L’imagination scientifique & ses fictions
1Précis et ambitieux, l’ouvrage de Daniel Fondanèche s’intéresse à l’ensemble foisonnant, disparate et peu considéré de la « littérature d’imagination scientifique », selon la formule autrefois proposée par Jean‑Jacques Bridenne1. L’expression désigne des récits qui développent, par figuration, extrapolation ou anticipation, un rapport significatif et explicite avec les idées et les innovations scientifiques, que celles‑ci relèvent de l’astrophysique, de la chimie, des technologies de la communication, des moyens de transport ou des nombreux autres secteurs d’activités utiles au quotidien. Cette littérature, que l’auteur étudie pour la période comprise principalement entre 1845 et 1910, précède et prépare — sans s’assimiler à elle — la science‑fiction dont Hugo Gernsback posera les bases avec les premières revues de « scientifiction ». En spécialiste des paralittératures2, D. Fondanèche en retrace les origines, l’émergence et les principales lignes de force, selon une démarche qui met en évidence les sources d’inspiration des auteurs, tout en éclairant la dimension anticipative de la fiction par l’attestation historique des innovations pensées et réalisées.
D’un degré tout relatif de maîtrise
2Abordant les conditions d’émergence d’une nébuleuse regroupant quelques figures marquantes et de nombreux minores, l’essai offre une synthèse circonstanciée des substrats économiques, politiques et sociaux de la littérature populaire, éminemment tributaire de ses conditions de production et de circulation à l’époque de la révolution industrielle. Cette caractéristique appelle notamment une petite histoire des supports journalistiques et éditoriaux, ainsi qu’un aperçu des modes de vulgarisation au sein d’une conjoncture dynamique caractérisée par son aspect multifactoriel.
3Identifiant des précurseurs allant de Lucien à Restif de la Bretonne, D. Fondanèche passe en revue certaines filiations intertextuelles qui manifestent la cristallisation d’un imaginaire autour de motifs et de thématiques privilégiées. Le panorama s’organise sur les données biobibliographiques des auteurs, eux‑mêmes ordonnancés chronologiquement. Le commentaire, bien informé, ne se soustrait à aucune précision technique, aussi spécialisée soit‑elle. On se demande toutefois dans quelle mesure ce parcours n’aurait pas gagné à prendre la forme d’un panorama thématique retraçant plus explicitement, par domaines ou disciplines, les types d’« imagination scientifique » concernés.
4La fin de l’essai, plus sélective, se focalise sur les figures de l’émergence : Souvestre, Bulwer Lytton, Villiers de l’Isle Adam, Boussenard, Georges Le Faure, Henri de Graffigny, Flammarion, Paul d’Ivoi et Charles Cros. Les « maîtres du genre », en nombre limité, ont droit à un traitement spécifique : Verne, Robida, Wells et Rosny Aîné. Considérant successivement des figures qu’on hésiterait à qualifier de « tutélaires », l’étude semble s’en tenir au déjà connu sans justifier ses choix ni interroger leur dimension internationale. À défaut de préciser le type de cohérence cherchée dans l’histoire des idées et dans les textes, l’ouvrage se structure selon une téléologie tripartite qui fait succéder les auteurs confirmés aux précurseurs en vertu d’un degré de maîtrise censé aller croissant, tant dans l’originalité de l’anticipation que dans la créativité de la référence scientifique. La conclusion n’a, dès lors, plus qu’à rappeler sommairement que l’évolution ainsi repérée passe des écrivains présocialistes aux didacticiens puis aux novateurs (p. 362).
5Si les dénommés « précurseurs » bénéficient de leur statut en vertu d’une antériorité chronologique, un critère qualitatif autrement plus discutable se surimpose à la différence établie entre petits et grands « maîtres du genre » : un degré supérieur d’élaboration romanesque qui sauverait l’œuvre de la pochade (p. 169) ou de l’écrit (presque) raté. À ce critère normatif s’ajoute la tendance à évaluer les auteurs selon leurs facultés supposées d’intuition, avec des effets de hiérarchisation qui promeuvent notamment un Robida comme « encore plus novateur » que Jules Verne (p. 217). L’insistance sur la dimension factice ou partielle de l’extrapolation scientifique en littérature laisse exprimer la conviction selon laquelle la richesse d’un imaginaire se mesurerait moins à un style auctorial ou à des élaborations poéticiennes qu’à la justesse historique et à la complexité technologique envisagées.
Un imaginaire à géométrie variable
6Si l’ensemble du parcours manifeste incontestablement une érudition qui a le courage de ses ambitions, comme en témoignent encore les annexes de chronologies récapitulatives des inventions et des événements marquants du xixe siècle, il livre toutefois un propos parfois sommaire dans ses observations, qui tient davantage du constat que de l’analyse et préfère la paraphrase à l’explication. À partir d’extraits longs, essentiellement illustratifs, le commentaire verse aussi çà et là dans l’excès de zèle scientifico‑technique, comme avec le détail minutieux des instruments agricoles censés rendre compte du contexte d’émergence de cette littérature (p. 22), l’anticipation approximative des oreillettes Bluetooth repérée dans tel extrait de Charles Cros (p. 168) ou encore l’hypothétique Smartphone préfiguré par Cyrano de Bergerac (p. 44)…
7L’ouvrage s’emploie à penser ensemble deux séries de données, fictives et factuelles, sans toutefois questionner les modalités discursives qui les prennent en charge. À quel(s) niveau(x) de la prose ces innovations sont‑elles convoquées, et selon quelles modalités ? On regrette que D. Fondanèche ne cerne pas avec plus de systématicité les lieux de cette reconfiguration, préférant traiter des idées scientifiques en littérature plutôt que de l’imaginaire littéraire de la science. L’importante recontextualisation qui en résulte ne dit pas bien ses sources et les coordonnées des inventions décrites sont presque toutes absentes.
8C’est en réalité le genre même de cette « littérature d’imagination scientifique » qui n’est pas précisé. L’auteur recourt parfois à la désignation de « roman d’hypothèse » (p. 102) pour nommer une fiction anticipative qu’il traite comme un ensemble d’écrits lisibles de manière référentielle. La dystopie, convoquée comme référence historique et origine supposée de cette littérature n’est, elle non plus, pas définie. Les frontières génériques et les balises formelles faisant défaut, certaines distinctions sont présentées comme allant de soi. C’est le cas pour le seuil flottant entre la science‑fiction et tout ce qui demeure confusément en‑deçà d’elle :
nous sommes plus près du cadre sciencefictif que de celui de la littérature d’imagination scientifique (p. 310).
Où la littérature pose question(s)
9Entre imaginaire scientifique et imagination littéraire, les possibles cognitifs de la fiction sont ici directement concernés. La sobriété théorique de l’ouvrage étonne à cet égard : rien sur l’épistémocritique3, ni sur les ressources méthodologiques et conceptuelles développées ces dernières décennies4. Peu de choses, également, sur les précédents travaux relatifs à la littérature d’imagination scientifique5. Libérée d’une quelconque orientation prédéfinie, l’étude est encline à mesurer la qualité littéraire à l’aune de la nouveauté des faits explorés ou conçus par la fiction, alors même que l’originalité des dispositifs formels est à peine évoquée. Situer ainsi l’analyse au niveau de la validité scientifique et historique des thèmes exploités, n’est‑ce pas méconnaître le propre de l’imaginaire, qui est précisément de déplacer et de réorganiser les possibles ? La littérature mise de façon aussi frontale à l’épreuve du réel semble y perdre sa nature. Quid, d’ailleurs, du régime de la fiction, propre à suspendre les critères de vérité ?
10Du regard normatif induit par la pesante épreuve de vérité découlent quelques inévitables jugements de valeur, notamment à propos des supposées « erreurs » commises par Flammarion (p. 51) ou au sujet de La Journée d’un journaliste américain de Verne, qui motive l’avis suivant :
La nouvelle s’achève un peu en queue‑de‑poisson : Nathaniel Faithburn n’a pas survécu à son expérience ; fatigué, Bennet décide de prendre un bain, mais sa femme est déjà dans la baignoire… (le maître d’un empire de presse n’a pas sa propre salle de bain… comme un pauvre dans son HLM !) comme si un peu plus de 5.30 h s’étaient écoulées en une trentaine de minutes, ce qui nous place dans l’hypothèse d’une pochade de qualité fort moyenne. (p. 196)
11Si le mérite de la littérature d’imagination scientifique doit résider dans la vérité de sa vraisemblance et si « la rationalité […] est la marque des récits d’imagination scientifique » (p. 296), alors tout écart ne peut être que fantaisie, au sens péjoratif du terme. Ce principe de révision alimente une posture de sanction du faux selon la dichotomie « vraisemblable » vs « délirant ». C’est ce que montre significativement le sort fait aux prédictions pour le xxe siècle, traduites et retranscrites à la fin de l’ouvrage à partir d’un article du Ladies’ Home Journal de 1900. Alors qu’elles auraient pu constituer le support d’une réflexion sur les déplacements de l’imaginaire entre réalités et croyances, elles restent au stade de la lecture correctrice dont le seul critère demeure celui de l’attestation historique.
12Œuvre de recontextualisation minutieuse et parcours transversal éclairant, cet essai laisse entrevoir un déséquilibre assumé entre l’étude littéraire et l’information factuelle. Son auteur admet que le cadre d’observation n’est peut‑être pas toujours bien ajusté et qu’il lui arrive de « sollicit[er] un peu le texte » (p. 70). Il apporte toutefois l’utile complément duquel les chercheurs ont tendance à se départir. À rebours de la sacralisation du littéraire, sa lecture ose défaire le travail propre à la fiction pour la faire parler dans d’autres régimes de signification. En outre, si elle est quelquefois inopportunément réduite par l’Histoire, la fiction peut aussi, de temps à autre, être dépassée par elle. Daniel Fondanèche fait apparaître avec brio les calembredaines des nombreux espoirs déçus et autres essais ratés qui restituent avec justesse l’imaginaire bigarré d’une époque : tentative de greffe d’un rein de porc sur le coude d’une femme urémique (p. 290), télépathes persuadés de communiquer avec les Martiens (p. 302), crèmes et dentifrices au radium (p. 315)…