Une symétrie désordonnée ?
1L’historien Michel Jeanneret, qui fit également paraître cette année une édition des fêtes de Versailles relatées par André Félibien1, propose de poser un autre regard sur les jardins du château de Louis XIV. Il s’agit moins de célébrer la symétrie et l’ordonnancement classiques, que de souligner les désordres, les agitations, les mouvements que révèlent les fontaines, les sculptures, les spectacles ou l’homme, entre 1660 et 1680. La claire façade classique se fissure et dévoile un cœur plus sombre que les Caractères de La Bruyère avaient mis en évidence.
2L’ouvrage définit dans sa préface un « chaosmos » emprunté à Joyce, avant de proposer un cheminement qui conduit le lecteur de l’aurore du site à l’ombre. Le parcours est ponctué d’illustrations ; photographies, estampes, peintures qui servent le propos.
Versailles : matin du monde
3Sans offrir un propos linéaire qui insisterait trop sur la chronologie, le chapitre met en évidence l’érudition qui prévalut à l’aménagement de Versailles, non sans rappeler la sauvagerie du lieu primitif. Après l’évocation de la genèse, un parcours est proposé, destiné à découvrir les monstres des fontaines du jardin, qui signent la force de la mythologie et des Métamorphoses d’Ovide. Le lecteur est invité à pérégriner visuellement, et à solliciter sa mémoire des lieux. Certaines fontaines sont décrites, en établissant un lien entre l’iconographie et la littérature. L’ensemble s’intéresse aux bassins existants, mais aussi aux projets, notamment à ceux de Le Brun, dont les dessins sont reproduits. Les figures inventées pour célébrer le roi victorieux affichent une force, rappellent que les mythes d’Apollon, mais aussi de Persée ou d’Hercule offraient des modèles séduisants par leur éloquence. Les projets de Le Brun, tout en mouvement, sont empreints de vigueur et suivent les lignes ascensionnelles nécessaires au fonctionnement d’une fontaine. L’auteur adopte le point de vue du promeneur, mêlant les pérégrinations du Grand Siècle et celles du visiteur contemporain ; ce qui lui permet de mettre en perspective de manière fluide les œuvres exécutées avec les projets qui ont pu être donnés.
4Si les bassins et fontaines affichent une fantaisie, la statuaire, quant à elle peut aussi se jouer des modèles classiques en les parodiant :
Le burlesque corrompt et menace le Parnasse, sanctuaire d’Apollon et foyer de la poésie. L’analogie révèle l’étonnante cohérence du programme du parc : les statues parodiques jettent le trouble dans la beauté, la farce dans la solennité, l’impudeur dans la délicatesse. (p. 52)
5Lors de sa prochaine visite de Versailles, le lecteur d’aujourd’hui ne regardera plus les œuvres de la même manière. Il cherchera le grotesque et le détournement nécessaires à une approche moins policée des lieux. Le parcours s’achève avec la présentation du géant Encelade « à demi enseveli sous la lave et les rochers » (p. 54). Les différents monstres du parc prennent leur sens dans un parcours allégorique dont l’homme du xviie siècle maîtrisait les codes.
6L’un des aménagements emblématiques de Versailles fut la grotte de Thétis, construite en 1664, et démolie en 1684. Le bâtiment est connu grâce aux estampes de Le Pautre, mais aussi grâce aux textes de La Fontaine, Madeleine de Scudéry ou Félibien. La grotte fascine, procède de l’enchantement : la mimesis préside pour recréer un espace « naturel » que l’eau ruisselante anime. Le bâtiment s’inscrit dans une longue tradition de l’art des jardins. La grotte, les bosquets, le labyrinthe font passer le promeneur de la lumière à l’ombre. L’auteur montre à quel point la hauteur des végétaux procurait le sentiment d’une architecture végétale aux hauts murs. Le parcours est ainsi moins lisible, plus dissimulé.
7Le site, enfin, ne serait rien sans l’eau, une eau domptée, canalisée afin qu’elle offre le spectacle du miroir (le parterre d’eau) ou de la vivacité du jaillissement. L’auteur, s’il rappelle avec une certaine allégresse les travaux engagés pour que l’eau abonde, préfère centrer son propos sur les intentions et les effets produits.
Spectacles : descente aux enfers
8Des fêtes aux opéras, la seconde partie du volume est consacrée aux spectacles qui ont pu rythmer la vie de Versailles. Les textes et les documents iconographiques qui en ont conservé le souvenir rappellent leur importance dans la vie de la Cour. Trois grandes fêtes ont présidé au début du règne du souverain : celles de 1664, 1668 et 1674. Ces flamboyants divertissements célébrèrent les victoires militaires tout en affirmant le pouvoir du souverain. Le parc servit de décor aux pièces de théâtre, et l’auteur souligne, à propos de George Dandin, l’étrangeté du choix (pour la fête de 1668) puisque la comédie de Molière offre la parole au « peuple mal dégrossi » (p. 134). Le peuple auquel les portes avaient été ouvertes après le passage du cortège. Les éléments du jardin créent une illusion propre au spectacle, ménageant des effets entre l’intérieur et l’extérieur2. L’œil de l’auteur parcourt les textes et les estampes, toujours avec la même volonté d’entraîner le lecteur à sa suite. Une fois encore, l’aisance narrative donne une souplesse agréable à l’ensemble :
La fête a commencé à la fin de l’après‑midi. Quand vient l’heure du souper, on est plongé dans la nuit noire. Mais le pavillon où sont dressés les buffets (nous l’avons visité tout à l’heure) est « rempli d’une infinité de lumières ». Lustres, chandeliers et girandoles, bougies et flambeaux jettent leur éclat jusque dans les coins les plus reculés. (p. 140).
9Ombre et lumière dialoguent dans un discours où les feux d’artifices donnent de l’éclat et bouleversent l’ordre établi. Les feux de la dernière journée des célébrations de 1674 sont une forme d’apothéose et Le Pautre en a proposé une éclatante estampe. Quand Ovide a présidé aux figures du parc, Molière, Racine ou l’Arioste ont insufflé vie aux fêtes.
10La danse était bien sûr présente et les comédies-ballets de Molière, « destinées aux réjouissances royales » (p. 157) ont une place remarquable dans les divertissements en faisant entrer le burlesque. Le chapitre analyse divers aspects de ces pièces et souligne le regard porté sur la médiocrité des hommes : George Dandin et Monsieur Jourdain en sont de dignes représentants. L’ombre et la discordance de ces comédies engendrent une forme de désordre qui répond à celui du parc, fait écho aux lieux sauvages qui entourent le parc. Le rire est sollicité, tout comme l’adhésion des nobles, destinataires des pièces.
11La Cour aime la danse et la brillance des ballets qui laissent place à la fantaisie des costumes et des expressions. Le ballet de cour échappe aux règles et se montre inventif, tout en exposant de sombres côtés : « Le spectacle de la hideur conforte les courtisans dans la conscience de leur splendeur » (p. 180). La Cour cependant n’est pas seulement spectatrice, elle se fait actrice, tout comme le souverain. L’auteur montre que Louis XIV n’incarna pas seulement des figures allégoriques éclatantes et qu’il put se métamorphoser en « personnages carrément louches, au ban de la société » (p. 183).
12Les machines de Torelli ou celles de Vigarini ont ponctué les fêtes et contribué à leur succès. De la même manière, elles ont animé les opéras de Quinault et de Lully. Comme il avait analysé les comédies‑ballets, M. Jeanneret s’intéresse aux tragédies lyriques pour en déchiffrer les principes de dualité. Une fois encore la mythologie se déploie, tantôt apaisée tantôt violente.
L’homme bestial
13Dans cette partie, plus courte que les autres, l’auteur centre son propos sur l’homme, vu à travers le prisme de La Fontaine, de la physiognomonie de Della Porta ou des dessins de Charles Le Brun pour ses célèbres conférences de 1668 (sur les passions) et 1671 (La physionomie humaine comparée à la physionomie des animaux). Ces figures animales introduisent un lien avec La Bruyère qui, dans son chapitre consacré à l’homme fait surgir une « figure d’animal » (p. 235). La métaphore bestiale est filée à travers les écrits de Bossuet ou de Molière. Enfin, le regard aiguisé de Saint‑Simon sert de clôture pour mettre en évidence les comparaisons animalières ou les remarques acides concernant les disgrâces physiques. Cette partie, malgré son intérêt, peine cependant à se relier à l’ensemble du propos.
14L’idée de la chute de l’homme est sensible au cours du xviie siècle, déployée par Pascal, Malherbe, les Maximes de La Rochefoucauld ou La Princesse de Clèves. M. Jeanneret analyse les linéaments d’une pensée qui souligne la proximité entre l’homme et l’animal. L’égocentrisme est ensuite mis en perspective, rappelant le rôle de La Rochefoucauld, mais aussi le regard des dramaturges. Leurs personnages prennent souvent sens par rapport à la politique contemporaine du souverain. L’absolutisme, la quête de l’individualisme peuvent apparaître comme autant de failles dans une société en mouvement. Hobbes a ainsi défini l’état de nature, qui incite à la lutte pour défendre ses intérêts propres. L’auteur déploie alors non seulement les réflexions d’Hobbes mais aussi celles de Pascal à propos du pouvoir, puis celles de l’Athalie de Racine, et revient au géant Encelade dont il fut question plus avant dans l’ouvrage.
La parade
15La dernière partie semble revenir aux thématiques des premières parties pour circonscrire le rôle des arts et de la littérature dans l’expression d’un chaos :
Je voudrais défendre l’hypothèse que l’art de Versailles ainsi qu’une bonne part de la littérature contemporaine ne se limitent pas à représenter une crainte et à lui imprimer une forme qui permette de mieux la comprendre : ils tentent aussi d’agir sur elle et de la dissiper. (p. 294)
16Le pouvoir royal apparaît ainsi adapté à dompter, à dominer les éléments du désordre que l’esthétique classique contient également. La tragédie racinienne offre un exemple remarquable et M. Jeanneret puise dans les pièces et dans la bibliographie racinienne les arguments qui exposent le difficile équilibre entre tension et passion, entre mouvement et ordre. La mort d’Hippolyte, la célèbre hypotypose d’Andromaque ou la cruauté de Néron servent le propos. Quant aux Contes de Perrault, ils dissimulent les monstres sous des apparences agréables. Ainsi les arts, par une rigueur de construction, parviendraient‑ils également à contenir ce qui effraie.
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17L’ouvrage s’achève par un bilan de la fin du xviie siècle, qui « a laissé de lui l’image d’un monde étroitement policé » (p. 325). Il rappelle aussi les jeux de contrastes mis en œuvre en évoquant la naissance de Versailles puisqu’il fallut dominer les eaux stagnantes du marais.
18L’essai de Michel Jeanneret, parce qu’il renouvelle le regard porté sur Versailles, permet au lecteur de ne pas négliger l’importance des programmes iconographiques du parc et d’envisager un nouveau parcours, un parcours qui s’affranchisse des allées rectilignes du guide de Louis XIV3 et suggère de sillonner les allées courbes tout en se laissant captiver par la force expressive et narrative des figures sculptées. L’ensemble, qui tisse des liens, rappelle que les courants de pensée ne se départissent pas des évolutions d’une société et de la création artistique.