Entre réalité & fiction : le cas de Je me souviens et Pedigree de Simenon
1Tout récit repose sur une mise en intrigue, impose un ordre chronologique et causal à une succession d’événements et les structure artificiellement, après les avoir sélectionnés, en vue de les faire percevoir comme une histoire unifiée ayant un début, un milieu et une fin. C’est l’un des reproches fréquemment fait aux autobiographies, celui de présenter rétrospectivement les premiers événements d’une vie comme annonçant nécessairement ceux qui ont suivi, produisant ainsi un effet de destin, car le choix et l’arrangement des faits sont des techniques appartenant au domaine de la fiction. Il faut toutefois remarquer que fiction, dans ce sens, se rapproche d’inexactitude, le lien avec la fiction au sens strict du terme n’y étant pas établi, et que toute fiction tend par nature à suspendre la question de la véracité, comme l’écrit Gérard Genette : « l’énoncé de fiction n’est ni vrai ni faux […], ou est à la fois vrai et faux1 ».
2Dans Figurations autobiographiques, Jean‑François Plamondon, spécialiste des littératures de langue française et du discours de l’intime, aborde la très vieille question des rapports que l’écriture entretient avec la réalité et celle des rapports entre création littéraire, fiction et autobiographie, en se servant de l’exemple problématique de deux textes de l’écrivain belge Georges Simenon : l’autobiographie Je me souviens et le roman Pedigree.
3Dans cet essai, la réflexion sur la construction de l’identité est très riche et l’intérêt réside dans son extension scientifique. On assiste à une sorte de jeu de miroir qui rappelle celui qui existe entre fiction et réalité : en effet, on saisit l’ambivalence du monde réel et du monde fictionnel, bien représentée par le personnage de Maigret, qui s’amuse de son auteur et prétend être lui‑même le créateur de Simenon, et par Simenon qui devient un personnage de fiction dans la vie réelle. Pour mettre en évidence les rapports étroits qui existent entre réel, vérité autobiographique, fiction et invention romanesque, J.‑Fr. Plamondon se sert de deux textes, dont il sera utile de rappeler l’origine pour mieux comprendre les relations qui les lient et les problèmes de leur statut générique et de leur réception.
4Pedigree est un roman publié en 1948 aux éditions des Presses de la Cité qui, suite à trois procès de la part de personnes qui se sont reconnues dans certains personnages, a connu une seconde publication en 1952, dans laquelle les passages incriminés ont été supprimés ou laissés en blanc. Le texte naît d’une mauvaise nouvelle médicale reçue par Simenon, un diagnostic erroné annonçant des problèmes cardiaques lui laissant une très courte espérance de vie. La décision d’écrire un texte décrivant l’histoire de sa famille et de sa vie depuis sa naissance découle de la volonté de laisser un témoignage, en particulier à son fils Marc. De 1940 à 1941, l’écrivain travaille à une première partie du texte, écrite à la première personne, publiée en 1945 sous le titre de Je me souviens ; seulement après, sur les conseils de Gide, il retravaille le même texte à la troisième personne et y ajoute une deuxième et une troisième parties, publiées dans leur ensemble sous le titre de Pedigree.
5Dans l’introductionde l’ouvrage, en se référant à l’autobiographie,J.‑Fr. Plamondon expose son but :
Il me fallait réussir à démontrer que ce genre littéraire butait sur une aporie d’ordre fondamental, à savoir que les prétentions à dire le vrai dans la littérature intime se dissipent nécessairement quand elles se confrontent à l’esthétique de la littérature. (p. 17)
6En effet, dans les textes autobiographiques, s’écrire « nécessite de faire des choix dans les faits saillants que la mémoire a voulu protéger contre l’oubli. Arranger un discours sur soi, c’est sélectionner en fiction d’une mémoire oublieuse, c’est se laisser porter par les mots qui, une fois assemblés, composent une œuvre d’art » (p. 18).
7Dans un premier temps, J.‑Fr. Plamondon cherche à expliquer les caractéristiques de l’expression de la réalité et de la fiction dans un texte littéraire, et à démontrer les implications de l’intention de l’auteur et de la promesse initiale (le pacte de lecture) sur la codification du discours. En outre, après avoir réfléchi à ce qui fonde l’essence de l’autobiographie, il explore les potentialités de ce que G. Genette a nommé le péritexte.
8Dans un deuxième temps, il analyse la construction narrative de l’autobiographie, en l’opposant au genre romanesque. Pour ce faire, il compare Pedigree et Je me souviens. Dans l’étude de ces deux ouvrages, Plamondon utilise une méthode « figurative » originale, afin de trouver les limites au‑delà desquelles la réalité et son expression touchent le monde de la fiction, et il s’inspire aux travaux de Ricœur. Le titre même de l’essai a été inspiré par Temps et récit, ouvrage dans lequel Ricœur conçoit un ensemble de trois étapes nécessaires à la construction d’une intrigue : la préfiguration, la configuration et la refiguration. L’analyse des textes du corpus est structurée selon ces étapes.
9En suivant ce parcours, Plamondon arrive à démontrer que réel et fiction, autobiographie et roman, s’opposent dans un espace qui se trouve hors du texte, que « rien de ce que peut écrire un romancier ne peut être écrit par un autobiographe et que, finalement, la pragmatique littéraire, en amenant le lecteur au centre même de l’acte créatif, rejoint aussi le propos de Lejeune. L’autobiographie est une lecture ou si l’on préfère, l’autobiographie est une écoute, comme l’avait exprimé Jacques Derrida » (p. 20). À travers l’analyse des textes de Simenon, l’auteur cherche donc à montrer que le discours peut exprimer et représenter aussi bien la fiction que la vérité et la réalité.
Réalité ou fiction ?
10Les frontières entre réalité et fiction sont très ténues et leurs rapports très étroits, comme on le voit, par exemple, si l’on pense à la tendance contemporaine à la fictionnalisation du réel, des faits divers et de l’histoire ; ce lien est évident en littérature.
11Dans le cas de l’autobiographie, ce rapport ambigu dérive aussi de sa proximité formelle avec le roman : le paradoxe du genre réside dans le fait qu’il commence à être reconnu au moment où il s’approche des genres fictionnels et que, dans l’autobiographie moderne, l’attention se déplace de l’individu au texte et à ses conventions. La vérité, donc, si l’on peut parler de vérité et si celle‑ci est considérée comme coïncidant avec la vérité factuelle, ne sera plus à chercher dans la correspondance entre ce qui est narré dans le texte et ce qui s’est passé, mais dans la cohérence du récit.
12L’autobiographie, selon la définition traditionnelle, est un récit rétrospectif, écrit à la première personne par un sujet qui déclare raconter la vérité sur sa propre vie : le pacte autobiographique sanctionne ainsi l’engagement de l’auteur envers le lecteur. Et pourtant, souvent l’auteur fictionnalise son histoire. Le genre autobiographique, en effet, prend une forme stable lorsqu’il s’approche formellement du roman. Inversement, l’influence de l’autobiographie est évidente sur les premiers romanciers : pensons par exemple aux œuvres de Defoe, Richardson, Fielding et Sterne. Les frontières entre les deux genres sont encore plus incertaines si l’on considère que chaque roman peut avoir des éléments de vérité et chaque autobiographie, en tant qu’œuvre littéraire, peut renfermer une certaine dose de fiction. Beaucoup d’autobiographes parlent de leurs doutes concernant leurs trous de mémoire, l’incertitude de leurs souvenirs, les lacunes, et ils préviennent le lecteur que les faits racontés sont le fruit d’une pensée postérieure : l’individu se constitue à travers des modèles et des images et la personnalité se bâtit donc à partir d’une fiction. Entre fiction romanesque et autobiographie s’opèrent souvent des échanges : la fiction peut être un moyen de combler des trous occasionnés par un défaut de mémoire, mais aussi une manière pour l’autobiographe de mieux servir ses desseins. Ce dernier est libre de choisir ce qu’il veut raconter ou dévoiler et les défauts de la mémoire laissent des vides à combler dans lesquels peut s’introduire l’invention.
13Il est parfois difficile distinguer nettement les différentes formes d’écriture de soi (journaux intimes, romans autobiographiques, autofictions, autobiographies romanesques, mémoires, biographies) et les formes autobiographiques sont souvent liées aux modalités d’écriture romanesque, en se situant à la frontière entre plusieurs genres. En effet, l’autobiographie est un genre voisin des mémoires et des biographies (qui sont proches de l’historiographie), mais aussi des œuvres de fiction, en particulier du roman, qui s’approche du genre surtout avec ses développements introspectifs du xxe siècle : pendant l’Antiquité, l’autobiographie ne se distinguait pas des formes d’écriture historiques et biographiques ; à l’âge moderne, en revanche, elle se confond avec le roman.
14Selon un lieu commun, le roman serait plus vrai de l’autobiographie ; c’est Gide, par exemple, qui dans Si le grain ne meurt soutient que les mémoires ne sont jamais complètement sincères et qu’il est peut‑être possible d’atteindre à plus de vérité dans le roman, dans la fiction, que dans l’autobiographie : l’écriture romanesque et fictionnelle serait plus fiable que l’autobiographie, dans la mesure où elle exprimerait des aspects significatifs de la vie de l’auteur sans que sa volonté n’intervienne pour entamer leur authenticité. Philippe Lejeune, en cherchant à définir l’espace autobiographique, s’interroge dans Le Pacte autobiographique sur la nature de cette vérité que le roman permettrait d’approcher mieux de l’autobiographie et conclut qu’il s’agit d’une vérité personnelle, individuelle et intime, que chaque projet autobiographique cherche à atteindre. Selon Ph. Lejeune un roman est considéré comme plus vrai lorsqu’il y a aussi des éléments autobiographiques, car le lecteur est invité à le lire non seulement en tant que fiction, mais aussi en tant que vérité révélatrice. Le critique appelle ce contrat de lecture « pacte fantasmatique » : le texte est à lire non seulement comme fiction, mais aussi comme fantasme révélateur d’un individu, l’auteur2. Ph. Lejeune souligne que les auteurs qui établissent ce pacte ne visent pas véritablement à dévaluer le geste autobiographique qu’ils pratiquent, mais qu’ils chercheraient à l’élargir, en ouvrant un espace autobiographique dans lequel entrent les deux formes d’écriture et dans lequel serait lue leur œuvre. Les textes s’inscrivant en même temps dans le genre romanesque et dans celui de l’autobiographie peuvent être identifiés en tant que romans autobiographiques qui ne présentent pas le pacte de vérité et de référentialité. Ces textes ont des affinités avec le roman en ce qui concerne la présence affirmée de la fiction : dans ce cas, on se trouve plus du côté de la fiction que de celui de l’autobiographie et donc une certaine ambiguïté est inévitable, car l’auteur ne veut pas se dévoiler. Ce qui caractérise un récit fictif est son protocole d’énonciation : il est raconté par une instance imaginaire différente de l’auteur, même quand elle porte le même nom.
15L’autofiction de Serge Doubrovsky a ultérieurement brouillé les pistes, en cherchant à invalider la théorie des pactes de lecture de Lejeune : lorsque le moi fabule et se fictionnalise, en se projetant dans des personnages imaginaires qui sont des prolongements de lui‑même, ou qu’il modifie certains événements de son existence, la représentation de soi confine à la fiction. Dans l’autofiction, en effet, le je se figure comme une instance fictive et le texte vise par ce détour à une vérité du moi qui se situe au‑delà de la vérité factuelle des faits racontés.
16Les frontières entre autobiographie et roman sont donc très floues : Ph. Lejeune précise que ses études sont nées de cette difficulté3. Le théoricien de l’autobiographieécrit :
Il faut bien l’avouer, si l’on reste sur le plan de l’analyse interne du texte, il n’y a aucune différence. Tous les procédés que l’autobiographie emploie pour nous convaincre de l’authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a souvent imités. La différence est donc externe : il faut pour l’établir faire intervenir la connaissance d’éléments extérieurs au texte4.
17Les voix et les modes d’énonciation ne pourraient guère être un critère distinctif pour séparer le récit fictionnel du récit factuel ou référentiel. G. Genette affirme que la situation temporelle de l’ordre narratif ne lui semble pas différer : selon lui il n’y a aucune différence textuelle entre des énoncés factuels et des énoncés de fiction. L’opposition entre récits hétérodiégétiques et homodiégétiques partage aussi bien le récit factuel que le récit fictionnel. Dans le cas de l’autobiographie, l’identité du narrateur et du personnage principal se marque le plus souvent par l’emploi de la première personne (narration autodiégétique), même s’il peut y avoir récit à la première personne sans que le narrateur soit la même personne que le personnage principal (narration homodiégétique). La position de focalisation dans l’autobiographie (autodiégétique) est interne car « il ne rapporte en principe », comme le souligne Gasparini, « que ce qu’il perçoit, ce qu’il sait et ce qu’il pense. Le champ de son récit est étroitement circonscrit à son champ de conscience. Son récit est filtré par sa subjectivité5 ». Dans l’autobiographie traditionnelle, le narrateur raconte à la première personne l’histoire de sa vie, mais l’existence de récits autobiographiques à la troisième personne, par exemple, pose des problèmes et des interrogations autour de la dissociation du personnage et du narrateur dans les régimes hétérodiégétique et homodiégétique. Le type hétérodiégétique est défini par l’absence du narrateur de l’histoire qu’il raconte et de tout pacte référentiel : selon Benveniste, en effet, la troisième personne serait une forme verbale avec la fonction d’exprimer la non‑personne, à laquelle le lecteur attribuera donc une existence fictionnelle. Il est important de signaler que la voix hétérodiégétique ou l’énonciation autodiégétique ne peuvent pas constituer un critère distinctif entre récit de fiction et récit autobiographique. Dans Je est un autre, Ph. Lejeune précise :
dans le cadre d’un genre comme l’autobiographie […] l’emploi de la troisième personne produit un effet frappant : on lit le texte dans la perspective de la convention qu’il viole. […] Si le texte est entièrement écrit à la troisième personne, il ne reste que le titre (ou une préface) pour imposer une lecture autobiographique6.
18D’un point de vue narratologique, donc, rien ne permet de faire la différence entre un récit de fiction à la première personne et un récit autobiographique ; leur différence ne tient qu’au statut de celui qui dit je : dans une autobiographie, je est un locuteur réel reconnu comme tel grâce au pacte autobiographique qui assure, sur la couverture, au début du texte, ou dans le péritexte, l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. Cette identité est celle du nom propre. Dans les récits homodiégétiques les relations d’identité entre auteur, narrateur et personnage doivent être clarifiées ; elles sont en effet déterminantes pour distinguer, entre autres, le roman de l’autobiographie, mais il arrive aussi que le protagoniste d’une fiction déclarée ait le même nom que l’auteur : ce phénomène se vérifie dans le cas de l’autofiction, qui cumule deux pactes en principe incompatibles (elle se fonde comme l’autobiographie sur l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage, mais se réclame par ailleurs de la fiction, du genre romanesque).
Autobiographie ou roman ? Les pactes de lecture de Je me souviens et Pedigree
19L’autobiographie a pendant longtemps été jugée comme un genre littéraire mineur ; elle a été accusée d’être une forme privée et trop spontanée d’écriture, presque sans règles. Ph. Lejeune a souligné la résistance de la critique face au genre autobiographique (Les Presses de la Cité, qui, malgré la volonté de Simenon, inscrivent Je me souviens dans la catégorie roman, en sont un exemple, comme le rappelle J.‑Fr. Plamondon). Ce genre connaît un regain d’intérêt depuis une quarantaine d’années, spécifiquement ces dernières années.
20La définition d’autobiographie la plus connue et la plus utilisée est celle que formule en 1971 Ph. Lejeune dans L’Autobiographie en France et qu’il reprend ensuite dans Le Pacte autobiographique :
Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité7.
21J.‑Fr. Plamondon, dans son analyse, reprend l’hypothèse de Debray :
c’est la graphie qui détermine le bio, et le bio [qui] détermine l’auto. […] L’ordre du rapport proposé par Debray détermine parfaitement bien la définition de Lejeune. Et prise en ce sens, l’autobiographie est très proche du roman. (p. 78, 79)
22Mais à la différence du roman, la vie (le bio) créée par le moyen de l’écriture (la graphie) se rapporte au je de l’auteur qui a vécu des expériences en dehors du récit : « C’est entre ces deux pôles opposés, auteur‑lecteur », précise J.‑Fr. Plamondon, « [...] que se joue l’autobiographie » (p. 79). L’autobiographie réside donc dans un jeu relationnel entre le lecteur, le texte et l’auteur. Il existe également des pactes fictifs qui s’amusent des pratiques péritextuelles en se présentant comme un indice générique qui se réfère au vrai, mais dont l’intention est de détourner le lecteur de l’attente initiale : il s’agit d’un pacte romanesque qui veut se faire passer pour un pacte autobiographique. La différence réside dans l’intention de l’auteur et dans la réception du lecteur.
23La figuration de soicomprend un champ plus vaste que l’autobiographie, ou même que l’écriture du moi, pour reprendre une expression de Gusdorf. La figuration de sois’illustre dans la littérature, mais elle commence avant, dans la parole la plus commune : il est impossible en effet de parler sans se mettre en scène (ou s’effacer).
24En particulier, l’ouvrage de J.‑Fr. Plamondon étudie la construction de soi chez Simenon. Dans Je me souviens,l’écrivain belge ne se contente pas de raconter son enfance, mais il recrée aussi sa naissance, et le début du texte s’énonce comme si l’auteur relatait un souvenir qu’on lui aurait raconté : « le caractère illocutoire de sa déclaration ne fait pas de doute et le lecteur accepte d’emblée le pacte autobiographique » (p. 72).
25Dans une perspective autobiographique se pose aussi le problème de la sincérité ou de l’authenticité qui concerne l’histoire du moi et des faits qui sont associés à son existence. Il faut se méfier des infidélités de la mémoire qui tend à reconstruire les souvenirs sans pour autant qu’il y ait intention de mensonge. Beaucoup d’autobiographes, comme par exemple Sarraute ou Perec, mettent en doute leurs propres souvenirs, en donnent des versions différentes entre lesquelles ils hésitent eux‑mêmes, particulièrement lorsqu’il s’agit des images lointaines de la petite enfance. Dès qu’il s’agit de rendre compte de la nature ou de l’essence du moi, le sujet doit admettre qu’il ne peut pas se reposer sur un modèle préalable, ni sur une vérité déjà établie : cette vérité est à construire et cela se fait toujours dans l’exercice d’une parole.
26Le terme de figuration utilisé par J.‑Fr. Plamondon souligne le caractère partiel et provisoire de ce qui est énoncé à propos du moi. En ce qui concerne le rapport entre réalité, authenticité, vérité et fiction dans un texte autobiographique, le mot figuration implique qu’il y ait dans le discours un acte créateur du moi : se dire, c’est aussi s’inventer, se façonner (ainsi que l’indique l’étymologie du mot figurer, qui vient du latin fingere et qui signifie « façonner, modeler »).
27L’une des raisons de l’impossibilité d’une expression littérale du moi est la différence qualitative entre vécu intérieur et langage. C’est l’un des grands thèmes de la philosophie de Bergson, notamment dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), dans lequel il développe l’idée que le langage, dont les signes sont de nature discontinue, est impuissant à rendre compte d’une vie intérieure qui serait d’ordre essentiellement continu et qualitatif : on ne pourrait donc atteindre la vie intérieure qu’en brisant le langage. Gusdorf a repris ces thèmes à propos de l’écriture de soi : il note que le vécu intérieur est caractérisé par l’adhésion de soi à soi qui vient précisément rompre le langage, en introduisant, un jeu de distanciation du moi avec lui‑même.
28J.‑Fr. Plamondon relève que la représentation de la réalité et celle de la fiction ont leur origine dans une intention qui remonte au pôle de la création et, en étudiant les différents intervenants dans la création littéraire, il rappelle que tout acte littéraire est un acte social. L’auteur de cet essai réfléchit sur le fait que, si l’acte littéraire se concrétisait avec un ensemble de pratiques à partir desquelles se distingueraient la fiction et la réalité, le factuel, « le support du vrai et celui de la fiction ne divergeraient pas alors nécessairement dans la forme ou le fond du texte, mais pourraient bien s’opposer dans un espace ante‑littéraire » (p. 18). Il rappelle aussi que, bien avant lui, Ph. Lejeune avait souligné que le mode d’exprimer le référentiel ne différait pas de celui de représenter la fiction.
29L’intérêt de cet ouvrage réside pourtant dans la démonstration de ce constat à travers l’exemple clair de la comparaison de deux textes, à travers laquelle il est facile de saisir les similitudes et les différences de deux genres aussi proches que distincts. Les textes du corpus, Pedigree et Je me souviens, racontent en effet la même histoire, celle de l’enfance de Simenon, selon deux modalités narratives différentes : le premier sous la forme d’un roman et le deuxième sous celle d’une écriture autobiographique. Je me souviens s’articule autour de deux axes temporels (celui dans lequel le narrateur adulte raconte son enfance et celui dans lequel il développe la séquence temporelle de l’adulte) et sa double articulation montre les possibilités multiples de la narration autobiographique. En ce qui concerne les indices péritextuels (couverture, titre, quatrième de couverture), dans l’édition du 1961 rien ne porte à croire que Je me souviens soit un texte autobiographique : seule la préface nous fait comprendre dans quel univers l’auteur veut situer le lecteur. Dans cette préface, Simenon affirme en même temps le contenu autobiographique de Je me souviens et le caractère romanesque de Pedigree. En revanche, Pedigree révèle tout de suite, sur la quatrième de couverture (qui est un résumé de la préface de Je me souviens), le pacte romanesque. Les intentions de l’auteur sont donc révélées dans la préface et on y retrouve une fonction importante, qui selon Genette « consiste en une interprétation du texte par l’auteur, ou, si l’on préfère, une déclaration d’intention8 ». Comme Simenon fut poursuivi à cause des personnes qui s’étaient reconnues dans ses romans, il insiste pour inscrire Roger Mamelin, le protagoniste de Pedigree, dans l’univers fictionnel, même s’il avoue que presque tout le contenu du livre est vrai. Dans Je me souviens en revanche, Simenon change quelques noms de famille. C’est donc dans le péritexte qu’on peut repérer des informations importantes pour établir le statut générique des deux œuvres. « Une dernière remarque sur la préface de Pedigree », écrit J.‑Fr. Plamondon, « permettra de traverser le pont du roman à l’autobiographie » (p. 91) : le titre du texte autobiographique fut choisi par l’éditeur en l’absence de l’auteur, comme l’affirme Simenon dans Pedigree en parlant de Je me souviens. L’édition originale de ce texte n’a pas de véritable préface, présente depuis 1961 avec une dédicace aux enfants de l’auteur, mais elle n’est pas dépourvue de péritexte, car une note précède l’ouvrage, précisant que les noms des personnages des souvenirs sont fictifs. J.‑Fr. Plamondon avance l’hypothèse fondée que l’éditeur se cache derrière cette note aussi bien que derrière le titre Je me souviens. En effet, il est étrange de proposer un livre de souvenirs qui prétend ne pas avoir de rapports avec des personnes réelles. En même temps, on ne peut pas entreprendre une lecture fictionnelle du livre, étant donné que l’auteur, qui a souvent utilisé des pseudonymes, appose son vrai nom sur la couverture et dans la trame du récit, comme J.‑Fr. Plamondon le souligne, en rappelant le rôle déterminant de l’éditeur dans le péritexte et, par conséquent, dans le changement du contrat de lecture d’une œuvre. En effet, la note péritextuelle de Je me souviens trompe le pacte de lecture, mais, en citant Lecarme, J.‑Fr. Plamondon précise que « bien qu’il soit intitulé roman, [il] doit être écarté de ce lot, car l’engagement autobiographique y est total » (p. 94). En tout cas, dans la préface, Simenon confirme le contenu autobiographique et désigne ses fils comme destinataires (même si le texte s’adresse en particulier à son fils Marc). Dans les ouvrages simenoniens analysés dans l’essai, la préface établit donc une déclaration d’intention qui lie le lecteur à l’auteur. Toute la démonstration de J.‑Fr. Plamondon montre l’importance des éléments péritextuels pour déterminer la lecture d’une œuvre. La page de couverture de l’édition 1986 de Pedigree, par exemple, présente une photo de la famille Simenon, bien que l’œuvre soit proposée comme roman et que l’auteur insiste dans la préface pour que l’on ne confonde pas réalité et fiction : encore une fois, il semble y avoir une mésentente entre l’auteur, qui prévient qu’il n’est pas Roger Mamelin, le protagoniste du texte, et les autres intervenants qui travaillent sur l’ouvrage, comme l’éditeur. Selon J.‑Fr. Plamondon, « dans cette valse où le réel et la fiction s’enlacent et tournent en mille temps, Simenon, auteur réaliste d’une fécondité exceptionnelle, prévoit peut‑être déjà que la littérature de demain emboîtera le pas de l’autofictif » (p. 100). En effet, l’écrivain belge semble avoir anticipé sur le passage progressif de l’écriture romanesque vers celle autobiographique qu’on retrouve chez quelques figures de la modernité comme Robbe‑Grillet, Sarraute, Doubrovsky, qui refusent le mot autobiographie et qui, tout en souscrivant au pacte autobiographique dans certains ouvrages, restent des romanciers. En outre, la transgression de la frontière entre fiction et autobiographie est un élément typique de la postmodernité et la transformation du moi en texte conduit à la création de soi en tant qu’œuvre littéraire.
30Dans la deuxième partie de l’essai, J.‑Fr. Plamondon s’inspire des travaux de Ricœur pour analyser la forme de la mise en intrigue du moi guidée par le référentiel. La mimésis chez Ricœur est une imitation de la praxis : en le suivant, J.‑Fr. Plamondon cherche à sortir des éléments sémiotiques qui donnent sens aux œuvres et à montrer que le personnage serait un ensemble de signes linguistiques « dont la synthèse formera l’ipse selon le terme ricœurien dans le cas d’une autobiographie et un simple personnage dans le cas d’un récit de fiction » (p. 103).
31Un texte narratif transcende la tentation du réel dans une première mimésis (la préfiguration) qui tient compte de la langue comme instrument de médiation de la subjectivité, mais aussi d’une compréhension d’une réalité pré‑textuelle : pour la première mimésis, J.‑Fr. Plamondon étudie les personnages des textes de Simenon en considérant leur fonction dans leur univers respectif.
32La seconde mimésis (la configuration) consiste à comprendre comment les paradigmes factuels des actions s’intègrent dans l’axe du discours : dans cette étape, le discours prend en charge les événements, les dépossède de leur contingence et les intègre dans un monde organisé qui fait sens, celui de l’écriture. Chez Ricœur la configuration est donc la mise en intrigue. À ce propos, en ce qui concerne l’autobiographie, J.‑Fr. Plamondon écrit :
Les paradigmes identifiés comme étant les faits saillants de la vie de l’autobiographe sont ainsi mis en contact dans une chaîne d’événements structurante qui constitue la vie à raconter. Pris en charge par le récit, ces éléments appartenant au bios de l’individu entrent dans une relation nouvelle avec le temps. Ils sont tirés du temps illimité de l’éternité insondable pour structurer une intrigue de vie pensée dans une logique de cause à effet, qui répond aux nécessités d’un début, d’un milieu et d’une fin. (p. 148)
33Dans ce cas, le processus de médiation consiste en la prise en charge du bios par le discours (le logos), afin de donner un sens à l’histoire individuelle, comme si le vécu avait été préconçu :
la narration, qu’elle se rapporte au vrai ou au feint, organise le temps à sa guise. Il y a d’ailleurs dans ce constat un indice supplémentaire que la vérité et la fiction ne s’opposent pas dans le texte mais bien hors de celui‑ci. (p. 148‑149)
34La troisième étape, celle de la refiguration, implique la présence du lecteur, qui transforme les événements par l’acte de la lecture.
35J.‑Fr. Plamondon souligne l’inscription de Je me souviens dans la catégorie roman de la part de l’éditeur, en supposant que la motivation pourrait être la constitution d’une sorte de large épitexte qui garantirait que Pedigree est un roman : cette stratégie n’a pas fonctionné, car Je me souviens a été reçu en tant qu’autobiographie, tandis que Pedigree a été assigné en justice. C’est donc le lecteur, enfin de compte, qui décide, comme l’avait affirmé Lejeune :
la lecture devient un phénomène de communion, le texte n’est plus que l’intermédiaire transparent qui sert à une communication de personne à personne. C’est là d’ailleurs un phénomène qui dépasse l’autobiographie et concerne une grande partie de la littérature romanesque9.
Autour & au dehors du texte : intentions & pactes de lecture
36En revisitant et en réactualisant la narratologie à la lumière des travaux de Ricœur, J.‑Fr. Plamondon conclut que les postulats de Lejeune et sa théorie des pactes de lecture proposée il y a une quarantaine d’années sont toujours actuels, et il est convaincu que la vérité autobiographique ne se trouve pas dans le texte mais en dehors de celui‑ci. La vérité, en effet, ne réside pas dans un certain type de construction narrative ou dans la texture des phrases, mais dans l’intention dont elles dérivent. Le langage et l’écriture obéissent à des codes qui révèlent aussi des pratiques sociales qui influencent tant la fiction que la réalité, tant le roman que l’autobiographie.
37À travers son étude, J.‑Fr. Plamondon montre que l’on ne peut trouver de vraies différences entre les écritures autobiographique et romanesque qu’en dehors des textes, dans les intentions, car il n’existe pas de modalité d’écriture spécifique qui caractérise les deux genres, de plus en plus proches. Les textes de Simenon étudiés dans le présent essai montrent que « tout le péritexte tend à confondre les deux œuvres » (p. 88).
38Ph. Lejeune dans L’Autobiographie en France affirmait déjà en 1971 qu’il n’y avait pas de distinctions formelles entre un texte autobiographique et un roman : les différences qu’il y a sont dues aux genres littéraires, car un narrateur hétérodiégétique n’a pas les mêmes pouvoirs qu’un narrateur homodiégétique. Même si le fond des textes est le même, la façon de le présenter est différente parce que les stratégies narratives choisies sont différentes :
En ce sens, la forme de Pedigree est beaucoup plus traditionnelle que celle de Je me souviens. Mais au fond ça ne fait que prouver qu’une des grandes libertés des écrits du moi réside dans l’éclatement de la forme. (p. 169)
39L’autobiographie est donc une construction narrative écrite dans un contexte particulier, même si, structurellement, rien ne peut la différencier réellement du roman. La différence fondamentale entre les deux formes d’écriture réside dans le pacte que l’auteur signe avec le lecteur. L’identité des trois instances (auteur, narrateur, personnage) théorisée par Lejeune reste essentielle pour déterminer la nature du texte autobiographique, mais elle ne suffit plus (si on pense par exemple à l’autofiction) ; l’autobiographie doit donc être déclarée comme telle dans le paratexte, qui pourtant parfois brouille les pistes, et l’on ne peut pas négliger le pôle de la réception :
L’autobiographie, comme le roman d’ailleurs, tient son essence du performatif, de la force illocutoire de l’appellation générique qui lui vient des pratiques sociales de lecture. (p. 189)
40Figurations autobiographiques est donc une mise à jour du vieux débat sur les rapports entre la littérature, la création littéraire, et la réalité. L’auteur conclut en affirmant que :
tant que l’on croira que le mot « autobiographie » renvoie à une pratique d’écriture qui se rapporte au réel, l’autobiographie sera lue comme un texte référentiel et existera indépendamment du roman. À moins que ce dernier, à force de flirter avec l’autobiographie, ne se fasse absorber par celle‑ci. (p. 189)
41L’écriture autobiographique fait intervenir deux instances : la mémoire et l’imaginaire. Et pourtant, cela ne doit pas mettre en doute l’intention qui anime le projet identitaire de l’écriture de soi qui n’a rien à voir avec la création d’une fiction. J.‑Fr. Plamondon souligne que :
dans la perspective du présent travail, l’oubli n’est pas un obstacle à la préhension du passé par le biais du souvenir. Mais si l’autobiographe s’autocensure, c’est son droit le plus légitime […]. En revanche, il n’est pas impossible qu’un autobiographe se retienne pour des raisons de pudeur ou d’autocensure. Ce qui, à mon avis, confirme que le projet autobiographique est différent de celui du roman. (p. 71)
42En effet, continue J.‑Fr. Plamondon,
dans la fiction, la censure est absurde et n’a aucune raison d’exister. Inversement, lorsque l’on traite avec le réel, lorsque l’on parle de nos congénères, on s’expose à des violentes critiques qui, dans des cas extrêmes, peuvent conduire à des poursuites judiciaires. Dire la vérité ne signifie dire toute la vérité. Cela veut simplement dire que ce qui est dit, ce qui est écrit appartient à la catégorie intellectuelle du vrai. Une autobiographie demeure une construction, un texte et on n’a jamais demandé aux romanciers de raconter ce qui était arrivé avant et après les premières et dernières pages de leurs romans. L’autobiographe a encore le droit de choisir ce qu’il racontera et ce qu’il taira. Y a‑t‑il pour autant là mensonge ou inexactitude ? Pourquoi en serait-il ainsi ? (p. 71)
43Le moi autobiographique est construit par l’écriture. Évidemment les auteurs de fictions aussi peuvent avoir des révélations sur leur moi grâce à leurs écrits, mais la raison d’être de l’autobiographie réside dans la déclaration de l’auteur qui établit un pacte avec le lecteur en présentant le moi qu’il croit être, qu’il a découvert par le travail d’écriture et qu’il veut montrer aux autres. En outre, l’écriture de soi est souvent l’occasion pour l’écrivain d’un déplacement et d’une réinvention des genres : chacun, en effet, puise dans sa singularité une ressource d’originalité littéraire et le champ de la représentation et de la figuration de soi apparaît comme riche de possibilités discursives très variées.
44Cet essai démontre que, malgré tout, ce sont l’intention de l’auteur et le pacte signé avec le lecteur qui décident qui l’emporte entre fiction et autobiographique. Les seuilsdu texte sont des éléments très utiles pour la compréhension et l’interprétation d’une œuvre. La vieille question du rapport entre réel et fiction, entre vérité et invention, entre autobiographie et roman est donc reportée à l’intention de l’auteur et au pacte entre l’écrivain et le lecteur. « Vérité et fiction, vérité et mensonge ou mensonge et fiction s’opposent tous par l’intention que l’on cherche à donner au discours. La fiction se présente comme une métaphore du vrai et le mensonge comme un discours qui cherche à tromper la réception » (p. 19) : la fiction et le factuel sont en effet des intentions. Il y a donc en apparence une opposition entre les termes autobiographie et fiction, mais, comme l’autobiographie est forcément subjective, on peut se trouver face à une re‑création et une ré‑invention de la vie de l’auteur par lui‑même : les frontières des deux genres sont floues et permettent de vastes possibilités de création mais aussi d’interprétation. Le récit autobiographique vise avant tout à retracer l’histoire non pas d’une vie mais d’une personnalité, c’est‑à‑dire la construction d’un individu : dès lors, le recours à la fiction peut apparaître comme un moyen pour pallier les difficultés inhérentes à l’écriture autobiographique. En effet, utiliser la fiction peut permettre à l’auteur de se détacher suffisamment de son œuvre pour acquérir la distance critique nécessaire à l’analyse de sa propre personnalité et des événements qui l’ont construite. La fiction peut ainsi être un moyen pour l’autobiographe d’atteindre son but, mais on peut aussi se demander si une entière sincérité est vraiment toujours possible, et si, dès lors qu’on entre dans l’écriture, on n’entre pas dans le domaine de la fiction.
45À travers l’étude de l’essai Figurations autobiographiques et l’exemple de deux textes de Simenon, on a pu constater que des notions comme le passé, l’identité, ou le contenu de l’existence sont susceptibles d’être saisies de façon différente et qu’elles peuvent sans cesse être forgées et déplacées dans de nouvelles constructions de signes. Une même histoire peut être racontée à travers de formes d’écritures qui impliquent des pactes de lecture différents : elles s’élaborent et s’affinent dans les gestes d’écriture qui s’appliquent à les saisir. L’écriture et la littérature donc ne réinventent pas seulement les formes littéraires, mais aussi les formes de notre existence : en ce sens on peut dire que la littérature, c’est la vie.