Pour une poétique du sujet
1Camille Dumoulié réunit là des articles fondamentaux pour comprendre comment le sujet s’est constitué en littérature de l’Antiquité à nos jours. Le sujet philosophique, comme elle le précise en introduction, est « un événement poétique », cet adjectif renvoyant à la poïesis, c’est‑à‑dire à la fabrique.
Lecture
2La première partie, « Archéologie littéraire du sujet », examine sous un angle critique et historique les notions fondamentales et remet en cause les idées reçues. D’une part elle s’interroge sur la naissance de la subjectivité, laquelle ne serait pas une création de la Modernité, mais serait présente, d’une certaine manière, chez les Grecs, dans une dimension à la fois individuelle et collective (Sophie Klimis). Les héros, notamment, et Achille en est un exemple frappant, peuvent être qualifiés comme des individus en un sens « faible ». De fait, l’intériorité existait déjà dans le stoïcisme impérial, et même, selon Foucault, dans le modèle hellénistique post‑platonicien (Guillaume Navaud). Cette partie insiste sur l’ambivalence de la notion même de sujet. Ainsi, le sujet dionysiaque, dont on peut retracer l’histoire d’Archiloque à Artaud, est en soi une expression paradoxale, puisque d’une part Nietzsche a déconstruit la notion de sujet, d’autre part le dionysiaque « suppose la destruction de cette instance métaphysique » (C. Dumoulié). Le sujet psychologique ou philosophique laisse place à une explosion de l’être. Cette double remise en cause, de la notion et de sa modernité, amène à se demander si on peut réellement « isoler un moment dans l’histoire de la pensée où naît le concept d’identité, de sujet, de self, de personne », c’est‑à‑dire le sujet tel que nous le définissons aujourd’hui (G. Navaud). On ne trouve pas, dans les textes anciens, le terme de sujet. Il faut pour cela s’attacher à la notion de persona, qui repose sur le théâtre, mais qui renvoie plutôt à l’idée d’un contre‑sujet, puisqu’elle ne recouvre pas une substance. Il faudra attendre l’ère chrétienne pour qu’elle soit substantialisée.
3Cette première partie ne cesse de dynamiter la notion qu’elle se propose d’étudier, et dessine la complexité de cette investigation. Mais surtout, elle arrache ce concept à la seule philosophie, en montrant que c’est dans les textes qu’émerge le sujet, il est une fonction poétique, littéraire, plus qu’une notion. Tel est le sens du sous‑titre de l’ouvrage « Histoire et poétique d’un concept ». On conçoit l’importance d’un tel travail pour l’histoire littéraire. Dès lors, c’est dans les textes seuls qu’on pourra dessiner les contours du sujet. Né avec le théâtre, le sujet est donc indissociable de l’histoire des genres ; en témoigne le sonnet, qui contribue à fixer certains des traits essentiels du sujet lyrique ou poétique (Louis Picard). Car le sujet ronsardien ou shakespearien n’est pas une pure instance d’énonciation, il est « un personnage », et il tente de se saisir lui‑même. C’est un « je » expérimental, tourné vers la représentation. Là encore, le modèle théâtral est prégnant. C’est aussi le cas dans le roman picaresque, genre où le moi apparaît et se donne à voir d’une manière absolument novatrice (Didier Souiller).
4La deuxième partie, « de l’institution à la destitution », se penche sur les textes philosophiques et psychanalytiques pour montrer que le sujet est moins un concept philosophique qu’un mode poétique. Descartes ne peut être tenu comme l’auteur du sujet métaphysique « parce qu’il aurait identifié le sujet et la substance » (Kim Sang Ong-Van-Cung). Il faut plutôt parler d’intériorité, c’est‑à‑dire des passions et des « émotions intérieures ». On est du côté de la littérature, d’autant plus que cet « exercice pratique d’institution de soi » ne peut avoir lieu que dans l’écriture. C’est aussi sous une forme moins philosophique, plus littéraire, que se développe le sujet spinoziste, dans les scolies (Olivier Abiteboul), puisque l’auteur de l’Éthique l’a déconstruit en tant que notion. Même chez les philosophes, la notion revêt donc une dimension sensible. Nietzsche a montré qu’elle était une illusion à laquelle collabore le langage (Patrick Wotling). Cette illusion, qui rend le monde vivable, est caractéristique de l’âme humaine, elle est même notre croyance fondamentale. C’est donc bien parce qu’elle est une notion sensible qu’elle relève du littéraire. La psychanalyse renforce son lien avec le langage. « Quand le sujet est pris dans les effets de l’inconscient, il poétise » note Paul‑Laurent Assoun. Pas de sujet sans langage donc, car il aspire à être reconnu, et c’est la parole qui lui assure cette reconnaissance, en tous cas dans les systèmes freudiens et lacaniens (Charles Melman).
5C’est dire la fragilité du sujet, que dévoilent la troisième partie de ce collectif, « le roman du sujet », qui s’intéresse à sa déconstruction, et la quatrième, « le sujet sacrifié », qui décrit sa destruction. Le sujet n’existe pas sans l’écriture. Sans elle, il « inexiste », comme chez Pessoa, où le sujet s’absente entre les hétéronymes (Judith Balso). Le sujet n’existe à chaque fois que dans et par l’œuvre. Le processus poétique le fait advenir, mais ne cesse de faire allusion à son inexistence. Cette caractéristique de la littérature contemporaine a été particulièrement exemplifiée par Borgès, pour qui la littérature est « une vaste création anonyme où les particularités individuelles n’ont pas cours » (Ester Rippa). Mais plus largement, c’est tout le genre romanesque qui jette le soupçon sur cette notion, dans la mesure où le sujet dans le roman est placé « sous le signe de la dissémination, de l’éparpillement dans la pluralité des personnages et des plis de l’intrigue » (Jacques‑David Ebguy). Les notions post‑nietzschéennes de sujet‑écart, de sujet‑singularité et de sujet‑temps mises en place par Deleuze viennent déconstruire la notion de sujet.
6Toujours à la suite de Nietzsche, c’est aussi à une véritable destruction du sujet que procède la littérature contemporaine. Chez Lawrence et Bataille, où le sujet sacrifié, déchiré, ne débouche sur aucune gloire, si ce n’est celle de donner naissance à la langue (Juliette Feyel). Chez Ezra Pound a lieu le naufrage de la subjectivité (Jonathan Pollock). Le « je » s’évide, notamment sous l’inspiration confucianiste. Mais dans la confusion des voix, quelque chose — ce qui reste du sujet ? — se met à chanter. Là encore, le sujet ne s’expérimente que dans l’écriture poétique.
7La boucle se ferme sur le théâtre (Arnaud Marie). De même qu’il avait été à l’origine de la fabrique du sujet dans l’Antiquité, ce genre le fait naître, sur la scène contemporaine (Lorca, Genet et Pasolini) par un geste excessif, une mort violente. C’est dans l’effacement de soi, sa néantisation, que le sujet peut accéder à l’universalité.
8Dans une conclusion riche et minutieuse, Robert Smadja choisit parmi les nombreuses théories du sujet celles qui lui paraissent les plus importantes et les plus synthétiques. Aussi cette conclusion répond-elle à la fois à l’introduction mais aussi aux deux premières parties de l’ouvrage.
Prolongements
9Littérature ou philosophie ? Comme le rappelle l’introduction, la notion de sujet appartient aux sciences humaines, et c’est en philosophie qu’elle a fait l’objet de toutes les attentions. Aussi l’originalité de ce recueil est‑elle de ne poser la question ni exclusivement en littérature ni en philosophie, mais en poétique, où les deux disciplines (les trois, puisque est conviée également la psychanalyse), vont se côtoyer.
10La perspective est audacieuse, et l’ouvrage scientifique qui nous est ici proposé est d’une vigueur intellectuelle admirable, davantage que la plupart des ouvrages collectifs, il faut l’admettre. Les deux premières parties sont à ce titre les plus intéressantes. Sans doute est‑ce lié au processus qui lui a permis de voir le jour, et que Camille Dumoulié rappelle en introduction. La Fabrique du sujet est en effet le fruit d’un séminaire de recherches et d’un colloque qui ont eu lieu à l’Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense entre 2005 et 2009, associant chercheurs en littérature, philosophie et psychanalyse.
11Un seul (léger) regret dans ce parcours tient à l’absence des écrivains postmodernes qui s’inscrivent en plein dans la notion de fabrique, cette fois‑ci au sens d’invention, voire de faux, du sujet, tels que Bolaño, Sebald, Vila-Matas et bien d’autres. Mais pour un projet d’une telle ampleur, les lacunes sont inévitables, l’introduction vient d’ailleurs le préciser.