Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Céline Barral

Kafka en anamorphose

Pascale Casanova, Kafka en colère, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2011, 466 p., EAN 9782021046731.

« […] Dans ce qu’a écrit Kafka, il faut inspecter autour de soi comme dans une de ces forêts. Alors on trouvera quantité de choses très utilisables. Les images sont bonnes. Le reste, précisément, mystères d’épicier. Et cela, rien que fadaises. À laisser de côté. Avec la profondeur on n’avance guère. La profondeur est une dimension en soi, profondeur justement — d’où ensuite plus rien n’émerge. » J’explique à B., pour conclure, que pénétrer en profondeur est ma façon à moi d’aller aux antipodes. Que dans mon travail sur Kraus, effectivement, je suis ressorti par là‑bas. Que celui sur Kafka, je le sais bien, n’est pas réussi au même point. […]
Walter Benjamin, Conversations avec Brecht, Svendborg, 5 août 19341

Kafka du promontoire de la République mondiale des lettres

1L’ouvrage de Pascale Casanova produit et maintient tout du long un effet de suspense et de démonstration rare. L’auteur donne ici un exemple en acte d’une méthode d’analyse littéraire qu’elle définit « à l’intersection de l’histoire, de la sociologie (telle qu’elle a été élaborée par Bourdieu) et de la critique textuelle ». La méthode se réclame de théories qui font la part belle à l’histoire tout en critiquant l’histoire des idées, trop idéaliste, trop téléologique : elle emprunte à la sociologie de la littérature, aux études culturelles, à l’histoire intellectuelle, mais en restant profondément sensible aux singularités du texte littéraire et à ses propres procédures de discours — car le texte littéraire y est bien lu comme discours, y compris lorsqu’il est narrativisé. Ce qui nous est présenté comme une « enquête historique » sur Kafka se veut distinct à la fois des méthodes totalisantes (à la Lukács) et des méthodes atomistes (études d’influence, de transfert, lectures à clé), et entend replacer l’œuvre dans les termes du débat de son époque, reconstituer une épistémê, montrer en somme comment Kafka est de son temps et non du nôtre, en évitant les anachronismes et en s’opposant aux lectures prophétisantes ou métaphysiques de Kafka. Le livre refuse aussi les codes et les principes théoriques de la biographie d’écrivain. Il se donne pour enjeu de concurrencer cette forme de récit historique dans le cadre même des études littéraires : comment adopter une approche historique de la littérature sans faire une biographie traditionnelle ? Comment éviter surtout le placage sur l’interprétation des textes d’éléments biographiques, reproché à une certaine biographie « dite “sociologique” » (p. 282) récente de Kafka ? L’auteur propose donc d’élargir la biographie — toujours individuelle — en faisant l’histoire d’un collectif, du « monde intellectuel » auquel l’écrivain appartient.

2La méthode mise en œuvre par P. Casanova relève surtout d’une démarche originale : elle entend « faire fonctionner, à partir d’un cas particulier, la notion d’espace littéraire mondial conçue comme un instrument critique » (p. 23). Il s’agit donc d’articuler la compréhension d’un espace local (ou national) et de l’espace de la littérature mondiale tel qu’élaboré dans La République mondiale des lettres, d’articuler aussi la lecture rapprochée d’un auteur et de ses textes, et la perspective historique.

3Kafka est donc pris comme exemple pour montrer comment lire un auteur depuis le promontoire de la « littérature mondiale ». Mais l’exemple est aussi exemplaire, au sens où la situation singulière de Kafka, Juif parlant l’allemand à Prague au début du xxsiècle, en fait en quelque sorte le révélateur des enjeux de la littérature mondiale :

Kafka incarne, à lui seul, le grand clivage structurel de la république mondiale des lettres. Il résume, par sa position de dominé dans un espace littéraire puissant, par son appartenance simultanée à deux espaces littéraires très éloignés dans la structure mondiale, la division qui oppose les espaces anciens et puissants, produisant une littérature autonome (réflexive, préoccupée d’esthétique), aux espaces récents, démunis en capital, qui s’unifient autour d’une définition nationale (politique) de leur spécificité. Et c’est dans le déchirement consécutif à ces deux définitions d’ordinaire antagonistes de soi, dans ce clivage et cette instabilité constitutive, qu’il faut comprendre la pulsion inséparablement littéraire et combattive de Kafka. (p. 22 et sq.)

4Cependant, malgré les apparences, Kafka en colère ne constitue pas l’application d’une thèse générale à un exemple particulier. Même si Kafka en colère (2012) vient bien après La République mondiale des lettres2(1999), il semble n’en avoir pas moins été un préalable à la constitution des propositions théoriques sur la littérature mondiale. L’auteur évoquait alors cette « enquête historique » (p. 372) nécessaire pour arriver aux conclusions de son ouvrage :

Je m’appuie ici sur une étude historique et littéraire de textes de Franz Kafka (à paraître) que j’ai menée par ailleurs et qui fournit les éléments de « preuves » historiques et analytiques nécessaires à la discussion critique. (p. 368)

5La thèse n’a en effet pas changé : dans La République mondiale des lettres, P. Casanova faisait déjà de Kafka le théoricien des « petites  littératures », en donnant, contre Deleuze et Guattari, un contexte politique précis à cette action politique, la question nationale, dans les termes de l’Autriche‑Hongrie des années 1910 (p. 275‑281). Kafka en colère livre donc les « preuves » et la démonstration de cette thèse3.

6Kafka en colère n’est pas une biographie, mais une véritable thèse sur Kafka politique, Kafka radical. Un Kafka en lutte pour l’émancipation, dans un espace dominé. La première partie du livre (chapitre 1 : « Prague : divisions politiques et déchirements intimes » et chapitre 2 : « Politique de Kafka ») apporte les preuves historiques de cette thèse, en situant Kafka dans sa génération et dans un vaste panorama des idées politiques d’Europe centrale et du champ littéraire pragois dans les années 1910‑1920 : il s’agit de reconstituer le « background knowledge » (l’arrière‑plan cognitif, ce qui est pensé, su, mais pas forcément formulé, à l’époque), ou encore la « connaissance incorporée4 » de Kafka, et d’inscrire Kafka dans une histoire transnationale. Ce parcours est captivant et magistral, il synthétise une riche bibliographie et tranche de manière convaincante dans des débats importants.

7La deuxième partie du livre (chapitre 3 : « Les outils de la critique » et chapitre 4 : « Les formes de la domination symbolique : autoportrait de groupe ») permet de faire fonctionner cette thèse, d’en montrer l’efficacité sur les textes. Cette partie est une véritable proposition de théorie littéraire, d’interprétation des textes de Kafka, en polémique constante contre les méthodes textualistes et contre les thèses de la « modernité de Kafka » qui tendraient à rapprocher Kafka de nous en lui ôtant tout ancrage historique. Il s’agit ici de lire les textes comme des prises de position politiques, comme des armes. Pour cela, l’auteur revendique une pratique de la lecture allégorique, qui réoriente les textes vers la satire et la dénonciation politique. Cette pratique et la posture polémique adoptée ici ont toutefois leurs limites.

La thèse d’un Kafka politique

8La connaissance du contexte historique dans lequel s’inscrivent les textes de Kafka favorise véritablement l’accès au sens de ses écrits. Kafka, Pragois, Juif, écrivant en allemand, tenté un jour d’apprendre le yiddish, se situe dans un champ littéraire complexe, où se croisent diverses forces politiques, sociales, littéraires, diverses aires linguistiques et culturelles. Le premier chapitre du livre recompose le champ littéraire pragois des années 1890‑1920 en en montrant les figures principales, le positionnement des revues, les forces éditoriales externes, les conflits entre écrivains de langue tchèque et écrivains de langue allemande, entre les écrivains de la majorité et ceux de diverses minorités (parmi lesquelles la minorité juive), les conflits internes à cette minorité spécifique, entre assimilation et sionisme. Kafka, à la différence de son ami Max Brod, n’embrasse pas le sionisme, même s’il se révolte contre l’assimilation. Le tournant pour les intellectuels de Prague est 1909, date de la conférence de Martin Buber à Prague sur le sionisme. Max Brod y adhère, ce sera le grand bouleversement de sa vie (p. 122).

9La caractérisation de la position politique de Kafka, dans le deuxième chapitre du livre, n’est donc pas aisée. Elle implique de le situer non seulement par rapport aux débats politiques pragois (la montée du nationalisme tchèque, les courants anarchistes) mais aussi par rapport aux mouvements qui se déroulaient à Vienne (sionisme de Herzl) et dans l’aire germanique en général (sionisme culturel, sionisme socialiste), enfin, par rapport au mouvement socialiste juif international (le Bund) venu de l’Est et diffusé par les flux d’immigrés fuyant les pogroms et la misère économique pour aller s’installer à New York, mais apporté aussi par cette troupe de théâtre yiddish que fréquentait Kafka en 1911 et par l’ami Yitzhak Löwy qu’il s’y fit. Si la détermination de la position politique de Kafka reste délicate, en revanche P. Casanova montre avec une très grande force que l’idée d’un Kafka apolitique et neutre par rapport à la judaïté n’a pas de sens dans le contexte de l’époque, contexte de politisation élevée du champ littéraire. Il n’est pas pensable dans ce contexte que Kafka ait simplement échappé aux questions de l’assimilation et des différentes formes de sionisme (politique, culturel). P. Casanova montre la conversion de Kafka au yiddishisme (mouvement favorable à l’unification et au développement de la Yiddishkeit, entendue à la fois comme judaïsme et judaïté : combat national et populaire, favorable à la modernisation et à la sécularisation de la culture juive, tout en revendiquant un art spécifiquement juif et en yiddish) à partir de 1911, date de sa rencontre avec Löwy et sa troupe (p. 156). Ici encore un grand nombre de mises au point permettent d’en finir avec les contresens faits parfois sur cette rencontre : loin de conduire Kafka aux sources de l’âme juive orientale, que cette troupe de théâtre en provenance des shtetl originaires populariserait à Prague, la rencontre signifie au contraire l’accès à des mouvements politiques modernes, dépourvus de toute la mythologie juive orientale rêvée par Buber. Pour voir que ce que Kafka trouve dans cette rencontre est une certaine articulation entre lutte politique et art (théâtre, littérature) qui déterminera la suite de son œuvre littéraire, encore faut‑il se défaire de ses propres idées reçues sur les shtetl, le théâtre juif (nécessairement folklorique !), les Juifs orientaux… Le livre de P. Casanova devient réellement passionnant dans cette partie (p. 164 sqq) où elle montre comment la rencontre — qui au départ provoque chez Kafka un enthousiasme proche de la fascination des « Juifs allemands » de son entourage pour les Juifs orientaux inconnus, à la fois méprisés et idéalisés — devient l’occasion pour Kafka d’apprendre à comprendre la situation politique, sociale et culturelle réelle des Juifs de l’Est (Löwy est polonais). P. Casanova parcourt les livres que Kafka lit à cette époque, l’Histoire des Juifs de Grätz, l’Histoire de la littérature judéo‑allemande de Pinès ; elle évalue le point de vue de Löwy, et montre que le théâtre yiddish qu’il pratiquait n’était pas du tout l’expression d’une « essence du judaïsme » mais au contraire un théâtre populaire en plein renouveau, innervé par les formes commerciales du théâtre populaire juif américain, fortement hostile aux traditions et interdits religieux (p. 166 sq.).

10On voit comment « l’enquête historique » fonctionne ici : au lieu de s’arrêter à une certaine représentation de ce que Löwy a pu signifier pour Kafka, l’enquête conduit à inverser radicalement le sens supposé de cette rencontre. Elle opère des distinctions poussées entre tel et tel parcours (celui de Max Brod, celui de Jiri Langer, celui de Felice Bauer), entre le Bund (Union des ouvriers juifs de Russie, Pologne et Lituanie, qui défendait le principe du nationalisme diasporique et de l’autonomie judéo‑culturelle, p. 172), le Volkspartei de Simon Doubnov (historien positiviste juif, très opposé à l’assimilation et influent en Europe de l’Est) et les différents mouvements sionistes, entre Haskala orientale et Haskala occidentale (p. 176), sur la poésie prolétarienne et le rôle qu’a eu l’immigration juive en Amérique dans les débats politiques et les innovations artistiques d’Europe centrale (p. 186 sqq), sur les groupuscules de Juifs radicaux dont Kafka pouvait partager les idées (p. 206‑210), etc.

11Pour un lecteur qui ne serait pas familier des études kafkaïennes ou de l’histoire de l’Europe centrale dans la période, les résultats de l’enquête serviront à la fois de porte d’entrée dans un monde complexe, de synthèse d’une bibliographie étendue et de garde‑fou contre les simplifications historiques. L’auteur prend aussi clairement position dans des débats sur la caractérisation culturelle de Prague, sur le rapport entre Yiddishkeit, Haskala et modernisme (Régine Robin, Ritchie Robertson), sur l’intérêt porté par Kafka à la question de la judaité..., en s’inscrivant dans la lignée des travaux d’Iris Bruce (Kafka and Cultural Zionism), de Steven Aschheim (Brothers and Strangers…)et de Sander Gilman (Jewish Self‑Hatred…). P. Casanova n’est pas la première à insister, contre des lectures apolitiques ou anti‑politiques, sur l’importance des paramètres socio‑politiques pour la lecture de l’œuvre de Kafka : Marthe Robert, Deleuze et Guattari, Michael Löwy, Carole Matheron et bien d’autres ont beaucoup écrit sur ce sujet. Mais elle reprend et étoffe ces lectures, dans ce cadre éditorial privilégié de la collection « Fiction & Cie » du Seuil, et avec une écriture toujours synthétique, vivante et fourmillante. L’originalité de ce Kafka en colère est de placer l’œuvre de Kafka sous la lampe bourdieusienne du concept de domination symbolique, lampe éclairante et aveuglante selon ce qu’on cherche à voir.

12Sur la thèse d’un Kafka politique, nous pouvons faire trois remarques.

Radicalisme de Kafka

13Pour l’auteur, faire de Kafka un « radical » n’implique pas de le doter d’une opinion politique fermement orientée : P. Casanova discute ainsi le double rejet de Kafka, rejet du sionisme d’une part, rejet de l’assimilation d’autre part, mais elle fait de ce ni‑ni une posture de combat et non de dépolitisation, comme d’autres ont pu le faire :

Un radical au sens politique est un être qui ne se satisfait pas des positions et des convictions existantes — y compris celles qui s’annoncent elles‑mêmes comme les plus radicales, comme l’était précisément le sionisme culturel — et qui est animé d’une double pulsion : à la fois la critique des positions politiques dominantes et la revendication de positions difficiles, supposées « absolues », sans compromis, « pures », etc. (…) J’emploie ici ce terme de « radicalité » sans connotation politique précise. (p. 157 sq.)

14Ailleurs, l’auteur entreprend, contre Deleuze et Guattari, de donner au positionnement politique de Kafka une définition politique précise, le socialisme yiddishiste, tel que Kafka le découvre en 1911 (p. 159). La « radicalité » de Kafka, « sans connotation politique précise », trouve brusquement à s’incarner. Kafka a dû comme tous les intellectuels de sa génération dans le champ auquel il appartenait, prendre position par rapport au sionisme dans ses différentes formes ou par rapport aux courants politiques qui s’offraient à lui. La thèse du livre est que le refus de se positionner nulle part puis l’intérêt pour le socialisme yiddishiste peuvent être qualifiés de radicalisme politique.

Une génération de fils

15P. Casanova montre bien que la « connaissance incorporée » est moins celle de Kafka comme individu que celle d’une génération, et la question de la lutte contre les pères est essentielle. Dans ce cadre, la fameuse « Lettre au père » peut être réinterprétée, non plus comme crise individuelle, mais comme crise d’identité collective, comme conflit générationnel opposant les fils en quête de réaffirmation d’une identité juive, à leurs pères, Juifs assimilés. Mais tout en faisant le portrait de cette génération aux références communes (à commencer par Buber et ses recueils de récits hassidiques, p. 91), P. Casanova montre bien la diversité des choix possibles : entre Max Brod, fasciné par les Juifs d’Orient, Scholem, qui opte pour le sionisme culturel, Jiri Langer qui choisit de vivre dans une communauté hassidique de Galicie, Kafka qui se prend d’intérêt pour le socialisme des Juifs de l’est (yiddishisme) : le fond commun générationnel ne réduit pas la diversité des parcours.

Le socle herdérien du yiddishisme de Kafka

16L’enthousiasme bien connu de Kafka pour le théâtre et la littérature yiddish peut prêter à confusion. Le livre souligne avec clarté, et c’est l’une de ses thèses les plus décisives, que c’est la littérature yiddish populaire, littérature qui correspond aux critères herdériens reliant langue, nation et peuple, qui suscite l’intérêt et le goût de Kafka, non les formes de littérature moderne, plus « autonomes » qui peuvent apparaître à la même époque (p. 193 sqq). Son goût va avant tout à la littérature yiddish écrite par et pour le peuple (« le peuple comme nation et comme classe ouvrière »), qu’il oppose à la littérature juive‑allemande, « littérature de Tziganes qui avaient volé l’enfant allemand au berceau ». P. Casanova juge que la compréhension deleuzienne des « littératures mineures » nous empêche de voir que les « petites littératures » sont d’abord les littératures des « petites nations », et que c’est à ce titre que la littérature yiddish est une « petite littérature » (on parle à cette époque de la « nation juive » — sans que le sionisme et la question étatique lui soient nécessairement liés).

17Si la présentation d’un Kafka herdérien est forte, il reste que Kafka ne se met pas à écrire lui‑même de la littérature populaire en yiddish — et la raison ne saurait être simplement qu’il n’écrit pas le yiddish. La thèse de P. Casanova comporte donc un deuxième pan : Kafka est non seulement un auteur politique radical, mais il représente le parfait exemple de la coïncidence difficile entre champ dominé et champ dominant : espace dominé parce qu’il est juif et pragois, et espace dominant parce qu’il écrit en allemand, langue dominante à la fois par rapport au tchèque et par rapport au yiddish.

Complément de thèse : Kafka « ethnologue »

18Il s’agit de montrer que l’œuvre de Kafka ne se comprend que dans le cadre du trinôme pensé par Herder : littérature, peuple, nation. Ainsi pourra‑t‑on réévaluer le travail de Kafka selon son juste « méridien5 » et cesser d’« évaluer le travail de Kafka à l’horloge esthétique de l’univers littéraire qui le consacre après guerre, c’est‑à‑dire à l’heure littéraire des régions les plus autonomes de l’espace littéraire mondial » (p. 229).

19Le yiddishisme de Kafka est donc nécessairement une attention à la littérature populaire, censée fonder une nation, celle du peuple juif. Une littérature « völkisch » au sens de Herder — avant l’usage national‑socialiste de ce terme (p. 100 sqq et p. 306). Kafka non seulement aurait privilégié, dans ses lectures sur le yiddishisme, les littératures yiddish populaires, mais il se serait lui‑même comporté en « ethnologue » vis‑à‑vis de sa propre communauté, celle des « Juifs allemands ».

20C’est une des grandes originalités de ce livre que de présenter Kafka en ethnologue. Il est bien clair que Kafka écrit en allemand et non en yiddish, même après 1911, et que ce choix d’écrire en allemand ne permet pas une application stricte du « programme herdérien ». Il ne choisit pas non plus d’écrire de la poésie prolétarienne comme les poètes yiddish de New York, ni même des contes populaires, bien que ses récits brefs puissent parodier ce sous‑genre. La thèse de P. Casanova est donc subtile — même si l’on y retrouve des formules bourdieusiennes quelque peu usées : elle caractérise l’œuvre de Kafka par l’ « habitus clivé » de l’auteur, entre langue allemande — langue dominante, langue d’une littérature « ancienne », c’est‑à‑dire dont le critère principal est l’autonomie esthétique — et réaffirmation de son identité juive au sein d’un peuple. Dans ce projet, le poète, selon les conceptions herdériennes, se doit de prendre le rôle de porte‑parole de son peuple. De ce côté‑ci, on trouverait aussi bien le sionisme qui à partir de 1909 demanda aux intellectuels juifs de faire ce choix difficile, que le yiddishisme.

21Le projet littéraire de Kafka serait donc d’adopter

une posture de littérature dominée dans une littérature dominante [la littérature de langue allemande], d’introduire dans la langue des dispositifs, des tentatives, des revendications propres aux écrivains des littératures les plus dominées et [de] tenter d’occuper (et de tenir) une position proprement intenable, invisible ou incompréhensible pour ses contemporains (p. 224).

22P. Casanova propose de décrire une posture « inédite », ressortissant à

deux logiques apparemment concurrentes, mais qu[e Kafka] s’efforça toute sa vie de concilier ou de réconcilier : celle d’une entreprise pure et purement artistique et celle d’un engagement politique et social (p. 231).

23Le livre reprend sous cet angle l’analyse de différents textes bien connus, le « discours sur la langue yiddish » (p. 215), le passage du Journal consacré aux « petites littératures » (p. 220)...

24Kafka serait donc ethnologue, au sens où il trouve dans le regard de l’ethnologue un moyen de créer une littérature sur le peuple des « Juifs allemands » dominés. Il s’agit pour Kafka d’inverser le discours du Mauscheln, mais aussi de procéder, dans ses fictions, à un véritable comparatisme ethnologique.

Le style ethnologique : du Mauscheln au style blanc (de Kraus à Kafka)

25Le décentrement à l’œuvre dans les récits de Kafka procède d’abord d’un processus de retournement du discours du Mauscheln. P. Casanova assimile ce décentrement à un rejet du petit monde de la littérature judéo‑allemande, celui du Cercle de Prague, dont elle fait un « équivalent structurel » (p. 241)  du « Jung‑Wien », deux groupes littéraires représentants de l’esthétisme. Le rapprochement opératoire entre Kraus et Kafka, nouveaux « équivalents structurels » de Vienne à Prague6, permet de montrer ici — après un détour averti par les polémiques littéraires de l’époque — que ce que Kafka vise avant tout est le type d’usage que font les écrivains « juifs allemands » de la langue allemande : un usage ornemental ou jargonnant. En reprenant cette accusation portée d’abord par les antisémites de l’époque, selon laquelle les « Juifs allemands » ne parleraient, malgré leur haut degré d’assimilation, toujours et jamais qu’une langue étrangère, qu’un jargon, le Mauscheln (p. 256), Kafka se retrouve confronté au défi d’ « écrire en allemand sans écrire en allemand », ce qu’il fait en travaillant à créer dans la langue allemande elle‑même un écart (p. 260 sq.). Cette réappropriation du discours antisémite sur le Mauscheln est un des nombreux paradoxes de la quête d’une émancipation juive dans les sociétés occidentales d’assimilation. L’auteur explique ainsi la recherche chez Kafka d’un « style blanc » (p. 271).

Des modèles ethnologiques pour la narration

26Le choix du décentrement depuis la langue allemande elle‑même porte, deuxièmement, sur l’objet regardé : plutôt que de tourner son désir d’exotisme vers les Juifs orientaux, comme le faisaient tant de Juifs occidentaux de sa génération, Kafka porte sur les « Juifs allemands » assimilés un regard d’ethnologue, « la posture ethnologique des intellectuels orientaux, leur humour, leur réflexivité » (p. 197). Des pages passionnantes du livre portent sur l’intérêt de Kafka pour la Völkerkunde (ethnologie, avec collecte des contes et légendes des autres peuples) à travers les récits de voyage chez les Esquimaux ou les récits populaires africains recueillis par Frobenius (p. 344 sq.).

27Les modèles des récits de voyages ethnologiques et des récits yiddish, à ne pas confondre avec les récits « hassidiques » de Buber (p. 312), élargissent pour Kafka le spectre des possibles littéraires : P. Casanova montre comment Kafka reprend des formes narratives de veine humoristique et satirique propres aux contes et légendes yiddish. Il y trouve aussi une écriture du collectif dont manque la littérature dominante de langue allemande. Une autre caractéristique de ces récits, l’absence de tout intellectualisme et de toute psychologie, se retrouve dans les récits de Kafka, comme Le Disparu (Der Verschollene, traduit parfois par L’Amérique).

28En même temps, les modèles ethnologiques et mythologiques sont mis à distance et parodiés. Le « je » narratif n’est pas fiable, et le regard ethnologique présenté ainsi à la première personne ne saurait être pris pour celui de l’auteur. Contre toutes les interprétations qui voient dans les textes de Kafka des « confessions » ou dans la faiblesse de ses personnages l’aveu de faiblesses personnelles, P. Casanova développe la thèse très éclairante du « narrateur‑menteur », ce narrateur dont la parole trahit la bêtise ou la cruauté, comme dans La Colonie pénitentiaire (p. 276). À cette mise à distance du narrateur doit s’ajouter l’analyse des personnages comme « types collectifs », qui ne représentent pas des individualités mais bien des « traits communs à la masse du peuple » (p. 319).

Pour une lecture allégorique

29Enfin et surtout, c’est en réhabilitant l’allégorie que l’auteur repère dans les textes de Kafka des « prises de position ». Il faut entendre ici « prises de position » au sens bourdieusien mais avec une ambiguïté : ici, elles désignent aussi bien l’énoncé discursif de prises de positions politiques que ce que Bourdieu entend plus spécifiquement comme « prises de position » dans le champ littéraire, c’est‑à‑dire les choix parmi des possibles formels correspondant aux positions qui structurent le champ. P. Casanova écrit :

L’œuvre n’est pas un secret, elle est la trace des seules formes de prises de position sur tous les sujets qui lui tenaient à cœur. Autrement dit, c’est dans les textes de fiction qu’il faut chercher la réponse aux questions que nous nous posons sur les convictions réelles de Kafka. Ces textes vont nous permettre de saisir — d’une manière déniée, voilée, légèrement déformée, distordue, ironique — où, en quel point de la discussion, c’est‑à‑dire en quelle position du champ littéraire, Kafka se situe véritablement. Les romans, les nouvelles et les fragments narratifs sont en quelque sorte des messages cryptés à l’intention de quelques‑uns. Mais si bien cryptés que, échappant à leurs destinataires initiaux, ils se sont universalisés, c’est‑à‑dire perdus, au moment de la consécration mondiale de l’œuvre. (p. 29)

30Walter Benjamin, dans son fameux essai de 1934 sur Kafka, refusait de donner un « sens symbolique déterminé » à ce « catalogue de gestes » qui lui semblait constituer l’œuvre de Kafka, et niait que ses paraboles fussent des allégories :

Les paraboles de Kafka se développent au premier sens, comme le bourgeon s’épanouit en fleur. C’est pourquoi leur produit ressemble à la création littéraire. Il n’empêche que les fragments kafkaïens ne s’intègrent pas tout à fait dans les formes de la prose occidentale, et se rapportent à la doctrine comme la Aggadah à la Halakhah. Il ne s’agit pas d’allégories, mais on ne doit pas non plus les prendre à la lettre ; elles sont faites pour pouvoir être citées et racontées en guide d’explication. Possédons‑nous la doctrine qu’accompagnent les allégories de Kafka, qu’éclairent les gestes de K. et les mouvements de ses animaux ? Cette doctrine n’est pas donnée ; tout au plus pouvons‑nous dire que tel ou tel élément y renvoie de façon allusive — Kafka aurait peut‑être dit : la transmet comme un vestige7.

31En faisant des récits de Kafka des « fables critiques de l’assimilation » (p. 335), et de Kafka un converti au socialisme yiddishiste, P. Casanova donne au contraire un contenu concret à l’allégorie. Le lien de l’allégorie à la doctrine est ici affirmé, et le vestige, au cœur du cheminement benjaminien « aux antipodes », devient « message crypté ». L’allégorie est ici un trajet borné, qui ne risque pas de mener au vertige interprétatif. Son sens est restreint à l’idée de « discours à double entente » (p. 386). Parlant des textes de Kafka, P. Casanova juge alors « impossible, sauf pour les tenants de l’hypothèse post‑structuraliste qui postulent un sens indécidable et aléatoire, de ne pas les considérer comme des narrations à double sens » (p. 387). Laissons de côté la pique contre les critiques « post‑structuralistes », dont on ne sait pas bien qui ils sont censés être ici, bien qu’on les sente proches cousins d’un Blanchot dont la réflexion est ramenée à un coupable dogme mallarméen de l’ « impossible de la littérature » (p. 265 sqq).

32P. Casanova s’attache surtout, me semble‑t‑il, à préciser ce que Fredric Jameson posait comme une « hypothèse très générale », hypothèse théorique de travail plus que résultat final, en 1986 :  

Je poserai que tous les textes du Tiers‑Monde sont allégoriques, et ce sur un mode très spécifique : ils doivent être lus comme des allégories nationales, même lorsque, ou devrais‑je dire, surtout lorsque leurs formes sont issues de machines de représentation éminemment occidentales, comme le roman8.

33Cette hypothèse a fait déjà couler beaucoup d’encre. Notre auteur tente donc ici à la fois de préciser, pour Kafka, ce qu’il faut entendre par « lecture allégorique », et dans le même temps de se démarquer d’autres lectures allégoriques qui se passent du modèle herdérien et de la référence à la nation.

34C’est le moment où tous les éléments mis en place dans la partie historique montrent leur efficacité pour l’analyse des textes. Le Disparu (L’Amérique) devient ainsi, après élucidation d’un certain nombre de symboles, de références et de points de vue, « la fable critique de l’assimilation » (p. 335), « l’histoire “réelle” et légendaire de l’assimilation des Juifs modernes, un conte yiddish transposé racontant l’exil éternel des Juifs sous la forme de leur émigration en Amérique » (p. 317). Dans le récit Les Recherches d’un chien, le narrateur (chien) serait lui‑même un bon représentant des Juifs sionistes, qui veulent faire croire en la solidarité communautaire et nient les luttes de classes (p. 324). Deux récits, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris et Le Maître d’école de village,sont analysés comme des fables critiques contre Buber, accusé de transposer et d’aménager pour un public « occidental » les contes et récits « orientaux ». Le Procès est décrypté comme la transposition narrative du mécanisme de la croyance antisémite (p. 395). Quant à la fameuse parabole « Devant la loi », elle est lue comme une représentation des illusions de l’assimilation. Dans les autres textes qu’elle cherche à décrypter selon cette méthode (Chacals et arabes, Une vieille page…), P. Casanova s’attache ainsi à explorer les relations de domination suggérées ou transposées sous forme allégorique, et à rapporter groupes, animaux et personnages à des positions du paysage kafkaïen (antisémites, sionistes, Juifs assimilés, etc.).

35Les interprétations ne sont pas toujours aussi arrêtées que pour Le Disparu, et on se trouve souvent confronté à l’hésitation permise par le procédé du cryptage lui‑même. S’il y a bien un fonctionnement allégorique du texte, celui‑ci n’est pas aussi systématique que dans les recueils d’emblèmes par exemple. De plus, on hésite parfois entre l’allégorie et le récit « à clé » : voir dans Joséphine la cantatrice la satire de Buber, n’est‑ce pas faire du texte de Kafka, plutôt qu’une allégorie, un récit à charge ? Quant au « narrateur menteur », son statut est à déterminer à chaque fois de nouveau, en fonction d’intuitions et d’une logique générale du texte. De même, l’usage et l’abus du modèle ethnographique, mis à distance et parodié par Kafka, tendent à renverser les concepts herdériens en leur contraire, et à redonner au texte toute son autonomie. La part belle revient encore à l’interprète, et le contexte historique, souvent très éclairant, ne réduit pas absolument, loin de là, le mystère des textes. Il reste que P. Casanova rompt nettement avec toutes les interprétations qui font de la « Loi » évoquée par Kafka avant tout la loi juive, la loi divine ou celle de la tradition. La « loi » dans ce Kafka politique et ethnologue décrit par P. Casanova ne saurait être qu’une loi sécularisée, la loi de la domination symbolique.

L’interprète en colère

36Toutes les lectures ne sont pas compatibles. C’est un des mérites de ce Kafka en colère que de le rappeler avec force. On peut regretter cependant que la polémique contre un certain type de lecture apolitique de Kafka (celle que P. Casanova attribue particulièrement à l’édition Pléiade) soit poussée jusqu’à balayer d’un revers de main les lectures, évidemment autres, de Benjamin ou de Blanchot. De plus, la polémique peut sembler un peu dépassée tant les nombreux spécialistes de Kafka aujourd’hui, souvent aussi spécialistes du yiddishisme, se soucient de prendre en compte dans leur lecture le contexte historique, y compris lorsque leur démarche n’est pas historique. Si le projet de P. Casanova, parce qu’il se situe dans le champ de la sociologie et qu’il tente de rivaliser avec le genre de la biographie, peut se faire critique de la biographie sociologique récente de Bernard Lahire —dont les visées étaient voisines — renvoyer l’ensemble des réflexions proprement littéraires ou philosophiques sur l’œuvre de Kafka à des disputes entre « corporations intellectuelles » (p. 19) dont viendrait nous débarrasser la « sanction historique », cela me semble bien la limite principale de la posture polémique et historiciste adoptée par ce livre. De plus grande portée est la prise de position que cet ouvrage représente dans les débats sur close reading et distant reading, sur les différentes manières de pratiquer la « littérature mondiale » d’une part, la sociologie littéraire d’autre part.

Connaissance incorporée et background knowledge

37Une oscillation est maintenue entre l’idée que le texte signifie pour ce qu’il dit et l’idée qu’il signifie en tant qu’il est ce qu’il est, en tant quasiment qu’objet culturel. L’usage que P. Casanova fait tout au long du livre du Journal de Kafka est à cet égard représentatif : il est d’abord refusé au Journal le statut de source discursive valable, dans la mesure où, œuvre littéraire lui‑même, il ne saurait avoir un statut véridictionnel supérieur aux fictions. La tentative pour faire du Journal un objet culturel et pour le faire parler non pour ce qu’il dit explicitement mais pour ce qu’il ne dit pas ou pour ce qui s’y dit malgré ce qui s’y énonce, en le traitant comme en histoire culturelle l’on ferait d’une affiche ou d’une chanson populaire (Robert Darnton est cité en exemple, p. 23), ouvre sur l’exemple, très réussi, de la mention brève et elliptique des conférences pragoises de Karl Kraus (p. 238 sqq). On peut comprendre par là le type d’articulation souhaitée, très peu mécaniste, entre arrière‑plan culturel et discours individuel.

38Le lecteur sent cependant souvent la négociation difficile de la distance entre l’auteur Kafka et cet arrière‑plan socio‑historique dégagé par la recherche, le flottement entre lecture herméneutique et lecture analogique. Se pose toujours bien sûr la question du degré de perception des événements politiques et sociaux de leur époque par les contemporains. La notion de « connaissance incorporée » (p. 27‑29) ne laisse pas pleinement satisfait. Si les idées d’arrière‑plan culturel et de connaissance incorporée sont fermement avancées dans l’introduction méthodologique, on voit ensuite que la démonstration ne peut se passer de la mise en évidence de certaines lectures potentielles, de l’estimation de leur qualité scientifique, et d’hypothèses sur l’influence qu’elles ont exercée sur Kafka. Ainsi pour le livre de Méir Pinès, Histoire de la littérature judéo‑allemande (p. 188 sqq). De même, la prudence vis‑à‑vis de l’utilisation comme source des paratextes contemporains laisse souvent la place dans le livre de P. Casanova, malgré tout, aux témoignages de Max Brod, aux lettres de Kafka et aux passages de son Journal, pris quand même comme des sources discursives fiables.

Messages cryptés, discours adressés… par qui, à qui ?

39C’est certes l’autonomie des textes de Kafka, leur « modernité », qui est mise en doute ici mais la démarche historiciste de P. Casanova, hostile à la possibilité même de l’anachronisme y compris sous la forme de l’actualisation des visées herméneutiques de la lecture, n’est pas sans difficulté : si le texte est message adressé — que le succès de l’œuvre de Kafka, sa mondialisation et la distance par rapport à l’époque de son écriture, ont rendu obscur et difficile à décrypter —, comment ne fut‑il pas mieux audible par ses contemporains, notamment ceux qui appartenaient eux aussi à la « génération des fils », et dont on peut dire qu’ils incarnent aussi un « habitus clivé » ? Le sens caché des textes de Kafka fut‑il « incompréhensible pour ses contemporains » (p. 224) ou évident pour eux et incompréhensible pour nous, comme cela semble le plus souvent dit :

Une fois disparu le monde si complexe de Kafka, les conditions, très particulières, de compréhension de ses textes se sont, elles aussi, perdues. Et ce qui s’est dissous surtout, c’est la colère d’un écrivain, son analyse d’une situation politique et sociale et sa révolte. (p. 424)

40 Certes, il faut comprendre que le refus de l’anachronisme n’est pas une exaltation du temps de production de l’œuvre, ni un retour à l’intention d’auteur. P. Casanova pose comme corollaire à sa thèse du message crypté la nature consciente ou inconsciente de ce message : lire le texte comme discours adressé n’implique pas nécessairement que l’adresse soit à mettre au compte de la volonté de l’auteur, et il semble que ce soit en quelque sorte plutôt le texte lui‑même qui représente un message adressé à ses contemporains, susceptibles de le comprendre ou non. Mais articuler message crypté adressé et refus de se cantonner aux intentions de l’auteur n’est pas si évident, bien que dans une tout autre démarche l’approche psychanalytique ait tenté aussi de le faire en postulant un « inconscient du texte ». Faut‑il entendre ici que les textes signifient au mépris d’eux‑mêmes ? Que c’est la position de l’auteur dans le champ qui prédispose les textes à signifier ainsi — en quelque sorte quel que soit le contenu, variable, de ces textes ? Ou qu’ils expriment une véritable colère de l’écrivain, comme cela nous est suggéré à plusieurs reprises ?

Critique insciente ou savoir construit de la littérature ?

41La thèse de P. Casanova, qui souligne ainsi l’écart entre nous et l’épistémê dans laquelle s’inscrivait Kafka, est donc d’autant plus complexe que les textes littéraires ne sont pas de simples documents, ni des objets culturels parmi d’autres. Que faire des réflexions sur le mythe, sur la loi, dans les textes de Kafka eux‑mêmes et dans leur réception par les contemporains (Benjamin, Brecht, Scholem…) ? D’une certaine manière, P. Casanova nous invite à renverser la formule de Brecht, qui voyait en Kafka un écrivain prophétique (« Kafka visionnaire a vu ce qui vient sans voir ce qui est9. ») : ce ne serait pas le savoir de l’avenir qui serait celui de Kafka mais le savoir du présent, de l’état d’asservissement des Juifs dans la société allemande. Gagnons‑nous à limiter tout le sens de l’œuvre de Kafka à l’idée de lutte contre l’assimilation judéo‑allemande et de conflit pour l’émancipation politique de ce groupe ?

42Si le projet de révéler l’auteur à lui‑même, à nous et à ses contemporains, est parfaitement légitime et enthousiasmant, la notion même d’émancipation peut‑elle être pensée simplement, du dehors, et de notre méridien de Greenwich sociologique à nous, dans les limites de la « domination symbolique » bourdieusienne ? Ou ne faudrait‑il pas donner crédit à Kafka lui‑même, à ses textes, pour dire quelque chose sur cette notion ? Même si l’on considère que le débat sur l’émancipation se fait moins dans la référence à Bourdieu que dans les coordonnées du débat sur l’assimilation qui agitait l’Europe du début du siècle, est‑il inenvisageable que l’œuvre littéraire pense par elle‑même ? En somme, la procédure d’application de la grille épistémique, dégagée de la partie historique, aux textes de Kafka (par exemple : L’Amérique est la dénonciation du grand mensonge assimilationniste des États‑Unis) ne pourrait‑elle pas être prolongée au‑delà de l’identification d’éléments qui se rapportent directement à un débat qui s’élabore hors de l’œuvre ? Ne pourrait‑on considérer les œuvres, plus réellement, jusqu’à la formulation des notions elles‑mêmes (à commencer par celle d’émancipation), comme parties prenantes au débat ? Si, en se mondialisant, l’œuvre perd le sens de son origine première, faut‑il pour autant replier tout le savoir de l’œuvre, ce savoir acquis par le « comparatisme ethnologique et politique » (p. 348) — que P. Casanova place au cœur de la démarche kafkaïenne — sur la loi de la domination symbolique, sous l’espèce ici de l’assimilation des Juifs ?

L’art du préambule

43L’ouvrage de Pascale Casanova anticipe par un très bel et habile préambule le procès en externalisme que les littéraires ne manquent pas d’intenter à la sociologie de la littérature. Les deux premiers chapitres, qui déploient le paysage sociopolitique dans lequel se trouve prise l’œuvre de Kafka, et les deux derniers, qui solidifient par ces informations historiques une lecture des textes ainsi adossée à des « preuves », sont précédés d’un court « Préambule », intitulé « La gueule de la panthère » (p. 31‑36) qui exemplifie la démarche d’analyse des textes.

44La République mondiale des lettres commençait de la même manière par un texte de nature différente des chapitres suivants : un texte plus court, plus ramassé, sorte d’exergue critique, qui consistait en une analyse de la nouvelle d’Henry James Le Motif dans le tapis. Ces deux préambules informent l’ensemble du projet, en plaçant au cœur de celui‑ci la meilleure compréhension des textes, par des hypothèses de lecture fortes. S’ils partent d’une analyse interne des thèmes et des structures narratives des nouvelles, ici Un artiste du jeûne, là Le Motif dans le tapis,ils visent à légitimer au final le modèle allégorique, mais en opérant à chaque fois une sorte de saut, de décrochage argumentatif. Dans le préambule de 1999, « Le motif dans le tapis », la lecture interprétative classique de la nouvelle de James sautait sur un plan analogique, allégorique de lui‑même. C’était supposer, au niveau de la diégèse, la véridicité du Grand Ecrivain, Verecker, et croire que son œuvre représentait bien une énigme à déchiffrer. C’était partir de la confiance qu’on accorde à l’écrivain, à son intelligence et à son honnêteté, contre ceux qui lisent la nouvelle de James avec la crainte au cœur qu’il n’y ait pas de message, que l’auteur bluffe. À partir de cette position initiale, le principe jamesien de l’anamorphose était réinterprété par P. Casanova en termes de décentrement, au risque de substituer l’objet à un autre, de glisser le tapis sous un autre, au lieu de le voir d’un autre angle ou d’une autre distance. Et la nouvelle de James en venait à allégoriser la démarche de la sociologie littéraire à l’échelle mondiale10. Or, si l’anamorphose est un principe épatant, encore faut‑il que l’objet qu’on regarde ne bouge pas, ne change pas, lorsque notre regard change d’angle ou de hauteur. On ne saurait à la fois modifier l’objet regardé et l’angle d’observation : c’est du même que doit surgir l’autre (la bête dans la jungle). L’art du préambule chez P. Casanova contribue, tout en cherchant à légitimer et à exemplifier la lecture allégorique, à mettre en péril la rationalité de cette même démarche allégorique, dans un salto mortale qu’accomplit la logique de son propre texte. Là se dévoilent toute la créativité et l’inventivité des lectures de P. Casanova, sources de ce plaisir que nous n’aurions pas trouvé à l’application trop étroite du programme annoncé, preuves historiques et allégories de double sens.