Balzac, roman de crédit & crédit du roman
1Il est certains livres de critique littéraire qui trouvent un résonnement singulier dans leur époque, sans que cela ne participe d’une réelle intention préalable. Ouvrage apparemment thématique sur le thème du crédit chez Balzac, visant a priori des lecteurs de Balzac ou intéressés par la question économique en littérature, Le Crédit dans la poétique balzacienne prend cependant une dimension toute autre lorsque se déclenche la crise de 2008 au cours de sa rédaction. L’auteur ne s’en cache pas ; la crise donne alors un vernis nouveau, une profondeur inattendue à son ouvrage déjà presque achevé. Suite à la crise des subprimes, les journaux et acteurs économiques se prennent çà et là à citer Balzac, comme s’il était le romancier autoproclamé de l’argent. Pourtant, l’auteur cherche à rediriger la problématique vers des rapprochements plus pertinents et importants que les justes et efficaces aphorismes sur l’argent parsemés dans La Comédie humaine dont les revues économiques sont friandes. Car ce n’est pas tellement d’argent que l’on parle dans cette dernière, mais plutôt de monnaie fiduciaire, c’est‑à‑dire de crédit, et par conséquent de dette. Alexandre Péraud souligne le rôle essentiel que l’on accorde à la littérature en temps de crise, contrastant le roman balzacien comme antidote aux angoisses suscitées par le chaos économique de son époque à ce qu’il peut apporter à l’interprétation de notre crise. Entre incompréhension, écœurement mais aussi fascination, le roman de crédit balzacien entretient une étrange familiarité structurale avec le crédit lui-même : « c’est de ce lien si particulier entre monnaie et fiction, entre récit de crédit et roman réaliste, entre signe fiduciaire, enfin, et signe littéraire que ce livre tente de parler. » (p. 12) Contre une lecture habituellement anecdotique du crédit par la critique balzacienne, l’auteur propose une symétrie structurale, une problématique essentiellement sociale et économique.
Anthropologie & archéologie du crédit
2Le discours économique moderne réduit le crédit et la monnaie aux statuts de simples instruments, oubliant alors l’arrière‑plan archaïque et irrationnel qui lit la monnaie au sacré, c’est‑à‑dire « la fonction sociale, et non seulement économique, de la monnaie » (p. 12). Cette dernière oblige les partenaires de l’échange, ce que Balzac illustre bien avec des relations de créanciers à débiteurs impliquant bien plus qu’un remboursement ; les dettes sont alors aussi morales, comme lorsque toute la famille Hulot contracte une dette inestimable envers la cousine Bette. Elles sont aussi des dettes de confiance : en effet, crédit vient du latin credo, du verbe croire, impliquant autant la notion de croyance au sens religieux que celle de confiance au sens personnel ou social. Par cet oubli, la modernité se perd dans la « fable d’une neutralité économique des relations humaines et sociales » (p. 15). À l’origine de la fides romaine, l’auteur rappelle qu’il y a une dualité performative d’une confiance donnée alors même qu’elle est reçue. Or, Balzac se situe dans une période de transition, un « monde crépusculaire » où cohabitent ces deux conceptions opposées de la monnaie, « outil moderne » ou « truchement traditionnel » (p. 16‑17). La dimension temporelle apparaît alors déjà cruciale puisque le crédit, « installant, d’une part, la transaction dans le temps, […] conserve quelque chose du paradigme de la dette originaire qui visait moins, ou tout autant, à s’échanger des biens qu’à maintenir le lien à l’autre en déployant une relation durable » (p. 17). Ainsi, l’auteur dessine un portrait en paysage de La Comédie humaine, crépuscule d’un monde qui cherche à s’adapter au capitalisme naissant sans abandonner les relations personnelles archaïques qui sont à son fondement. Il ne faut alors pas confondre le « héros métallique » encensé par une certaine critique balzacienne, avec le véritable « héros de papier » des lettres de change et autres billets à ordre. La monnaie fiduciaire, en se donnant pour de l’argent, n’en est qu’un simulacre, et la littérature, justement, « exerc[e] […] une forme de lucidité sur les simulacres qui organisent l’activité humaine » (p. 10). Le crédit est alors une convention où la confiance n’est qu’un simulacre, en parallèle de la relation contractuelle que Balzac tente d’établir avec son lecteur, dans un autre jeu de miroir métapoétique (p. 25) : « objet spéculaire, le crédit dit la fonction du texte littéraire au moment où s’invente concomitamment le déploiement du capitalisme et le modèle en fonction duquel l’auteur réaliste renégocie son rapport au lecteur » (p. 28). Car le crédit est symptôme des déploiements du capitalisme, lié aux questions de valeur, de contrat et de temporalité :
monnaie, temps et parole constituent les trois flux dont l’économie — jusque là très contemporaine économie de l’immatériel — et le roman essaient de se saisir, matières labiles au cœur de leur activité, concepts insaisissables qu’ils essaient de se représenter en les désignant. (p. 28)
Le crédit bourgeois contre la dette aristocrate
3La mise en scène de ces « marchands d’argent » dénonce la précarité d’une masse croissante de la population française ; le crédit est dénoncé par les journaux comme « mal social » ruinant à la fois les fils de famille, les ouvriers et les petits fabricants. Le système est archaïque, bâti sur des schémas anciens qui cohabitent avec de nouveaux outils, les usuriers de l’Ancien Régime cohabitant de manière complémentaire avec la haute banque (p. 78), le tout impliquant des masses d’argent de plus en plus considérables, provoquant des faillites commerciales et individuelles de plus en plus graves et spectaculaires (p. 30). L’endettement est la nouvelle pathologie sociale et se déploie comme une maladie ; en 1848, la dévalorisation de la monnaie fiduciaire provoque une crise de confiance bien comprise par Balzac qui fait du crédit la base solide de la poétique. En effet, l’auteur dénonce deux écueils dans lesquels serait tombée la critique littéraire jusqu’ici : Balzac est certes un débiteur constant, mais son obsession pour le crédit traduit une réalité plus large. Par ailleurs, on prétend qu’il faut attendre Zola pour une représentation de la bourse et de la spéculation en économie, ou même du papier monnaie, ce que l’auteur prouve être faux (p.‑34). Il cite Jean‑Joseph Goux et son explication de la fascination du roman pour la fiducie, liée à l’abandon récent à l’époque de l’étalon‑or : il s’agit d’un naufrage de la valeur (p. 34) — du roman éponyme de ce dernier —, la « volatilité du signe monétaire » renvoyant à « l’arbitraire du signe mis au jour à la même période par les travaux de Saussure » (p. 34).
4Du point de vue social et politique, l’État devient à l’époque débiteur des banques et des personnes privées ; cela témoigne du rôle politique grandissant de la bourgeoisie qui a d’abord été économique. La modernité utilitariste incarnée par la classe bourgeoise se positionne contre la « vieille logique du don » (p. 44). Le don reposait sur une conception inégalitaire de l’individu, essentiellement des nobles donnant à des vassaux ou paysans dans une relation de dépendance, alors que le crédit s’impose comme rupture des solidarités traditionnelles, laissant la place au « libre jeu des intérêts » (p. 45). Le récit balzacien est donc condamné à faire coexister les deux logiques contradictoires de l’intérêt débridé et du don, et contraste, face aux grandes figures de l’utilitarisme bourgeois, des personnages, comme Adeline Hulot dans La Cousine Bette, qui choisissent le don contre l’échange intéressé (p. 47). Le crédit semble être devenu un « mode « naturel » de régulation des relations humaines dès lors que la confiance en est bannie » (p. 51). Le paradoxe est là : un extraordinaire développement des opérations fiduciaires à une époque où la confiance prend l’eau, donnant lieu à des formes dégradées de la confiance. Le crédit se substitue alors à la confiance.
5Pourtant, accepter consciemment de s’endetter est pour le personnage balzacien une manière de ne pas se laisser enfermer dans la position stigmatisante du débiteur, puisqu’il reconnaît sa dette face au créancier : la dette est alors libératrice plutôt qu’aliénante. Les premiers romans balzaciens suggèrent cette problématique, substituant progressivement l’intérêt à la logique du don, les personnages refusant de s’endetter (p. 60), mais assez vite, Balzac « fait son deuil de l’idéal », et reconnaît « qu’aucune relation ne peut advenir hors du partage, mais ce partage, en obligeant les individus à commercer les uns avec les autres, ouvre la porte à tous les mensonges et faux semblants » (p. 64). Le crédit financier procède du crédit moral, permettant de comprendre pourquoi le crédit est aussi présent dans des récits qui évoquent finalement assez peu l’argent. « Le crédit, avant d’être un instrument monétaire, est un mode de relation interpersonnel » (p. 71) et se donne comme institution de la société bourgeoise. Les années 1820‑1830 sont une période de stagnation où agriculture et industrie sont incapables de développer la production. Dans cette optique, on comprend encore mieux la place essentielle du crédit dans le roman balzacien en tant que « seul dispositif technique à même de résoudre, pratiquement, les difficultés inhérentes à l’état de pénurie et d’organiser la répartition des flux […] » (p. 74). Le crédit balzacien est donc un instrument de dynamisation de la société.
6Le langage est en outre « saisi » par le signifiant monétaire ; il « traduit, c’est‑à‑dire trahit, la contamination de l’univers des affects et des sentiments par les schémas du crédit » (p. 102). La sphère privée, le discours domestique ou même affectif sont tous saturés par la métaphorisation du crédit et des dettes : pour l’auteur, c’est le signe d’une aliénation agissante (p. 105). Il constitue alors l’un des principaux vecteurs balzaciens de l’historicisation du sujet (p. 112), sans pour autant provoquer des comportements uniformes. Le bourgeois accepte le crédit par idéologie : l’ethos de classe bourgeois est en effet fondé par ce qu’A. Péraud nomme le « devoir rembourser ». Pourtant, le versant logique du crédit, la dette, est surreprésenté dans La Comédie humaine, avec une écrasante majorité de débiteurs face à de ponctuels ou relativement anonymes créanciers. Elle participe d’une commune attitude de refus : « la dette est à la fois l’arme et le symptôme d’une rébellion qui, dans ses outrances balzaciennes, est bel et bien représentative du mal de siècle qui gangrène la jeunesse » (p. 119). Car si le crédit est bourgeois, la dette est surtout aristocratique : elle est toujours dilapidation, et constitue une véritable « entreprise de liquidation du patrimoine » (p. 119). La dette « conduit celui qui s’y abîme à renégocier son ancrage social et son héritage de classe quitte à servir, malgré lui, un régime bourgeois dont il régule, à son insu, les excès en assumant la part maudite du capitalisme. » S’il y fait référence plus tard, l’auteur ne cite pas Bataille de suite, omettant d’expliquer le principe de pure perte que celui‑ci développe dans sa théorie de la dépense (p. 141). Il y a un discours débiteur, qui use du langage comme ces débiteurs usent du crédit, participant d’une même dépense somptuaire, où l’auteur convoque à juste titre Panurge. Les jeunes aristocrates dépensent donc pour la dépense même, non pour s’enrichir ou pour échanger l’argent contre des biens ; le comportement économique irréprochable est bourgeois, l’endettement est le comportement distinctif de la classe aristocratique, qui dépense sans travailler, dépendant de rentes ou de dettes. Le crédit est en effet une invention bourgeoise, mais il a permis à la noblesse de conserver son lustre au fil des siècles. Adopter la logique capitaliste pour un noble consiste à se rabaisser, l’honneur nobiliaire résidant dans la capacité à imposer aux marchands la confiance nécessaire à l’obtention d’un paiement différé (p. 126). Or, le crédit a changé et la confiance a perdu son caractère individuel, ce que, chez Balzac, les nobles ne comprennent pas. Mais ces jeunes aristocrates sont bien conscients de leur précarité, et leurs éloges des dettes deviennent non plus bouffons mais surtout tragiques (p. 131).
7Alors, l’auteur insiste sur le rôle subversif de la dépense, où la débauche destructrice joue le même rôle anthropologique que la guerre ou la religion (p. 139) : « le viveur doit sa dépense au monde de la même manière que l’artiste est condamné à la dépense irraisonnable de son génie, car son génie est un don universel » (p. 142). Dans une société qui a substitué le code‑argent au code‑honneur, les jeunes aristocrates désenchantés ne peuvent jouir du monde qui leur a autrefois été promis, où la gloire militaire n’est plus monnayable ; c’est le mal de siècle dont parle Pierre Barbéris. Cette problématique engendre une autre dette dans la poétique balzacienne, celle que la société a envers l’aristocratie, celle qui permet au colonel Chabert de venir réclamer son dû (p. 137). Rastignac l’exprime encore mieux : « la dissipation est un système politique » (p. 138).
L’exemple parfait : La Peau de chagrin
8L’auteur accorde un chapitre entier à La Peau de chagrin, comme roman central du crédit, puisque l’objet magique qu’est la peau de chagrin représente une incarnation allégorique de l’économie dans le roman. Comme l’objet fiduciaire, l’objet magique reporte au lendemain le coût réel et permet au récit de représenter les méandres du désir (p. 146). L’analogie est fondatrice car elle montre d’abord que « dans la nouvelle société, la vérité du désir ne peut se comprendre sans référence aux schèmes de la dette et de la créance » et que « le crédit n’est rien d’autre que de l’argent désiré ». En cela, le roman « organise les temporalités désirantes ». On retrouve chez Raphaël la dissipation comme perte qu’on a déjà chez Rastignac. Ce que LaPeau de chagrin révèle, c’est surtout la temporalité indéterminée du remboursement ; il s’agit alors du premier roman de l’envers du crédit. Si l’endettement est la conséquence du manque chez Raphaël, il devient la « traduction fonctionnelle de l’incomplétude du héros » (p. 175). Les débiteurs sont donc tous des figures du manque (p. 179), illustrés par ce passage du Père Goriot : « prodigues de tout ce qui s’obtient à crédit, ils sont avares de tout ce qui se paye à l’instant et semblent se venger de ce qu’ils n’ont pas en dissipant tout ce qu’ils peuvent avoir » (p. 184). Selon la formule de Nathalie Sarthou‑Lajas, « l’éternel débiteur est un sujet malade de son histoire » (p. 188).
Architecture du crédit : « les dettes remboursées n’ont pas d’histoire »
9Le chapitre intitulé « Sémiotique du crédit » tente d’expliquer le crédit comme système organique de La Comédie humaine, une notion qui a le mérite de donner une cohérence à l’« archéologie du crédit balzacien » que l’auteur dit faire, en lui donnant une structure métapoétique qui dépasse l’étude pourtant pertinente du contexte. Quelques points sont développés efficacement, démontrant l’existence d’un « jeu des modalisations inhérentes au crédit » dans le roman (p. 195) exprimant une sorte d’auto‑régulation du roman par le biais du crédit et de la dette ; « la lettre de change constitue le négatif de l’objet monétaire positif ». Au milieu de ces flux, l’auteur dégage un « programme narratif du crédit » où « les objets de valeurs qui passent de main en main ne cristallisent pas seulement l’affrontement des personnages, ils assurent plus globalement l’équilibre des échanges » (p. 202). Il est donc finalement question d’équilibre, notion qui peut réunir, de manière implicite, la dépense et la production économique avec les idées évoquée de « pure perte » ou de « dépense somptuaire », qui auraient mérité un plus grand développement. L’auteur remarque que le récit de crédit balzacien aurait pourtant pu être d’une grande platitude s’il n’avait eu la capacité d’inventer, « à partir du même schéma narratif canonique, un ensemble de variations d’une extraordinaire richesse » (p. 203) ; il révèle alors le « procès binaire du crédit » où le double programme narratif articule une phase d’endettement à une phase de remboursement. Pour cela, La Comédie humaine commence par « un programme de crédit vertueux » avec Gobseck (p. 204), avant de se concentrer sur les histoires de crédit malheureux, pour reprendre la formule de l’auteur. Il y a une dualité du crédit :
la bourgeoisie s’enrichit des dettes que la noblesse, classe structurellement débitrice, contracte : les femmes font assumer leurs créances aux hommes ; la province rembourse l’argent que les banquiers et usuriers parisiens prêtent à ses enfants montés à l’assaut de la capitale… (p. 206)
10Le crédit est au principe du roman, puisque « rares sont les récits qui ne commencent pas par une dette » (p. 207), faisant du crédit l’un des principaux facteurs de la dynamique unitaire de La Comédie humaine. En outre, l’auteur affirme également que le crédit est l’outil de relance du roman, en plus d’être celui de l’économie (p. 212). Pour cette raison, il porte en lui le paradoxe qui le condamne : la nécessité du remboursement fait que le récit ne peut se finir tant que les dettes ne sont pas apurées, mais il semble ne pas pouvoir survivre aux dettes : une fois le remboursement accompli, « le récit se trouvait sans matière, ou plus exactement sans moteur, dépourvu de principe dynamique » (p. 214). Dès les années 1840, Balzac n’accorde plus le retour à l’ordre moral des premiers romans, et le crédit devient « systématiquement déceptif » (p. 215).
11L’auteur analyse ensuite la décomposition des structures sémiotiques qu’il a au préalable identifiées (récursivité, nécessité de remboursements, binarismes) qui donne lieu à des récits de plus en plus élaborés (p. 226). Il semble qu’il identifie alors une gradation dans la complexité du récit, qui paraît en outre presque être d’ordre qualitatif, comme si les romans devenaient meilleurs. Pourtant, les exemples manquent quelque peu pour venir appuyer cet argument. L’évolution repose par ailleurs essentiellement sur la substitution progressive des récits de remboursements aux récits de l’endettement (p. 228). Les débiteurs sont forcés d’assumer plutôt que de profiter de leur dette, ou même, et c’est peut‑être pire, de la faire supporter à leur entourage : « les drames du désendettement supplantent peu à peu les comédies de l’endettement » (p. 231). Progressivement, il n’y a plus de manque initial à combler, de raison derrière l’endettement : n’importe plus que la manière dont les emprunts s’accumulent, et non la manière dont ils sont remboursés. « Les dettes deviennent une sorte de signifiant négatif universel, le symbole de tous les stigmates sociaux » (p. 232). L’auteur dénonce alors le paradoxe d’une ontologie débitrice balzacienne qui, alors même qu’elle est plus prégnante, perd en lisibilité (p. 237). On essaie de briser la dette, en vain : le remboursement semble ne pas suffire, pardonner est impossible (le personnage le plus angélique de La Comédie humaine, Adeline Hulot, ne peut s’empêcher de faire un mot de reproche à son mari qui les a ruinés alors même qu’elle meurt, invalidant la possibilité d’un pardon total), se venger est tout aussi difficile (p. 254). Aux personnages de débiteurs naturels comme Adeline Hulot, Balzac oppose des créanciers structurels comme sa cousine Bette (p. 259). À la fin, c’est à une intériorisation croissante de la norme du crédit que se livre le roman de crédit balzacien ; « la folie de l’endettement se disait sur le ton épique, l’obsession du remboursement se déploie dans le drame d’une conscience » (p. 281).
Faire crédit au roman
12L’auteur expose un autre paradoxe du roman de crédit : « la mise en texte du crédit est une mise en question de la nature même du récit de fiction » (p. 284). Il y a « déstabilisation fiduciaire des structures textuelles », et le crédit pose un défi à la mimésis romanesque, celui de représenter cette expérience fictive du temps. Le récit balzacien risquerait en effet d’importer la tension et la précarité propres à la temporalité de la dette. Le roman mime d’abord la saturation pathologique de la société par le crédit, en intensifiant le motif : d’une seule dette dans Gobseck, on passe à une dette par personnage vers les derniers romans (La Cousine Bette). L’auteur voit alors l’épuisement du récit de crédit, sa perte d’efficacité narrative : la mécanique du crédit tournerait‑elle à vide ? (p. 289). Le rythme du récit est aussi mis en cause, l’euphorie de l’endettement laissant place à la pesanteur existentielle de la période de remboursement (p. 305). Pourtant, l’auteur semble ne pas remarquer que l’un des derniers romans de crédit balzacien, La Cousine Bette, ne tombe pas complètement dans cet écueil, et revient au contraire à l’euphorie première de l’endettement, avec un personnage trop peu analysé dans cet ouvrage, le baron Hulot. Il y a en ce personnage une force du désir, une volonté de dépense tellement implacable, qu’elle défie l’utilitarisme bourgeois et la notion même de ruine. Le baron Hulot n’est jamais vraiment ruiné, il se refait toujours une fortune, prêt à la dilapider à nouveau ; dans son énergie vitale et constamment renouvelable, ce personnage semble illustrer une forme d’idéal pour La Comédie humaine, certes immoral mais indéniablement positif.
13L’auteur qualifie La Comédie humaine de « vaste dramaturgie de la confiance, négociée, refusée, accordée, reportée » (p. 318) et l’on ne peut éviter d’interroger le statut du crédit que le lecteur veut bien donner au roman ; les problèmes de vraisemblance (p. 290) pourraient dis‑créditer le roman réaliste. L’utilisation de plus en plus délirante de la monnaie‑signe pourrait susciter la même méfiance envers l’écriture (p. 336). Balzac lui‑même est à la fois créancier en tant qu’il détient le savoir du roman — du dénouement — et débiteur des lecteurs. Une interprétation possible de la motivation derrière La Comédie humaine est alors qu’il a choisi cet objectif surhumain pour rester indéfiniment débiteur. L’auteur pose une question qui reste sans réponse et donne à réfléchir sur « l’anomalie historique » qu’est sa poétique du crédit :