À la recherche de l’événement : un pan de l’histoire du roman
1« Cela sonne comme un article du Dictionnaire des idées reçues : “années 1860 : les dire années charnières du xixe siècle” » (p. 53), écrit avec humour Marc Courtieu. C’est bien ce moment de révolution, de tournant esthétique majeur déjà étudié, entre autres, par Lukács, Sartre ou Bourdieu, que M. Courtieu cherche à interroger à nouveau dans son travail. Il pose ainsi, dès l’abord, l’existence d’un renversement majeur dans le genre romanesque autour des années 1860, entraînant une interrogation qui sera le fil rouge de tout son travail : « que s’est‑il donc passé ? » (p. 7).
2La thèse de M. Courtieu est que ce changement peut se lire et se comprendre à travers la notion d’événement. L’auteur reste volontairement évasif lorsqu’il s’agit de définir ce concept ; tout au plus précise‑t‑il qu’il s’agit de « l’atome de tout récit » (p. 9), celui qui permet de faire passer le récit d’un état à l’autre, de le faire avancer. En reprenant la distinction proposée par Claude Romano1, M. Courtieu propose de s’intéresser au passage, dans cette deuxième moitié du xixe siècle, d’un roman événementiel à un roman événemential : le premier, le roman réaliste classique, dont Balzac serait le représentant type, s’organise autour de l’événement pour donner un sens à l’histoire, définir le jeu des causes et des conséquences ; le second, au contraire, renverse la perspective en faisant naître l’événement dans le langage, ne fait plus de l’événement un élément préexistant à la narration mais créé par le fait même d’être raconté. C’est bien de rupture épistémologique que l’on peut parler, selon l’auteur : le roman, en effet, refléterait un profond bouleversement de la vision du monde, qui ne se limite pas à la littérature mais s’incarne notamment dans le changement de paradigme opéré par les théories darwiniennes, qui remettent en cause une vision « classique » de l’événement, dont Cuvier était, au début du xixe siècle, le porte‑parole.
3L’ambition de M. Courtieu est donc de décrire les modalités de cette rupture, en décrivant à la fois ce qui l’a précédée et ce qui s’en est suivi. Cette perspective diachronique rend l’organisation de l’ouvrage extrêmement claire ; il s’agit d’abord de décrire ce roman classique qui relèverait de l’événementiel, pour mieux comprendre dans un deuxième temps les remises en causes qu’il suscite autour des années 1860 — l’auteur privilégiant ici deux voies : Flaubert et le naturalisme. Le troisième temps, le plus long (allant des chapitres 3 à 6), s’attache aux nouvelles conceptions romanesques qui naissent de ces remises en cause, en suivant deux tentatives majeures : le roman d’aventures et son héritage dans le roman américain contemporain, et les romans de l’événement discursif, que M. Courtieu étudie au travers d’une série de monographies (Joyce, Woolf, Musil, Broch, Sarraute).
Le roman classique : l’événement comme catastrophe
4Le propos est ici de comprendre l’articulation possible entre la forme classique du roman et la vision du monde de Cuvier, en s’appuyant notamment sur l’influence reconnue de ce dernier sur le projet balzacien. M. Courtieu rappelle que la théorie scientifique de Cuvier emprunte à une conception catastrophiste, qui permet d’expliquer la présence de fossiles d’espèces disparues ; celles‑ci s’éteindraient du fait de catastrophes ponctuelles, provoquant une série de ruptures qui expliqueraient la discontinuité des espèces animales. On peut parler de paradigme essentialiste : les espèces sont fixes, et tout changement ne peut prendre la forme que d’une disparition brutale ou d’une apparition ex nihilo.
5Bien que cette présentation mériterait sans doute un développement plus succinct, pour les lecteurs peu au fait des enjeux précis de ces disciplines, l’application qu’en fait M. Courtieu au sujet du roman est tout à fait convaincante. Il montre en effet à quel point le roman de la première moitié du xixe siècle s’organise autour d’événements pensés comme des catastrophes : leur rôle est de faire avancer le récit, d’être des « brisure[s] du continuum temporel » (p. 28) qui rendent possible la progression de l’action. Ce n’est que par lui que l’enchaînement des causes et des conséquences se produit : le roman classique est une forme où l’activité est centrale, puisqu’elle permet de rompre les frontières (sociales, politiques ou amoureuses). L’illustration la plus fréquente en est la présence d’un événement perturbateur au cœur du roman, qui souligne la différence entre une situation initiale fixe et la situation problématique qui s’ensuit. Plus rarement, cet événement est présent dès le début et, très fréquemment pour ce qui concerne le genre de la nouvelle, à la fin.
6On peut regretter que M. Courtieu ne consacre pas plus de temps à cette très séduisante analogie, ce qui aurait permis d’éviter une certaine approximation quant à la définition même de ce qu’il nomme « roman classique » : à l’exception de Balzac, les autres romanciers appartenant à ce modèle — Hugo, Manzoni, Sue, Dumas et Dickens, notamment — ne sont cités que très rapidement, sans qu’aucune nuance ne soit apportée sur la pertinence de leur assimilation à un type commun de récit2.. On se permettra également de rester perplexe devant certaines généralités peu argumentées, à l’image de cette affirmation selon laquelle les personnages de ces romans n’existeraient que par les événements qu’ils subissent, qui feraient oublier « la pauvreté de leur spécification psychologique » (p. 32).
Questionner la continuité du monde : les interrogations du roman
7Cette première approche conduit M. Courtieu à sa thèse centrale : celle d’une rupture dans la conception de l’événement, qui aurait eu lieu à partir des années 1860. L’idée est que se rejoue dans le roman le changement de paradigme entraîné par les travaux de Darwin, qui présentent une conception continuiste de la vie. Contrairement à Cuvier, Darwin estime en effet que l’étude des espèces animales ne doit pas se faire en terme de catastrophe, mais d’évolution : il n’y a pas de saut d’une espèce fixe à une autre, mais une continuité permanente par laquelle les espèces se transforment. On passe ainsi de la classification systématique et essentialiste à la généalogie, visant à identifier les chaînons manquants :
Darwin fait ainsi passer « l’histoire naturelle », qui, loin d’être historique, était une description de la nature et des espèces, dans le registre du temps. Devenant récit, elle entre dans l’histoire. (p. 54)
8Ce changement épistémologique se reflète dans une crise du roman, qui questionne la place de l’événement dans le récit avec beaucoup d’hésitations et de tentatives de nouvelles formes. L’auteur en retient deux : le roman flaubertien et la naturalisme. M. Courtieu repère chez Flaubert une subordination de l’événement à la description, qui se traduit par une incapacité du personnage à agir. On retiendra notamment la comparaison très parlante entre Rastignac et Frédéric Moreau : là où le premier s’impose dans le monde en traversant les frontières sociales, le second est réduit à l’impuissance, à la passivité. L’événement, dès lors, n’a plus rien d’exceptionnel : il se noie dans le banal, dans « la continuité inopérante et répétitive de la vie » (p. 61), et participe de l’ironie flaubertienne sur la tendance du roman à surévaluer l’événement. Cette contestation des codes reste néanmoins tributaire de certaines conventions : le roman flaubertien est toujours organisé autour de l’événementiel, mais ce dernier est en voie d’effacement.
9Le naturalisme prolonge cette contestation, tout en retrouvant les mêmes hésitations. La démonstration de M. Courtieu, plus longue, est ici particulièrement bien menée, notamment lorsqu’il s’agit de montrer avec beaucoup de nuances les affinités du naturalisme avec la vision darwiniste du monde. Zola — puisque c’est à lui que l’auteur emprunte la majorité de ses exemples — cherche en effet à faire du roman « un lambeau de la vie humaine3 », où rien d’extraordinaire ne se distingue entre un avant et un après du roman : il s’agit de détacher une tranche de vie dans l’existence des personnages, dans la logique d’une vision du monde continue, refusant le primat de l’événement‑catastrophe. D’où le recours fréquent à l’incipit in medias res : le lecteur est d’emblée accueilli dans cette continuité du vivant, est introduit dans quelque chose qui a déjà commencé. Avec beaucoup de justesse, M. Courtieu repère pourtant une persistance du romancier naturaliste à introduire de l’événement, mais de manière dissimulée : bien que Zola affirme que « l’intrigue importe peu au romancier4 », il n’échappe pas au recours à des procédés de suspense et de dramatisation, ni même à l’introduction d’événements secondaires mélodramatiques en marge du texte. Cette dissimulation des processus classiques du récit amène M. Courtieu à penser que le romancier naturaliste, comme Flaubert avant lui, ne parvient pas à briser définitivement le lien du récit à l’événement.
D’un extrême à l’autre : repenser l’événement
10Deux voies majeures, selon M. Courtieu, sont suivies par le roman après ces moments de remise en cause : une tendance à « l’hypertophie événementielle » (p. 78), et un déplacement de l’événement à d’autres niveaux textuels, renouvelant entièrement le concept.
Retour à l’événement : aventure & frontier
11La première voie naît dans les années 1870, et s’incarne dans une forme qui a connu son âge d’or jusqu’aux années 1930 : le roman d’aventures. La naissance de ce genre s’inscrit très clairement dans une dimension polémique vis‑à‑vis du naturalisme : Stevenson et Conrad, entre autres, reprochent à Zola et ses disciples de manquer l’essence même du roman et de susciter l’ennui du lecteur. Ces romanciers veulent revenir à des récits à l’irréalisme assumé, où l’événement tient lieu de moteur au récit ; l’objectif est d’avancer, d’échapper au temps du quotidien pour organiser une narration où tous les éléments comptent et où rien n’est inutile. M. Courtieu liste ainsi plusieurs motifs qui servent de repoussoir au roman d’aventures : l’immobilité, l’enfermement, la maladie. Cette vision du monde s’inscrirait dans une inspiration darwinienne bien différente de celle du naturalisme : le roman d’aventures célèbre une mystique de l’homme fort, qui se confronte à l’événement et le surmonte, et
rejoint une certaine tendance de l’évolutionnisme qui, dans la sélection naturelle, reconnaît la loi du plus fort (p. 85).
12La position de M. Courtieu, pour documentée qu’elle soit, semble ici pour le moins manquer de nuance. Son écriture a, dans ce chapitre, une fâcheuse tendance à la polémique, par le recours régulier aux questions rhétoriques, guillemets ironiques et autres provocations : on ne voit guère l’utilité, par exemple, de sous‑entendre que le roman d’aventures est une écriture de droite, tandis que le « roman de l’ennui » (Moravia, Camus, Sartre, …) appartiendrait au camp opposé (p. 87). Si un certain roman d’aventures peut en effet être lu comme un idéal du surhomme, en corrélation directe avec une idéologie coloniale, il n’en reste pas moins fort gênant d’en oublier la complexité et l’ambiguïté fondamentale, étudiées avec une grande précision par Matthieu Letourneux5. On regrettera ainsi que Conrad soit le seul auteur à échapper à un jugement un peu rapide, alors que Stevenson, pourtant très souvent cité, en est réduit à une vision simpliste : il est curieux, par exemple, de ne voir dans le Long John Silver de L’Île au trésor que « la puissante vitalité du héros »(p. 121), du surhomme nietzchéen, sans relever dans le même temps que le personnage est l’incarnation même de la séduction du mal. Ces raccourcis sont d’autant plus dommageables que la démonstration visant à montrer le retour en force de l’événement dans le roman d’aventures est tout à fait convaincante, une fois dépouillée de cette tendance au jugement idéologique.
13L’originalité de la position de M. Courtieu, sur cette question est d’effectuer un lien entre ce genre aux limites chronologiques assez restreintes et toute une tradition du roman américain, par l’intermédiaire de la notion de frontier. Dans un parcours qui le mène de Melville à Don DeLillo, l’auteur montre que le roman américain est partagé entre la recherche constante de l’événement et sa capacité à le comprendre :
Ainsi ira la littérature romanesque américaine, oscillant sans cesse entre deux pôles : d’un côté, on réécrit le récit pionnier, celui des origines nationales, où l’événement était à tous les coins de forêt, de désert. De l’autre, on est saisi d’un doute radical concernant la capacité du langage à interpréter correctement ces événements, à les transcrire dans toute leur pureté originelle (p. 137).
14L’événement, dans ce roman, est avant tout spatial, rejouant constamment le mythe de la frontier, obstacle à faire reculer pour que le progrès puisse triompher. Il est par conséquent une valeur positive, au sens clair. Cette donnée est mise en lumière par une très intéressante comparaison entre deux romans de Tom C. Boyle et Carlos Fuentes, par laquelle M. Courtieu montre le contraste entre le roman nord‑américain et son équivalent au sud du continent. Si, dans le premier, la frontier est l’espoir d’un futur, d’un progrès, dans le second elle est limite indépassable, nostalgie d’un monde perdu ; l’événement positif de Boyle devient événement tragique chez Fuentes. La fin de l’époque des pionniers, par conséquent, fait s’interroger le roman américain sur la possibilité de conserver un sens à l’événement qu’est le franchissement de la frontier M. Courtieu étudie pour cela plusieurs tentatives de réanimer ce mythe et de lui donner une nouvelle ambiguïté (chez Faulkner, notamment).
Recréer l’événement
15La seconde voie du roman est tout à fait différente : elle cherche à donner une absolue nouveauté au concept d’événement, en déplaçant son lieu de référence. M. Courtieu voit les premières tentatives en ce sens dans deux livres clés, Bartleby et Bouvard et Pécuchet. Dans ces deux textes, « c’est l’acte même d’écrire qui fait événement » (p. 189), en prenant comme thème central l’idée de la copie. Flaubert comme Melville mettent en question la capacité du langage à dire le monde et, par conséquent, à créer de nouveaux événements ; la copie thématise ce questionnement, en réduisant l’événementiel à une possible répétition dénuée de sens.
16La dernière partie du livre est ainsi consacrée aux propositions romanesques cherchant à répondre à ces interrogations. L’étude de M. Courtieu porte ici sur une série de cinq monographies, plus ou moins développées, concernant Joyce, Woolf, Broch, Musil et Sarraute ; l’auteur souligne que, pour être tout à fait complet, le propos devrait également concerner Proust, Kafka ou Thomas Mann, mais que son choix s’est porté sur des auteurs moins étudiés en France. Le point commun est de situer l’événement à un niveau discursif, contrairement au roman classique qui le situe au niveau de l’histoire :
[Ces écrivains] ont cherché à dire, à créer dans leur écriture même de tels instants mystiques, d’une densité extrême, épiphaniques. De ces fractures du tissu temporel, ces écrivains ont su faire, ô combien, des événements, comme autant d’ouvertures sur une forme d’éternité. (p. 297)
17Cette quête de l’instant se fait par des traits d’écriture propres à chacun des auteurs en question. M. Courtieu s’intéresse ainsi aux scènes épiphaniques dans les premiers textes de Joyce, aux « fragments de vérité » (p. 213) qui émergent de l’écriture du flux de conscience chez Woolf, et que l’auteur rapproche des moments de fusion entre l’individu et le cosmos tels qu’on les trouve chez Broch. À partir de là, l’on passe à la démythification de l’événement et de la causalité chez Robert Musil, qui recrée la nouveauté de l’événement en construisant une écriture du roman‑essai, où l’instant devient vision du possible. Enfin, M. Courtieu montre comment Sarraute parvient à écrire le moment où le langage se fait événement, par le travail sur la phrase et les images qu’elle peut contenir. Tous, en somme, passent par la plus extrême subjectivité pour recréer l’événement, le faire advenir par la rencontre intime entre le langage et le monde.
18Face aux critiques qu’ont pu susciter ces œuvres, dans lesquelles toute dimension événementielle aurait été miniaturisée, réduite à des instants fugaces, M. Courtieu propose une dernière analyse, dans un chapitre à valeur pré‑conclusive. En étudiant l’œuvre de Beckett en trois grandes périodes, l’auteur cherche à montrer que le travail d’épure réalisé par ce dernier n’est autre qu’une manière de supprimer tout superflu pour en arriver à des événements essentiels. L’évolution de l’écriture de Beckett suivrait cette tendance, en allant progressivement vers des textes et des phrases plus courts, vers un minimalisme s’attachant à ne dire que ce qui compte, quitte à s’approcher du silence. L’événement, ainsi, n’en apparaît que plus important, dès lors qu’il n’est présent que lorsqu’il est essentiel : il se rapproche de la nomination pure.
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19Il faut souligner, ici, la précision remarquable des études monographiques réalisées par Marc Courtieu, qui s’attachent au détail des modalités de recréation de l’événement romanesque. Cela fait d’autant plus regretter que ce ne soit pas le cas pour tous les auteurs étudiés dans cet ouvrage, ce qui n’est, au demeurant, pas illogique au vu de l’ampleur de l’objet d’analyse. Cette inégalité de traitement soulève néanmoins une interrogation sur la méthodologie adoptée : le fait que ces écrivains de l’événement discursif soient traités par le biais de la monographie, qui permet de rendre compte de la nuance et de la complexité de chacune des expériences romanesques, alors que les auteurs appartenant à la branche du roman d’aventures et de ses héritiers n’ont droit qu’à un tableau indifférencié et généralisant de leurs pratiques, laisse à penser que M. Courtieu, face aux deux « solutions » trouvées par le roman d’après 1860, a choisi son camp — impression confirmée par certaines remarques6. Cela est, bien évidemment, son droit le plus strict.
20On ne peut donc que saluer l’ambition d’un travail cherchant à faire un parcours de l’histoire du roman sur les deux derniers siècles, même si l’on regrette parfois, à la lecture, que tel ou tel point ne soit pas plus détaillé, pour éviter la frustration d’une piste de réflexion inaboutie, ou, au contraire, la perplexité devant une affirmation un peu rapide. D’où l’impression quelque peu paradoxale procurée par la lecture de ce travail : sa grande clarté, sa volonté d’emprunter à différents types de savoirs et de textes (les vingt‑huit pages de la bibliographie en attestent) ainsi que la finesse de certaines de ses analyses en font un ouvrage particulièrement stimulant, mais dont l’ambition paraît parfois démesurée au vu de la relative brièveté du livre. On ne peut donc qu’espérer une prolongation de la réflexion qui est au cœur de ce travail, ce que M. Courtieu lui‑même semble envisager dans son introduction (p. 12).