Beckett mis à jour
1Beckett est‑il encore devant nous ? Certains artistes et penseurs en semblent persuadés, et le nombre de publications — sans parler des mises en scène — auxquelles son œuvre continue de donner lieu nous oblige au moins à dire qu’il est encore avec nous, et qu’il continue de travailler notre présent, tant en termes critiques et théoriques qu’artistiques. Du point de vue éditorial, outre la publication chez Minuit de poèmes inédits fin 2012 et celle, en cours depuis 2009, des quatre volumes de correspondance chez Cambridge University Press, la littérature critique sur Beckett connaît un second souffle depuis quelques années, notamment lié à l’ouverture à la consultation, au début des années 2000, des archives beckettiennes de Trinity College et de l’Université de Reading. Le champ de la critique beckettienne, déjà extrêmement développé tant du point de vue du nombre de publications que de la diversité des approches, continue ainsi de s’étendre au niveau mondial.
2C’est dans ce contexte que la revue Littérature consacre un numéro à l’auteur irlandais, numéro qui, comme l’explique Martin Mégevand dans son excellent « Avant‑propos » (p. 3‑6), ne se donne pas pour objectif de couvrir le vaste champ des études beckettiennes — la tâche serait impossible et l’entreprise risquerait donc d’être suspecte —, mais de présenter une « collection » (p. 6) qui permette de « repérer quelques tendances fortes des recherches beckettiennes » (p. 3). Si l’objectif est pleinement atteint, ce premier numéro que la revue Littérature consacre à Beckett tire simultanément sa valeur du fait qu’il présente l’œuvre sous divers angles tout en permettant de dégager certaines lignes de force qui la caractérisent en profondeur.
Un « échantillonnage » de la critique beckettienne
3Les contributions du numéro reflètent bien la diversité de la critique, et d’abord, selon la volonté annoncée de M. Mégevand, du point de vue des origines géographiques des chercheurs : si, dans les études beckettiennes, les recherches des aires culturelles française et anglo‑saxonne ne communiquent pas toujours, elles sont ici toutes les deux représentées à peu près à part égale. Une autre qualité du numéro réside dans le fait qu’il réunit plusieurs générations de chercheurs, jeunes spécialistes et spécialistes confirmés, ainsi que deux « figures éminentes du monde de la recherche beckettienne », Ludovic Janvier et James Knowlson, sur les contributions desquels s’ouvre le volume.
4Dans l’entretien qu’il a accordé à M. Mégevand (p. 7‑22), L. Janvier, traducteur et ami de Beckett, explique ses réticences vis‑à‑vis de l’exercice de la biographie, tout en égrenant quelques souvenirs de sa fréquentation de Beckett. La lecture en est rendue d’autant plus plaisante et intéressante par la liberté de ton de L. Janvier, qui n’hésite pas à articuler tel souvenir de détail à des hypothèses interprétatives sur des éléments massifs de l’œuvre de l’écrivain — on pense par exemple à son idée que Beckett choisit le français pour quitter la langue anglaise en tant que lieu d’une mémoire littéraire pantagruélique, encombrante : le choix du français est selon lui un moyen de « quitt[er] la référence », de « se désappuyer de la connaissance » pour ne laisser subsister les souvenirs qu’à l’état de « lambeaux d’un pays qu’on a quitté depuis longtemps » (p. 19) ; on pense également à ce qu’il dit de ce « silence » dont on fait souvent la finalité de l’œuvre beckettienne : « gigantesque blague » (p. 9). J. Knowlson, biographe et ami de Beckett, propose quant à lui, dans une courte note, le récit d’une enquête sur les sources visuelles de Oh les beaux jours (p. 23‑27): après avoir été frappé par la ressemblance entre l’image que présente la pièce et le tableau de Max Ernst, Projet pour un monument à W. C. Fields, J. Knowlson raconte comment il chercha à savoir si Beckett avait pu, ou non, avoir connaissance de ce tableau au moment où il écrivit Oh les beaux jours. Ce récit, dont la portée reste anecdotique (son auteur le qualifie de « note », p. 27), n’est pas sans témoigner d’un certain nombre de problèmes relatifs à l’épistémologie de la recherche beckettienne, problèmes qui sont récurrents ces dernières années depuis que se multiplient les études recourant aux archives de l’écrivain. Ces archives offrent en effet la possibilité d’appuyer tel ou tel élément d’interprétation de l’œuvre sur des documents tangibles, mais risquent simultanément de faire naître le désir de ne retenir que les interprétations s’appuyant sur ces documents, relevant de la biographie (intellectuelle et artistique) ou de l’« atelier » de Beckett. Ces problématiques ont ainsi récemment fait l’objet d’un débat au sein de la revue Samuel Beckett Today/Aujourd’hui1, témoignant du souci d’exploiter ces documents — qui apportent de nouvelles perspectives à la critique — sans tomber dans le risque du biographisme ou de l’intentionalisme.
5Comme un fait exprès, l’article qui suit immédiatement dans la revue, celui de Bruno Clément (« Le sens d’un exemple », p. 28‑40), ne consiste pas en la traque d’une source et en la vérification de sa validité historique, mais part d’une « jolie coïncidence » (p. 28), annoncée comme telle, que l’auteur dit « invente[r] en même temps [qu’il] la découvre » (p. 31), et qui ne fera donc pas l’objet d’une vérification mais jouera le rôle de moteur d’une réflexion plus large sur le rapport entre fiction et pensée : coïncidence de scénario entre des passages de Watt et du Philèbe de Platon. La diversité sous le signe de laquelle le volume est placé est ainsi également celle des approches employées et des angles à travers lesquels l’œuvre est interrogée : Évelyne Grossman questionne le fonctionnement de l’œuvre et la pensée qui s’y déploie à partir d’une réflexion sur le structuralisme (p. 127‑137) ; Anthony Uhlmann poursuit sa recherche sur la question de l’image2 dans les textes de Beckett en croisant, dans un article en hommage à Marius Buning3, des réflexions sur l’allégorie et la théologie négative (p. 41‑50) ; Solveig Hudhomme interroge le thème du « voir » et de l’« écarquillement », en suivant ses ramifications à divers niveaux (p. 104‑113) ; Yann Mével présente un article sous forme d’une promenade en terre beckettienne avec Starobinski (p. 114-126) ; Hervé Serry retrace, à parti d’archives inédites, les raisons du refus par les Éditions du Seuil des manuscrits de Beckett (p. 51‑64)…
6Ce numéro n’est pas pour autant une simple collection de textes hétéroclites. Les articles sont en effet regroupés suivant des « tendances », annoncées par M. Mégevand dans son « Avant‑propos », tendances qui, si elles abritent des différences, structurent néanmoins l’ouvrage. Après les contributions de L. Janvier et de J. Knowlson, un premier volet articule littérature et philosophie avec les textes de B. Clément et de A. Uhlmann. Un autre volet est consacré à « l’exploration de la poétique et de la rhétorique beckettiennes » (p. 4), et regroupe les articles de Anthony Cordingley sur le rapport à la langue et le bilinguisme de l’œuvre (p. 90-103), de Chiara Montini sur la question de l’original et du brouillon, de l’œuvre en train de se faire (p. 78-89), et de S. Hudhomme. Les articles de Dirk Van Hulle et d’H. Serry sont saisis sous l’angle de la « matérialité » de l’œuvre : matérialité du texte dans l’essai de critique génétique de D. Van Hulle (p. 65‑77) qui dirige le projet de numérisation des manuscrits de Beckett4, et matérialité du processus éditorial dans celui d’H. Serry. Les contributions de Y. Mével et É. Grossman constituent le dernier volet, où la critique s’élabore à l’aide « des outils de l’herméneutique et de la psychanalyse » (p. 5).
7Si l’on voit ainsi comment ce numéro reflète la diversité de la critique beckettienne tout en en rendant sensibles quelques tendances principales, la lecture de l’ensemble de ces textes témoigne également, de manière plus souterraine, de deux lignes de réflexion plus présentes sur lesquelles on souhaite insister : la première a à voir avec l’omniprésence des références philosophiques dans les études beckettiennes, la seconde concerne le souci de situer l’œuvre de Beckett — souci qui passa longtemps à l’arrière‑plan, notamment à cause de l’image aux relents romantiques, qui prévalut un temps, d’un Beckett comme génie isolé et retiré dans les sphères de l’ineffable.
Beckett & la philosophie
8Le volet « littérature et philosophie » ne concerne pas seulement les textes de B. Clément et de A. Uhlmann mais également, de diverses manières, ceux de D. Van Hulle, S. Hudhomme, Y. Mével et É. Grossman (soit plus de la moitié des contributions) et, plus ponctuellement, la plupart des autres. Que la critique beckettienne se mêle de philosophie n’est pas un fait nouveau, loin s’en faut. De ce point de vue, l’intérêt des articles du numéro ne réside donc pas dans une audace particulière qui consisterait à convoquer des pensées philosophiques à propos de Beckett, mais bien plutôt à donner — bien que cela ne soit pas véritablement explicité — des indices qui expliqueraient pourquoi l’œuvre a tant suscité de commentaires philosophiques, et d’où elle tire son « effet philosophique ».
9A. Uhlmann s’attarde ainsi sur ce qu’il nomme le « profond “sentiment du sens” » (p. 48) auquel le lecteur est conduit face aux œuvres de Beckett. Il propose dans son article une façon de penser et de décrire la manière dont les textes de l’auteur irlandais font signe vers des systèmes de pensée abstraits et philosophiques, sans pour autant qu’on puisse les définir de manière certaine. Il travaille ainsi à définir ce qui peut inciter à l’abstraction dans les textes de Beckett, et propose pour ce faire la notion d’allégorie négative — figure qui retient le négatif de la théologie négative, et s’appuie sur les réflexions de Paul de Man selon qui l’allégorie établit des relations indirectes aux significations sous‑jacentes auxquelles elle renvoie, et ce « quel que soit le[ur] degré de certitude » (p. 47). Ce sentiment du « sens » n’est certainement pas étranger, à un autre niveau de l’œuvre, à la réflexion de L. Janvier évoquant le démenti — ou l’épanorthose, que B. Clément a analysée en détail dans L’Œuvre sans qualités —, par lequel on « passe d’un vrai ancien à un vrai nouveau » (p. 14), dans une marche vers la vérité (pensons aux marcheurs — ou rampeurs — beckettiens), attendue comme une épiphanie. L’épiphanie n’a (la plupart du temps) pas lieu, et c’est ce qui suscite probablement d’autant plus le désir de la trouver. L’article d’É. Grossman propose également des perspectives très stimulantes sur la question du sentiment du sens suscité par les œuvres de Beckett. Partant de la définition deleuzienne du structuralisme5 et éclairant de cette manière le travail de Beckett sur la combinatoire, elle insiste notamment sur l’idée que la circulation des éléments dans la combinatoire, comme la production du sens selon Deleuze, exige une case vide dans la structure. Le sentiment du sens dont parle A. Uhlmann dépendrait dès lors précisément du maintien d’une zone d’ombre — pensons à En attendant Godot —, et l’œuvre de Beckett nous proposerait ainsi de faire l’expérience non pas de l’absurde mais d’événements qui simultanément « ne signifie[nt] rien et déborde[nt] de sens » (p. 132).
10Outre ces réflexions sur un élément manquant facteur d’un sens non fixé ou sur une allégorie négative, le rapport de l’œuvre de Beckett à la philosophie gagne également à être pensé suivant ce que B. Clément dégage comme « une pensée de la pensée » (p. 29) dans les textes de Beckett : l’objet de l’œuvre est, dans une certaine mesure, la pensée (qu’elle figure, présente, pense). S’appuyant, à la faveur du rapprochement de Watt et de Philèbe, sur l’idée qu’« aucune pensée n’est pure de la fiction qui la rend possible » (p. 31), B. Clément s’intéresse aux configurations épistémologiques qu’essaient ou figurent les œuvres de Beckett, à la manière de la plus connue : le « dispositif réellement épistémologique » (p. 38) de Film, où la fiction, organisée suivant la proposition berkeleyenne selon laquelle « être, c’est être perçu », a pour protagonistes Œ (l’œil qui perçoit) et O (l’objet perçu6). Ces réflexions rejoignent sur certains points celles d’É. Grossman sur l’importance de la découpe, de « l’émergence des formes » (p. 136), ainsi que sa remarque selon laquelle il s’agit moins chez Beckett « d’un imaginaire fictionnel que d’un imaginaire de l’expérimentation, de l’hypothèse, du postulat, du protocole d’expérience » (p. 132). B. Clément souligne de son côté la dimension spécifiquement épistémologique de ces dispositifs : l’œuvre de Beckett expérimenterait des manières, des formes, de pensée7. On comprend que l’œuvre suscite la philosophie, si son objet est, dans une certaine mesure, la pensée elle‑même. Cette hypothèse peut également s’appuyer sur les réflexions de D. Van Hulle dont l’article sur les brouillons de L’Innommable consiste à montrer comment cette œuvre mobilise à plusieurs niveaux un débat philosophique sur la manière de concevoir l’esprit. Le dernier texte de la première trilogie romanesque témoigne d’un intérêt de Beckett pour une approche que le chercheur qualifie de post‑cognitiviste, c’est‑à‑dire critique du modèle cartésien de l’esprit, ou de l’espace intérieur de la conscience, comme coupé du monde8, et cherchant plutôt à penser l’interaction entre l’esprit et le monde. Il propose dès lors de lire certains passages de L’Innommable comme une parodie du modèle cartésien, et ceci en mettant notamment au jour, dans l’analyse des brouillons, des références directes au texte de Thomas Reid, Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sense (1764), contemporain de Hume, fondateur de l’école écossaise du « common sense », et très critique de Descartes9.
11Ces contributions apportent donc des éléments précieux pour penser ce qui, dans l’œuvre de Beckett, appelle à la philosophie, que ce soit d’un point de vue formel ou structurel, ou d’un point de vue plus directement thématique. Bien que le volume ne soit pas consacré au rapport de l’œuvre à la philosophie, on regrette, sur cette lancée et dans ce contexte, que ne soit pas davantage mentionnées et travaillées des figures centrales pour Beckett comme Arnold Geulincx (D. Van Hulle évoque bien le philosophe flamand, p. 70, et de manière tout à fait pertinente, mais sans développer cette référence) ou Fritz Mauthner10. Les éléments de réflexion sont néanmoins riches et nombreux, et les auteurs, loin de tomber dans le risque qui consisterait à lire cette œuvre littéraire de manière simplement philosophique (risque auquel ont pu céder certains des premiers lecteurs de Beckett11), témoignent du souci de ne pas être dupes de cet « effet », mais de le penser en tant que tel — y compris dans sa dimension philosophique.
Situations de Beckett
12L’autre dynamique de recherche dont ce numéro témoigne concerne le souci de situer l’œuvre de Beckett, longtemps isolée par sa « radicalité ». À ce sujet, l’article d’H. Serry constitue un moment fort du numéro. Dans « Comment et pourquoi les éditions du Seuil refusèrent‑elles Samuel Beckett ? », l’auteur ne se contente pas de nous donner à lire les notes de lecture inédites des lecteurs du Seuil, résumant leur avis sur la publication (en l’occurrence, le refus de publication) des textes de Beckett de l’immédiat après‑guerre12, mais nous donne également à sentir les problématiques et préoccupations du champ éditorial et littéraire de l’époque, dans lesquels s’inscrit l’œuvre de l’auteur irlandais, et qui l’éclairent singulièrement. Si les lecteurs du Seuil reconnurent le « très grand talent » (selon les mots d’Albert Béguin, p. 56) de Beckett, ils furent néanmoins refroidis par ce qu’ils percevaient comme une écriture très systématique, calculée, et refusèrent avant tout l’œuvre pour des raisons éthiques : refus de ce qu’ils percevaient comme un « noir absolu », condamnable en tant que tel, et loin des préoccupations et de la position du Seuil, aux origines catholiques et militantes. L’œuvre de Beckett n’est pas seulement située, au fil du numéro, du point de vue de la sociologie du milieu éditorial (ce qui est très rarement fait), mais également du point de vue de l’histoire des idées : É. Grossman rappelle ainsi que si les années 1950 et 1960 sont celles du nouveau roman et du théâtre de l’absurde — ce qui n’est pas nouveau à propos de Beckett —, ce sont aussi les années du structuralisme, de la cybernétique et de la théorie de l’information — ce qui est moins souvent remarqué, et s’avère très fructueux. Le texte de Y. Mével propose quant à lui, suivant un fil et des articulations très fines, de situer l’œuvre de Beckett dans une histoire littéraire et culturelle avec laquelle elle est de toute évidence en dialogue : celle de la mélancolie, à propos de qui il convoque notamment, et entre autres, Robert Burton et Baudelaire, dont on sait l’importance pour Beckett. À travers la mélancolie, Y. Mével en vient à interroger les questions importantes de la satire et de l’ironie dans le texte beckettien, ainsi que celle de la « violence esthétique » (p. 120) dont son œuvre témoigne — ce qui ne l’empêche pas, également, de mentionner en passant la dimension « féérique » de l’œuvre (p. 122), dimension souvent passée sous silence et pourtant, nous semble‑t‑il, centrale.
13De manière plus transversale, un certain nombre des contributeurs du numéro s’accordent pour dire que l’œuvre de Beckett se situe dans un entre‑deux : l’entre‑deux des langues, déjà, dans sa poétique d’autotraduction (qu’analyse A. Cordingley), entre‑deux qui va jusqu’à remettre en cause le statut d’œuvre et d’original (selon C. Montini) ; ou, plus généralement, entre‑deux de la modernité et de la post‑modernité (suivant Y. Mével, p. 125‑126), de l’humanisme et de l’anti‑humanisme (selon É. Grossman, p. 129), ou du modèle cognitiviste cartésien et du modèle post‑cognitiviste (d’après D. Van Hulle, p. 66, p. 75). Ces analyses et affirmations ont un réel pouvoir de clarification, et rendent bien compte de la tessiture et des ambiguïtés de l’œuvre ; leur mention est cependant l’occasion de pointer un risque, qui nous semble particulièrement présent dans la critique beckettienne lorsque le cadre même de l’analyse est celui de cette alternative, risque de ne penser l’œuvre que négativement, à travers ce qu’elle refuse, ou ce à quoi elle ne convient pas, risque de lire Beckett en l’articulant à des découpes, à des oppositions, auxquelles ses textes échappent. Certes, la négation est au centre de cette œuvre du pire, du rien (ou plutôt, différence décisive : « du peu », comme le souligne É. Grossman, p. 135), et certes, les textes de Beckett semblent travailler sans cesse à échapper aux oppositions binaires. Mais, d’une part, il faut veiller à ne pas prendre le discours de l’œuvre pour en faire un discours sur l’œuvre13, et d’autre part, et surtout, ne serait‑ce pas précisément parce qu’elle ne s’y plie pas qu’elle continue à intéresser notre présent, laissant imaginer que les choses peuvent s’articuler autrement ? Dans cette optique, il faudrait penser ce qu’il y a de simplement affirmatif dans l’œuvre de Beckett — et c’est un des points forts de ce volume que de donner des éléments pour ce faire, de ne pas donner l’image d’une œuvre simplement négatrice.
14Plusieurs réflexions au fil des articles vont en effet dans ce sens : la « syntaxe de la faiblesse » revendiquée par Beckett n’est pas négative mais, comme le souligne A. Cordingley, il s’agit d’« une position rhétorique comme une autre » (p. 93), elle est à ce titre tout aussi affirmative qu’une autre ; ce n’est pas sans plaisir que l’on lit les réflexions d’É. Grossman rejetant la catégorie de l’absurde à propos de l’œuvre de Beckett qui invite à penser non pas le défaut ou le manque de sens, mais plutôt le fait qu’il y en ait trop (p. 130) ; ou encore celles de L. Janvier affirmant que Beckett « ne déconstruit pas » mais simplement « compose » (p. 13), fabrique des œuvres14 (comment pourrait‑il en être autrement ?), et poursuivant en soulignant que s’il y a bien du négatif et du « saccage » chez Beckett, cela ne va jamais sans une certaine « douceur » (p. 20‑21). Dans ce contexte et à ce propos, on peut regretter que le volume ne comporte pas d’articles portant sur la question du rire beckettien, qui revient dans plusieurs articles, et permettrait de poursuivre la caractérisation de l’énonciation de l’œuvre. Si l’ironie est mentionnée à de multiples reprises (par exemple par Y. Mével, p. 118‑120, ou par É. Grossman, p. 133, p. 137), la dimension simplement destructrice qui la détermine en général exigerait de nuancer son application à l’œuvre, si l’on se rappelle sa « douceur » ou sa dimension « féérique » : c’est par exemple pour cette raison que A. Uhlmann lui préfère l’allégorie négative (p. 47‑48). Voir en quoi le rire beckettien ne se conforme pas tout à fait à la posture ironique, et décrire son ressort, serait un moyen de préciser et de mieux comprendre la force affirmative de l’œuvre.
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15Ce regret n’en est pas vraiment un, dans la mesure où il est surtout l’occasion de dire que la qualité de ce numéro ne tient pas qu’aux qualités des contributions individuelles, abordant l’œuvre de manière souvent originale (que ce soit par la méthode employée, l’angle retenu, ou la question posée), ni à sa capacité à rendre compte de la diversité des manières dont se pratique la critique beckettienne, mais également à ce que, laissant au lecteur le plaisir de l’hypothèse, il peut donner à penser.