Écrire la migration en marge des thèses officielles
1Les productions littéraires francophones des deux dernières décennies ont contribué à la mise en place d’un discours littéraire sur l’immigration. De nombreuses dénominations institutionnelles ont été esquissées pour circonscrire cette littérature. Au Québec, l’expression « écritures migrantes » s’est fixée dans le discours critique. En France, depuis les travaux de Charles Bonn, on a commencé à parler d’une littérature des immigrations. C’est sans doute dans le dessein d’établir les contours de ce phénomène littéraire émergent qu’ont paru des ouvrages critiques comme ceux d’Odile Cazenave, Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris (2003) ; de Christiane Albert, L’Immigration dans le roman francophone contemporain (2005) ; de Carmen Huisti‑Laboye, La Diaspora postcoloniale en France. Différence et diversité (2009) ou encore de Christophe Désiré Atangana Kouna, La Symbolique de l’immigré dans le roman francophone contemporain (2010). Toutefois, la prise en compte du phénomène social de l’immigration dans ces ouvrages relègue au second plan la question de l’immigration clandestine. Certains auteurs, à ce propos, s’inscrivent dans le prolongement des thèses médiatiques et officielles et font des migrants clandestins de simples tricheurs ; êtres insouciants qui mettent leur vie en péril. D’autres se contentent simplement d’analyser ces personnes sous l’aspect de la folie ou de la délinquance. La question même de la différence entre légalité et clandestinité en matière d’émigration n’est pas soulignée comme préoccupation de fond. L’ouvrage de Catherine Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe. Récits et figures de l’aventure (2012) se présente, de ce point de vue, comme une lecture approfondie de cette question. L’ouvrage appréhende le phénomène social de l’immigration dite illégale au prisme des discours officiels, politiques et médiatiques, mais aussi dans les différentes figurations qu’en donne l’œuvre d’art et principalement la littérature.
Le migrant irrégulier au prisme du regard social : aventure ou héroïsme
2La grande qualité de l’ouvrage de C. Mazauric est d’inscrire son propos dans l’ensemble des discours sociaux qui inspirent l’écriture dite de « l’extrême contemporain » (p. 321) ; terme qu’il faudra bien sûr prendre dans les deux sens du mot « extrême », renvoyant à la fois à la proximité dans le temps, mais aussi à l’extrémité entendue comme seuil. Cette polysémie peut prendre une dimension symbolique qui s’attache à la question des frontières ainsi qu’à la souffrance associée à la condition humaine de celles et ceux dont l’existence quotidienne est maintenue dans une impasse, au seuil du tolérable, par un ordre géopolitique injuste. Celles et ceux qui, à leur corps défendant, tentent un ultime effort pour s’arracher à une condition inacceptable. C’est donc la capacité du texte littéraire de proposer des figurations des événements et des existences avérés qui sert de point de départ à l’analyse de C. Mazauric. Ce principe de connexion de la fiction littéraire avec un réel extrême apparaît, selon l’auteur, comme une caractéristique de la littérature d’Afrique, qu’il s’agisse du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne. Toutefois, en ce qui concerne la question de l’immigration irrégulière, l’auteur souligne la présence du sujet dans différents ensembles littéraires, y compris dans la littérature française institutionnalisée. Aussi, l’ouvrage s’appuie sur un corpus de plus d’une trentaine d’œuvres qui recoupent les trois champs de littératures française, maghrébine et subsaharienne. Il s’ouvre ainsi par une réfutation de la politique frontalière de l’Europe qui non seulement contrevient aux libertés fondamentales de l’individu prescrites par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, mais qui, à travers une série de mesures tendant à restreindre, puis à criminaliser les déplacements de la génération de tout un continent, contribue à l’émergence de filières d’immigration clandestine de part et d’autre de la Méditerranée. Cette même politique engendre la mise en circulation de termes comme « clandestins », « sans papiers » et autres pour désigner les personnes qui voyagent ou qui séjournent en Europe en dehors des normes de l’immigration officielle. C. Mazauric précise à ce sujet que
du point de vue du droit international, ce qui est criminel, ce n’est pas le fait, pour un individu, d’émigrer, c’est le fait, pour une autorité publique, de l’en empêcher. (p. 11)
3À ce propos, l’auteur étaye son analyse d’une documentation qui puise dans la sociologie de l’immigration, les rapports et statistiques d’organismes d’études et de contrôles des flux migratoires ainsi que les enquêtes journalistiques pour dresser le bilan des personnes décédées aux frontières de l’Europe et démentir le soupçon d’invasion que les immigrants feraient peser sur les États européens. Ainsi, alors que l’immigré irrégulier est stigmatisé et criminalisé dans son pays d’accueil, lui‑même se considère simplement comme un voyageur qui, contraint par une politique d’immigration trop rigide, essaye d’échapper au contrôle des garde‑frontières. Son acte s’associe ainsi à un héroïsme qu’il assume en se désignant plutôt comme un aventurier, ou un harraga (p. 36), terme d’origine maghrébine employé par les immigrants eux‑mêmes pour se désigner comme les « brûleurs » ; ceux qui brûlent leurs papiers d’identité avant la périlleuse traversée. Cette dernière, au‑delà du risque encouru, n’est pas sans rappeler l’Odyssée d’Ulysse et les tribulations endurées par ce dernier dans son errance. L’aventure à laquelle se livrent les harraga, contrairement à un préjugé répandu par les discours officiels et qui justifie l’immigration par des raisons d’instabilité politique et par la misère du Sud, répond, selon l’auteur, à la paupérisation des pays du Sud par les grandes firmes occidentales qui pillent, avec le consentement des pouvoirs en place, le milieu naturel des pays du Sud, déshéritant ainsi toute une jeunesse des ressources naturelles dont regorgent leurs pays. Certains textes littéraires comme Le Néant bleu (2005) de Rachid El Hami, Partir (2006) de Tahar Ben Jelloun ou Celles qui attendent (2010) de Fatou Diome mettent bien en scène la relation de causalité entre l’émigration et le manque d’emploi de jeunes dû à cette exploitation. En outre, le livre de C. Mazauric soutient que l’aventurier ou l’immigrant venu du Sud n’est pas forcément l’illettré ou le laissé‑pour‑compte que le préjugé et les médias contribuent à façonner en Europe. C’est au contraire dans la majorité des cas une personne ayant acquis des diplômes de l’enseignement supérieur.
4Mobilités d’Afrique en Europe s’intéresse aussi à la médiatisation à laquelle s’associent souvent les récits d’immigration irrégulière. Pourtant les récits authentiques tenus par de vrais clandestins sont rares, même si l’on dénombre parmi ceux‑ci bien des personnes lettrées. Certains récits comme Soif d’Europe (2008) d’Omar Ba accréditent les thèses d’une Afrique rétrograde que les médias présentent souvent au public occidental. Mais, à partir de la mise en évidence, d’une part, des incohérences et invraisemblances internes au récit, d’autre part des distorsions entre le récit et les déclarations médiatiques de l’auteur de Soif d’Europe, récit prétendument documentaire, C. Mazauric démontre l’imposture sur laquelle repose le livre d’Omar Ba. De ce point de vue, Mobilités d’Afrique en Europe s’inscrit dans le prolongement du livre de Bathie Ngoye Thiam intitulé Nouvelles fantastiques sénégalaises (2005). Dans ce livre, l’auteur avait déjà prouvé les incohérences du récit Soif d’Europe. De tels abus, soutient C. Mazauric, contribuent à accréditer l’image misérabiliste d’une Afrique désorganisée, peuplée d’êtres barbares, de « marionnettes sans conscience, maladroitement agitées sur le théâtre de la bonne conscience européenne » (p. 225).
5L’auteur de Mobilités d’Afrique en Europe ne se contente pas seulement de l’analyse des difficultés de franchir les frontières de l’Europe. Son livre s’attache aussi à l’appréhension du vécu de l’immigrant en situation irrégulière dans l’espace européen. Elle passe ainsi en revue les formes d’exploitation dont les immigrés en situation irrégulière sont l’objet de la part de certains, des employeurs sans scrupule à la recherche d’une main d’œuvre corvéable et bon marché, aux proxénètes les plus impitoyables. L’auteur assimile cette situation à une résurgence contemporaine de l’esclavage, d’autant plus que, par leur labeur dans les sous‑sols et dans la nuit, les immigrés participent au bon fonctionnement de la société visible et éclairée, celle du jour. La condition de vie de l’immigré en situation irrégulière le fige aussi dans une dénomination, le « clandestin » ou le « sans‑papiers ». Cette notion, selon l’auteur, est une fabrication du discours politique. Elle serait récente, remplaçant l’expression « travailleur immigré » dans le sillage des politiques de réglementation de l’immigration et de création d’une immigration illégale à opposer à l’immigration régulière. Son émergence s’associe à « l’évolution des réglementations et du regard porté sur les étrangers dans la France du xxe siècle » (p. 270). Ainsi, assigné à la marge, le migrant irrégulier est spatialement confiné dans des sites qui s’apparentent à ce que Foucault nomme des « hétérotopies », des espaces qui bourgeonnent en marge d’une société ; que ceux‑ci soient prévus par les institutions du pays d’arrivée (zones d’attente des aéroports, centres de rétention, centres d’hébergement d’urgence) ou mis en place par les migrants eux‑mêmes (jungles et ghettos urbains, squats, foyers de travailleurs). Ces « hétérotopies » constituent la périphérie ombrageuse des espaces sociaux situés en pleine lumière. Selon l’auteur, une telle situation est susceptible de pousser les immigrés à la délinquance.
6Cette condition sociale du personnage migrant marque un décalage entre le personnage littéraire et l’écrivain migrant qui le met en scène. À ce sujet, Mobilités d’Afrique en Europe s’appuie sur une remarque de Christiane Albert dans L’Immigration dans le roman francophone contemporain (2005) portant sur le paradoxe entre la topographie du hors‑lieu, l’écriture de la démaîtrise, de la marginalité des personnages romanesques et la reconnaissance institutionnelle des écrivains migrants. Ce paradoxe conduit certaines études à des confusions entre le devenir du personnage dans la fiction et la situation de l’écrivain migrant. C. Mazauric, dans son livre, trouve trois niveaux de compréhension permettant d’éclairer ce conflit. D’abord d’un point de vue social, le recours à des expédients ou à la délinquance s’inscrit dans un réalisme littéraire qui incite les romanciers à une peinture fidèle du phénomène social de l’immigration tel qu’on l’observe dans la société. Cette représentation peut également s’associer à une dénonciation de la criminalisation de l’immigration illégale. Elle peut enfin se présenter comme « une décharge jouissive » (p. 260) du romancier qui prend plaisir à mettre en scène la transgression d’une loi perçue comme inique à travers la mise en scène d’un personnage immigrant de façon irrégulière et donc qui tient en échec, bien que de façon momentanée, un système répressif (p. 259‑260). Par‑dessus tout, c’est le souci de donner une description réaliste d’un état de notre monde qui est privilégié.
Immigration, textes & territoire : les frontières évanescentes de la postcolonie
7La dimension postcoloniale de l’analyse de C. Mazauric s’attache à sa prise en compte de l’écriture de la migration irrégulière comme une expérience de la rencontre, comme une écriture qui énonce cette expérience à partir d’« un territoire d’ancrage qui inclut les anciens États colonisateurs, et ceux issus de la décolonisation » (p. 342). C’est d’abord la notion de frontière qui est prise en compte ainsi que l’ambivalence associée à celle‑ci, proximité géographique (14 kilomètres du détroit de Gibraltar ou 80 kilomètres de la Tunisie à l’Italie), mais distance des réalités économiques, sociales et culturelles de part et d’autre de cette frontière. Le corollaire de cette prégnance de la frontière entraîne ainsi deux représentations textuelles de l’espace méditerranéen ; tantôt comme ligne de démarcation entre une Europe et une Afrique figées dans une différence héritée de l’Europe du xixe siècle en quête d’une altérité à opposer à son identité, d’autre part comme un espace de perpétuelles circulations des peuples, des langues et des cultures entre le Nord et le Sud. Ainsi, la prise en compte de la frontière comme espace de l’entre‑deux incite à envisager la postmodernité non pas tant comme une suppression des frontières mais plutôt comme une question, une interrogation de la littérature au monde globalisé.
8Mobilités d’Afrique en Europe amorce une réflexion sur le thème de l’exil, que l’auteur compare au prestige que le xixe et le xxe siècles lui ont apporté. En s’appuyant sur l’analyse des essais d’Edward Saïd, C. Mazauric démontre comment l’exilé, valorisé par le romantisme, déchoit de plus en plus et fait figure de clandestin (p. 282). C’est donc un renversement de la situation des exilés qui prévaut dans les textes, alors que l’exil, soutient l’auteur, est aux sources de la littérature si l’on se réfère notamment aux textes comme l’Exode et l’Odyssée. Ce prestige cède ainsi le pas à une loi d’accueil des populations déplacées. Bien que les exilés ne soient pas forcément assimilés à des clandestins, l’auteur soutient l’analogie de leur vécu dans le pli de la frontière.
9Le livre de C. Mazauric présente également le récit de l’immigration illégale comme une silencieuse réplique du passé colonial qui avait conduit de milliers d’explorateurs du Nord vers le Sud. Le recours à l’évocation des conquistadors africains connus ou oubliés par la postérité dans l’écriture de la migration irrégulière réactive ces figures dans un parallélisme entre ces pionniers et leurs descendants d’aujourd’hui. Ainsi, qu’il s’agisse du souverain mandingue Bata Manden Bori, alias Abou Bakary II, qui à l’orée du xive siècle s’est lancé à la découverte des autres rives de l’Atlantique et dont la légende est évoquée chez Sylvie Kandé dans son livre La Quête de l’autre rive (2011), ou du commandant berbère Tarik, lancé en 710 dans une conquête musulmane de l’Espagne et repris par Mohamed Teriah dans son roman Les « Harragas » ou les Barques de la mort (2002), les textes renversent ainsi les idées reçues sur l’immigrant illégal pour en faire un personnage lancé dans une offensive contre l’ordre inégal du monde. Le livre aborde ainsi la mise en scène des aléas issus de toutes les formes de rencontres entre personnages étrangers à l’instar de ceux mis en scène par Nathalie Etoké, ou celles entres étrangers et ressortissants nationaux du pays d’accueil comme chez F. Diome, Éliette Abécassis ou Wilfrid N’Sondé.
Immigration, genres & espace littéraire
10Dans son essai, C. Mazauric s’attache entre autres à la mise en évidence d’une structure narrative récurrente dans les romans qui prennent en charge la question de l’immigration irrégulière. L’auteur parle de roman « choral » (p. 84) dans la mesure où la construction de l’intrigue imbrique, dans un destin collectif, des individus que rien ne prédestinait à vivre une aventure collective. Mais le roman de l’immigration irrégulière emprunte également au roman policier, puisque son intrigue repose sur un déplacement conçu comme un système mafieux. Elle met en scène un réseau d’escrocs représenté à la fois par les personnages du patron véreux ou du passeur. Elle scénarise aussi la corruption en tant que système étendu du travail au noir. Certains textes se présentent sous forme de roman à thèse. En effet, en s’appuyant sur les analyses de Susan R. Suleiman sur la différence entre le roman de formation et un type de roman à thèse, « roman à modèle antagonique », C. Mazauric conçoit les romans de la traversée comme l’expression d’une forme d’engagement littéraire, puisque comme les romans à thèse de type « antagonique », les romans de l’immigration irrégulière se présentent non comme la mise en scène d’un itinéraire individuel au terme duquel le personnage acquiert de nouvelles valeurs, mais précisément comme la narration d’un affrontement entre deux parties de l’humanité inégales du point de vue éthique et moral. Aussi, bien que les personnages mis en scène dans ces textes ne soient pas nécessairement porteurs et défenseurs de valeurs positives, les romans de la traversée s’inscrivent dans une représentation manichéenne du monde et mettent en débat la thèse de la libre circulation des personnes. La thèse véhiculée par l’œuvre peut quelquefois s’inscrire, au‑delà de l’intrigue, dans le choix générique ou dans le para‑ ou le péri‑ texte, construisant ainsi l’œuvre sous un modèle générique à valeur performative comme dans le choix de l’épopée chez Sylvie Kandé ou chez Marie NDiaye. Le choix du genre impose, dans le cas de ces deux textes, l’héroïsation des personnages.
11Cet engagement est de même présent dans les reportages journalistiques, où les auteurs, dans des textes liminaires, prétendent mettre en lumière une réalité occultée par les sociétés occidentales. Mais la révélation valide un parti pris, puisqu’elle se fonde sur un rejet des thèses officielles sur l’immigration. L’écriture devient ainsi un acte de résistance contre un ordre mondial marqué par un déséquilibre des richesses et de la puissance. C. Mazauric inscrit ainsi cette écriture centrée sur l’immigration illégale comme un contre‑discours de résistance qui s’articule sur la doxa, sur les discours officiels en matière d’immigration, « dans les interstices du discours dominant » (p. 327‑328). L’évocation de la courte bande dessinée Eldorado (p. 332) d’Alexandre Clérisse, qui narre l’aventure infructueuse d’un jeune Marocain opposée au voyage touristique d’un couple français au Maroc, résume bien l’injustice qui régit la géopolitique des déplacements de personnes dans notre société. Mais l’auteur de Mobilités d’Afrique en Europe souligne également le fait que d’autres formes de narrations, beaucoup moins réalistes, investissent le sujet de l’immigration ou sa figuration dans la littérature de langue française. Il en est ainsi des formes comme la fable, présente dans le quatrième chapitre de Partir de Ben Jelloun, l’utopie, notamment dans Aux États‑Unis d’Afrique (2006) de Waberi à travers la scénarisation d’un monde inversé, mais aussi l’uchronie, genre consistant à proposer une autre écriture de l’Histoire et dont l’illustration est donnée par le roman Autopsie d’un sans papier (2009) d’Olivier Las Vergnas. Par ailleurs, en s’appuyant entre autres sur le soin apporté par deux écrivains (Sylvie Kandé et M .Ndiaye) à la consultation, avant la rédaction de leurs œuvres de fiction, des rapports de sauveteurs et de témoins ainsi qu’à des reportages journalistiques au sujet de la traversée clandestine en mer ou dans les sables du désert, C. Mazauric en vient à poser le texte de l’immigration comme inscrit au croisement de regards procédant
des philosophies, des représentations de soi et de l’existence commune, informant une « matrice narrative » unique, un seul « méta‑récit diffus circulant en contrebande. » (p. 205)
12Cette synergie est par ailleurs renforcée par les qualités littéraires qui caractérisent certains récits documentaires. Par ailleurs, l’auteur rapproche une séquence de révolte des expulsés mise en scène dans Un Amour sans papiers (1999) de Nathalie Etoké à un fait d’actualité datant de 1997 et relatif à la prise d’assaut d’un aéronef de la compagnie Air France, par des immigrants reconduits au Mali.
13Enfin, l’ouvrage de C. Mazauric soulève la question de la pertinence d’une littérature migrante dans l’institution littéraire de l’Hexagone. Le terme de « migritude », mis en place par Jacques Chevrier pour désigner cette nouvelle écriture africaine de l’immigration, est ainsi récusé par C. Mazauric qui déconstruit les deux caractéristiques mises en avant par J. Chevrier, à savoir l’humour et la fin du thème de l’engagement. À cet effet, Mobilités d’Afrique et Europe, à travers certains textes comme Celles qui attendent de F. Diome ou encore 53 Cm de Bessora, démontre que l’humour peut s’associer à un acte d’engagement. Il a ainsi pour gage la dérision. En outre, cette démonstration s’appuie sur la typologie du roman africain mise en place par Patrice Nganang, inscrivant le roman de l’émigration comme le terme inévitable d’un cycle ternaire du roman africain, entre celui de « la désillusion » et celui de « la dictature » (p. 343). Il est, de ce point de vue, problématique de parler de nouveauté, ni d’émigration ou immigration, voire de roman de voyage, car soutient l’auteur :
On observe en effet qu’après les romans du « voyage à l’envers », selon l’expression de Romuald Fonkoua, produits au tournant des années 1950‑1960, sous l’emprise du tropisme parisien qui continue d’aimanter nombre de romans de la migration irrégulière (comme Bleu‑Blanc‑Rouge ou Le Paradis du Nord), les récits de voyages au Nord qui ne se confronteraient pas aux enjeux de la migration, régulière ou non, et des transformations qu’elle fait encourir, sont pratiquement inexistants. Tout au plus peut‑on citer le très mineur — et succinct — Africain en Laponie d’Abdoul Goudoussi Diallo. (p. 344)
14Toutefois, cette restriction paraît exagérée dans la mesure où la liste ici limitée à un seul texte peut aussi bien s’étendre à des textes comme Dramouss (1966) de Camara Laye ou La Nouvelle romance (1976) d’Henri Lopes. En outre, les hétérotopies qui caractérisent le vécu de l’immigrant en situation irrégulière mise en avant par C. Mazauric peuvent s’appliquer à tout immigré, même en situation régulière.
15L’essai tire son originalité de la richesse des sources bibliographiques citées par l’auteur. Le soin apporté à la rédaction, à travers la clarté du style et l’établissement des index en fin d’ouvrage, en facilite aussi la lecture. En outre, le livre de Catherine Mazauric ouvre sur une période très contemporaine et marque une avancée dans la recherche sur les écritures francophones de la migration. Il met en place de nombreuses pistes de recherche. Mobilités d’Afrique en Europe porte un regard nouveau sur les représentations littéraires de l’immigration irrégulière ; un aspect jusque là négligé par les recherches dans ce domaine. L’actualité de l’ouvrage tient enfin au choix d’un corpus très récent ainsi qu’à l’élargissement des catégories génériques où le littéraire et le paralittéraire donnent un éclairage nuancé sur les mobilités postcoloniales de part et d’autre de la Méditerranée.