ne l’a guère été avec moi. Je n’ai pas eu le courage de dire ce que je pensais. (p. 79)
3Il paraît délicat, dès lors, de figer une argumentation autour de ses termes clés. En même temps, c’est parce que ceux‑ci sont mobiles qu’il convient de repérer le territoire de pensée qu’ils dessinent. Des mots récurrents invitent à la circonscription.
Région (area)
4C’est un terme que l’on entend en français dans le vocabulaire diplomatique où il renvoie à une zone plus large que le territoire des pays, alors que dans la langue courante il désigne une zone plus restreinte. Traduire area par région et non par zone ne se fait pas sans une prise de position par rapport à la langue, obligée de redéfinir ses mots à l’échelle du global. Chez G. Spivak, « région » est une notion fortement militante qui appelle de ses vœux non seulement le dépassement des frontières nationales mais aussi une relecture du passé à la lumière de la nouvelle configuration. Le récit qui en découlera doit viser à déjouer les ruses qui ont contribué à installer les nations.
Recodage
5C’est l’opération par laquelle la sphère publique s’est appropriée des affects privés (par exemple l’amour de la langue maternelle, du petit coin de terre) pour en faire des choses nationales. Elle agit presque toujours en fonction de l’hétéronormativité reproductive qui fait l’objet d’une globalisation tacite alors que la violence qui en découle partout devrait inciter à valoriser des modèles alternatifs. À cet égard, le travail déjà ancien mené par G. Spivak sur la réhabilitation des femmes bangladeshi tuées et violées pendant la guerre de 1971 doit être rappelé et a fait d’ailleurs l’objet de la part de l’auteur de commentaires récents2. Décoder les recodages publics hétéronormatifs permet de renouer avec l’être‑là des affects privés, pré‑modernes, des subalternes, et de déconstruire le mouvement conduisant à un contrôle de plus en plus grand de la sphère publique.
Détranscendantaliser
6C’est le nom donné aux actes de décodage et de déconstruction du nationalisme qui sont les tâches principales dévolues à l’imagination littéraire et à l’enseignement des sciences humaines (humanities). Les figures de la nation, de la langue, de la mère, de la fille, du mariage… sont toutes le résultat d’un dispositif, d’un cadrage dont les textes montrent à chaque fois une configuration singulière. En mettant au jour ce tissage chaque fois différent, on quitte le domaine des essences immuables ou des idées transcendantes.
La tâche de l’imagination littéraire dans le contemporain est une permanente détranscendantalisation de ces figures. En d’autres termes, si vous étudiez leur disposition comme un texte, vous pouvez le garder cadré dans l’imaginaire, au lieu de le voir comme l’ineffable « réalité » culturelle qui dirige la sphère publique, la structure civique qui tient l’État. (p. 39)
7Même dans des situations d’émancipation récente, comme en Afrique du Sud après l’allégement de l’apartheid, il s’agit déjà de penser la nation sur ce mode.
Imagination
8Comme Benedict Anderson dans son désormais classique ouvrage Imagined Communities (1983), G. Spivak pense les nations comme des constructions imaginaires. Mais là où elle se distingue de lui, c’est qu’elle ne fait pas de la nation une institutionnalisation de cette construction imaginaire qui serait oubli de sa nature imaginaire. Elle en fait le résultat du recodage d’un certain nombre de traits singuliers ou privés que l’imagination littéraire a pour tâche justement de resingulariser. D’où l’importance d’une éducation à l’imagination qui permette de dépasser « l’auto‑identité du nationalisme au profit de la textualité complexe de l’international » (p. 22) Comme le rappelle Edward Said citant le philosophe du Moyen Âge Hugues de Saint‑Victor :
L’homme à qui sa patrie est douce n’est qu’un simple débutant ; celui à qui chaque sol est comme le sien propre est déjà fort ; mais celui‑là seul est parfait à qui le monde entier est étranger.
Créolisation
9G. Spivak n’en fait pas seulement la notion positive et parfois un peu irénique du modèle métissé de la Caraïbe, même s’il lui arrive par ailleurs de reprendre à Glissant son paradigme, notamment dans l’article intitulé « World Systems and the Creole3 ». Elle dénonce aussi un phénomène d’étranglement des langues vernaculaires par les langues véhiculaires, de compromis linguistique poursuivant les règles du jeu de l’Empire. C’est dans le même sens qu’elle critique le concept d’hybridité :
L’« hybridité » suppose une « traduction culturelle irréductible » dans votre identité. Et dans cette précision elle est complaisante vis‑à‑vis d’un sujet de classe. La subalternité n’est pas un concept lié à la traduction culturelle. C’est une idée pratique d’absence d’accès, et, comme je l’ai dit, les femmes et les hommes sont dans une situation inégale face à la justice distributive. (p. 88)
10D’où la promotion de l’idée de diversité linguistique qui la conduit à proposer une littérature comparée multilingue de l’ancien Empire, qui devrait idéalement à son tour être conduit à parler « en langues » (p. 32). Détruire les monocultures implique même de refuser parfois la traduction, d’aller au‑delà d’elle, comme le suggère l’anthropologue A. L. Becker dans Beyond Translation4. Pour être en mesure de pénétrer véritablement un espace, ce que la mondialisation nous invite en permanence à faire, il ne faut pas se contenter de le traduire, mais de comprendre sa mémoire linguistique. L’esprit comparatiste repose ainsi fortement sur l’apprentissage des langues. On a souvent reproché à la littérature comparée nord‑américaine son utilisation massive des traductions : il faut reconnaître à G. Spivak de militer en faveur d’une transformation des mentalités académiques, à cet égard au moins.
Équivalence
11Enfin, cette littérature comparée repose sur l’équivalence, entre les langues, entre les récits, entre les situations d’émancipation. La pensée que cette figure établit est héritée chez G. Spivak de la composition formulaire orale (oral formulaic, traduit ici par « formulaire oral ») telle qu’elle l’a entendu pratiquer par les femmes Sabar, où les noms de lieux sont les embrayeurs, noms anciens et noms nouveaux, toponymes réels ou inventés, d’une géographie mythique. Chacun peut être mis à la place de l’autre et faire varier la formule et le vers tout en en conservant le rythme. Ce savoir pré‑moderne du lieu est aussi une façon d’échapper à la nation.
12Tous ces termes et la façon dont ils opèrent ensemble, sans relever d’un cadre épistémologique stable, agissent sur trois plans. Au plan disciplinaire, ils défendent une littérature comparée fondée sur les langues et dont la prise en compte de la diversité linguistique constitue la chance de renouvellement. Que l’anglais puisse être un outil de communication globale, G. Spivak ne le voit pas comme un drame, mais comme la chance de la communication globale : et elle affirme en même temps que les schèmes de la domination ne pourront être déjoués que par la reconnaissance des configurations imaginaires portées par toutes les langues du monde et mises sur le même plan. On peut certes avancer qu’elle écrit en anglais, depuis une position institutionnelle plus que dominante, mais elle connaît plusieurs langues de l’Inde, le français et l’allemand et elle a aussi appris le chinois. Ce serait donc un peu facile de lui faire ce procès. En outre, la littérature comparée, en privilégiant les interactions (rencontres, dialogues, traduction, phénomènes d’intertextualité), implique une contemporanéité complexe, cette contemporanéité des non‑contemporains dont parlait Bloch dans une formule devenue célèbre, qui peut dès lors devenir son objet. Comme le dit Antoine Berman évoquant la conception goethéenne de la Weltliteratur : « La littérature mondiale […] est ainsi la co‑existence active de toutes les littératures contemporaines. » Au plan politique, ce vocabulaire milite pour une pensée renouvelée du Sud qui soit moins guidée par le postcolonial (et l’inversion des rapports de domination) que par l’idée qu’il forme un espace d’expérimentation préfigurant un futur proche du monde global. Il y aurait quelque chose de nouveau dans les procédures politiques, économiques et culturelles par lesquelles le Sud anticipe les contours de la zone euro‑américaine. La réflexion de G. Spivak en rejoint ici d’autres, et notamment celle développée par le récent livre de Jean et John Comaroff, Theory from the South5. Dans ce texte comme chez G. Spivak, le terme « Sud » est vu comme un ensemble de relations et non comme un lieu, afin de souligner les causalités multiples et la trajectoire non linéaire des flux mondiaux. Ces lignes reterritorialisent les Lumières et la modernité, l'État et le capital, et les montrent sous un jour nouveau. Certes, la catégorie de « Sud » peut apparaître comme une hypostase réduisant les différences, mais son potentiel heuristique est réel si l’on adopte le point de vue de l’équivalence tel que le revendique G. Spivak — tout en restant conscient qu’il existe par ailleurs un pouvoir critique de la différence, ce que l’on aimerait qu’elle affirme plus nettement. Au plan philosophique, l’apport est moins nettement identifiable tant, comme je l’ai dit, les notions et les catégories ne prennent de sens que dans leur mobilité et leur infléchissement permanent. Tout en prenant en charge des grands concepts de la philosophie politique et esthétique (nationalisme et imagination, pour commencer par eux), G. Spivak ne poursuit pas sur eux un travail rigoureusement rationnel. Si c’est à cette lumière que l’on juge son œuvre, celle‑ci apparaîtra convenue, voire traversée de platitudes. Si l’on voit au contraire la puissance que peut avoir une pensée sans concept, toujours située et située dans un grand écart géographique et culturel qui lui donne précisément sa tension — c’est‑à‑dire sa fragilité et sa force — alors on comprend comment elle peut modifier les cadres. Ce n’est pas une pensée optimiste, qui prétend tout régler des rapports de domination et surmonter les inégalités ; elle ne passe pas non plus par une identification aux figures minoritaires et aux subalternes mais elle implique un apprentissage, une éducation, que l’auteur conduit à la fois dans le département de littérature comparée de Columbia et dans les écoles rurales publiques de l’Inde du Nord et du Yunnan où elle forme les enseignants à faire prendre conscience à leurs élèves de leur capacité à franchir les lignes de classe. On retrouve la dimension biographique de son itinéraire. Née à Kolkata (Calcutta) en 1942, Gayatri Chakravorty Spivak a une histoire qui lui fait lire parfois absurdement celle du monde (par exemple quand elle dit que « les victimes les plus nombreuses de la Seconde Guerre mondiale ont été les soldats indiens combattant pour la Grande‑Bretagne », p. 11) mais qui justifie aussi qu’on la considère pour comprendre le fondement, la situation de sa pensée : tout en elle procède d’une volonté de défaire la partition. C’est sa façon de compliquer le global : ne pas en faire une réunion forcée, sous la bannière des régulations économiques, mais le résultat de la déconstruction de ce qui a été violemment séparé.