Comment parler de Beckett aujourd’hui ? Lire, voir & entendre une œuvre phénoménale
Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme taillés dans la brume, ces équilibres qu’un rien peut rompre, qui se rompent et se reforment à mesure qu’on regarde ? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent ? De cette stase grouillante ? De ce monde sans poids, sans force, sans ombre ? Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse sans cesse. On dirait une insurrection de molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège. C’est ça la littérature1.
1C’est ainsi que Beckett décrit dans Le Monde et le Pantalon (1945), l’un de ses rares écrits critiques, les tableaux de son ami néerlandais Geer van Velde, affirmant pourtant en conclusion : « C’est ça la littérature. » Comme le remarque Évelyne Grossman, Beckett voit avant tout, dans la peinture de van Velde, une leçon d’écriture2. De sorte qu’aujourd’hui, environ soixante dix ans après la publication de ce texte et plus d’une vingtaine depuis celle de son dernier poème (Comment dire, 1989), on pourrait aisément assumer ces mêmes mots tant pour présenter que pour interroger sa propre production.
2C’est une œuvre singulière dans sa complexité, qui échappe à toute lourdeur monolithique en s’offrant au contraire comme un corpus foisonnant et sans frontières, fait d’incessants passages non seulement d’une langue à l’autre (anglais, français, allemand), mais aussi d’un genre à l’autre (théâtre, récit, poésie, nouvelle, radio, cinéma, télévision). Un ensemble hétérogène, traversé de citations, de références, d’échos intra et intertextuels, relevant de la littérature et de la philosophie aussi bien que des arts visuels et de la musique. Sans cesse travaillées et retravaillées, parfois pour rien (Nouvelles et Textes pour rien, 1955), parfois pour être abandonnées (From an Abandoned work, 1956), les œuvres de Beckett restent sans repos ultime : le « spéculum3 » d’une exploration en profondeur, menée au fil du temps, des moyens et des possibilités offertes par l’art pour se dépasser lui-même, franchir les limites de la représentation et ainsi témoigner d’un monde devenu, à l’aune du regard du xxe siècle, instable et mouvant, au point que « l’on ferait mieux de ne pas parler d’objectivité4 », comme le suggère l’écrivain lui‑même.
3Comment donc parler de cette œuvre exhaustive et en même temps exhaustée, pour reprendre les mots de Deleuze5, de ce corpus qui détone et se défait sous les yeux du spectateur aussi bien que du lecteur ? Comment l’aborder sans le trahir ?
Une expérience & un travail critique
4La tâche de la critique, venant au secours du lecteur-spectateur de Beckett, est difficile et passionnante, puisqu’elle relève de cette œuvre problématique qui par sa nature dissout tous les repères et invite à l’interrogation plutôt qu’à l’assertion, à la relecture plutôt qu’à la lecture. Devant les œuvres beckettiennes, notamment les dernières, telles que Stirring still (1988), il est presque impossible de ne pas se demander : « quoi dire »? Impossible également de ne pas ressentir la montée du « comment faire ? », celui‑là même qui tourmente les personnages beckettiens, ainsi que l’exigencede revenir au moins une fois sur le texte, sur cette suite d’images sublimes mais tellement fragiles et mobiles qu’elles semblent s’évanouir dans le trou noir de la fin du texte pour échapper à toute possible fixation du sens. Lire, voir et entendre l’œuvre de Beckett signifie faire une expérience critique qui met en crise, puisqu’elle soustrait plus qu’elle n’ajoute des éléments à l’interprétation, faisant sans cesse ressurgir les questions qui la traversent, symptômes de ce que l’écrivain appelait : « the malady of wanting to know what to do and the malady of wanting to be able to do it6».
5Il s’agit sans doute de la réussite la plus grande et la plus paradoxale de l’écrivain, celle de son célèbre « Fail again. Fail better7 », qui implique pour le critique beckettien un travail particulièrement délicat. D’une part, celui‑ci est voué à conduire l’examen d’un corpus fuyant et pluriel ; de l’autre, il s’expose au risque d’en trahir la nature et le mouvement. La tâche est d’autant plus compliquée par le fait que Beckett n’a pas du tout favorisé la démarche critique, s’y soustrayant irrémédiablement comme à l’attention que la célébrité lui avait apportée8, et se refusant, avec une cohérence désarmante, à donner des réponses aux interrogations que lui-même avait engendrées. Pourtant, à bien regarder les dernières publications de la critique beckettienne, il est évident que cette dernière, aujourd’hui plus que jamais, s’est pleinement chargée de la responsabilité de répondre au « comment dire »9 et au « comment faire », tout en se préoccupant de débarrasser le champ des vieux quiproquos développés dans le passé afin de diriger, sans pour autant les contraindre, la lecture, la vision et l’écoute de l’œuvre de Beckett.
6Deux parutions en particulier nous semblent répondre à ce cadre de manière significative. La première est Beckett ou la scène du pire. Étude sur En attendant Godot et Fin de partie, de François Noudelmann, philosophe spécialiste de Beckett autant que de Sartre, et grand connaisseur de littérature, de musique et des arts contemporains. Le second a pour titre L’Esthétique de la trace chez Samuel Beckett. Écriture, représentation et mémoire, ouvrage collectif dirigé par Delphine Lemonnier-Texier, Geneviève Chevallier et Brigitte Prost10. Ce sont deux textes structurellement différents, l’un portant essentiellement sur deux pièces de théâtre et l’autre recueillant des études, dont une de Stanley E. Gontarski11, qui traversent le corpus beckettien en long et en large en rendant compte des multiples genres et moyens explorés par l’écrivain. En dépit de ces différences, un fil rouge lie les deux ouvrages, qu’il convient donc d’aborder ensemble : en nous focalisant sur le premier, et en puisant dans le second sans cependant prétendre à l’objectivité, nous essayerons de déterminer les modalités selon lesquelles la critique oriente la lecture, la vision et l’écoute de Beckett aujourd’hui.
Beckett, maintenant ? « Here from is content, content is form »
7Bien que le texte de Fr. Noudelmann soit paru pour la première fois en 1998, sa deuxième édition publiée en 2010 révèle l’importance de la lecture qu’il offre de l’œuvre de l’écrivain. Y font écho les textes recueillis dans L’Esthétique de la trace chez Samuel Beckett, issus d’une journée d’étude tenue aussi en 2010, à l’Université de Rennes 2. Cette nouvelle lecture, comme la réédition,semble témoigner de l’actualité de l’analyse que Noudelmann propose dans le cadre de la critique beckettienne la plus récente. Ses premiers mots nous jettent en effet illico au milieu des interrogations actuelles par le biais d’un « Beckett maintenant ? » (p. 11) qui rappelle les célèbres, et désormais convenus, premiers mots de L’Innommable (1953) : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant12 ? ». Cet hommage permet à l’auteur d’introduire son travail en prenant position par rapport au statu quo des études beckettiennes et en dénonçant les abus que la critique a fait subir à l’œuvre de Beckett dans le passé. Avec une remarquable clarté et une précaution sensible de par la délicatesse de l’objet, Fr. Noudelmann se détache du passé et présente une sorte de mode d’emploi ajourné pour « voir et entendre une pièce de Beckett, maintenant » (p. 14), voire pour saisir les principes (première partie : « La Mathématique du pire »), le processus (deuxième partie : « L’Amoindrissement ») et la finalité (troisième partie : « L’Expiration ») qui sous-tendent l’œuvre de l’écrivain.
8Nous disons « œuvre » et non pas « pièce », parce que la lecture parallèle de L’Esthétique de la trace montre que l’analyse proposée par Fr. Noudelmann est valable pour une lecture globale de Beckett, permettant d’aborder non seulement son théâtre mais plus globalement son « écriture ». Tout en s’inscrivant dans une perspective clairement derridienne13, D. Lemonnier-Texier, dans l’« Avant-propos » du recueil, présente l’écriture beckettienne comme un processus d’« amoindrissement » remettant en jeu les possibilités de l’acte de création, voire de l’œuvre, de faire trace, de signifier (p. 7‑17)14. C’est pourquoi l’ouvrage qu’elle dirige propose, comme Beckett ou la scène du pire, une leçon d’actualité concernant à la fois le « comment voir, entendre et lire » l’œuvre de Beckett aujourd’hui. Les trois motifs traversent les parties autour desquelles s’articule L’Esthétique de la trace : d’abord Histoire, fable et mémoire en miettes, humanité en ruines ; De la mémoire impossible à l’inscription du processus d’écriture : poétique de la trace, espace de l’écho ; et enfin Mise en scène, mise en archives : traces et processus de création.
9Ainsi, si D. Lemonnier-Texier présente L’Esthétique de la trace comme un recueil destiné à « mettre à jour » (p. 7), par une analyse attentive des œuvres de Beckett, la lecture de ses aspects esthétiques et éthiques, Fr. Noudelmann fait de même avec son « Beckett maintenant ? », qui suggère un « avant » duquel se distancier — un passé critique qui, comme il l’explique très synthétiquement, est fait d’une variété inépuisable d’interprétations témoignant de la richesse du corpus beckettien, mais dans lesquelles il est pourtant possible de distinguer deux fils conducteurs principaux, se profilant respectivement dans les années cinquante et soixante. Le premier procéderait d’une lecture « existentialiste » de Beckett et se caractériserait par une approche philosophique cherchant le sens (ou le non sens) de ses œuvres, tandis que le second promouvrait une lecture « avant-gardiste », à savoir une critique formaliste décrivant le fonctionnement du texte (p. 11‑13)15. Les deux alternatives se trouvent écartées par Fr. Noudelmannen tant que telles, non seulement parce qu’elles ont conduit dans le passé à emprisonner l’œuvre multiforme de l’écrivain dans des catégories qui ne lui appartiennent pas (« théâtre de l’absurde », « Nouveau Roman »), mais aussi parce qu’elles procèdent d’un dualisme désormais inactuel entre forme et sens, qui est en outre absolument incongru par rapport à l’œuvre de Beckett. Un écrivain qui, comme le rappelle aussi D. Lemonnier-Texier, a fait de son œuvre un travail continuel de reliaison problématique de cette vieille dichotomie (p. 11). De sorte que « Here form is content, content is form16 », comme Beckett l’écrivait à propos de Joyce et comme l’affirme sa critique aujourd’hui, en ajoutant implicitement que dorénavant une autre lecture, plus fidèle, est appelée par cette œuvre « phénoménale ».
Une œuvre inquiète, une œuvre phénoménale
10Aller au-delà de ces deux lignes critiques signifie pour Fr. Noudelmann libérer l’œuvre de Beckett des vieilles taxinomies littéraires, pour dévoiler le travail langagier que l’écrivain à entrepris, bien plus vaste et irréductible17. Ceci conduit l’auteur à souligner, avant toute signification théorique, le « processus » mis en œuvre par Beckett tout au long de sa productionà partir d’une détérioration et d’une exténuation quasi‑systématiques de tous les éléments fondateurs de la représentation. Ces deux principes auraient engendré chez lui un processus ambivalent mais réglé, que Fr. Noudelmann, en s’inspirant à la version française de Worstward Ho (Cap au pire, 1983), appelle « le pire » (p. 14).Le mot résume le démantèlement systématique, par un savant mélange d’ordre et d’inexactitude, de tous les possibles de la représentation, bien que sa finalité, comme le souligne avec insistance l’auteur, n’est pas de se constituer en une simple critique iconoclaste, ni de rejoindre une pure absence de sens. Ce processus, chez Beckett, creuse la représentation pour la réinventer :
Il dégage une présence minimum et active, celle de la voix et de la lumière, du regard et du tracé. L’exténuation. L’exténuation infinie des possibles y offre l’épreuve d’une vibration inquiète entre une image qui sombre et une parole qui expire. (p. 15)
11L’œuvre de Beckett, telle que Fr. Noudelmann la présente, est une œuvre phénoménale au sens le plus vaste du terme — non seulement par son extraordinaire richesse et complexité, mais aussi parce que la critique de la représentation, qui constitue son fondement, engendre une recherche profonde et continuelle autour des phénomènes et de leurs modalités d’apparition : la vue et le regard, la voix et le souffle, le geste et l’articulation (p. 120). L’œuvre mènerait ainsi une exploration, conduite jusqu’à la limite, de ses propres capacités à s’offrir au regard du spectateur-lecteur, à ce que Beckett a nommé son œil « de chair » aussi bien qu’à « l’autre », celui de l’imagination18. Qu’elle soit théâtrale, télévisée, cinématographique, radiophonique, narrative, voire mnésique et imaginaire, comme le rappelle Angelos Triantafyllou19 dans à propos d’Imagination morte imaginez (1965), l’image de Beckett subit donc un traitement particulier. De sorte que la phrase de Mal vu mal dit (1981) mise en exergue par Fr. Noudelmann s’avère être significativement représentative aussi bien des pièces de théâtre de Beckett que de toute sa production : « L’œil reviendra sur les lieux de ses trahisons. »
12L’image ne serait pas conçue par Beckett comme un objet métaphorique, à savoir comme un corps visible et figé, censé renvoyer à un sens bien déterminé, mais se révèle être elle-même, au contraire, un « processus », sempiternellement en cours dans son œuvre. Comme le souligne Deleuze20, ce processus est destiné, d’une part, à capter tout le possible, mais, de l’autre, à rester irrémédiablement inachevé puisque assujetti à une dérive du sens qui l’oblige à revenir sans cesse sur lui même. Le travail du pire mis en œuvre par Beckett est ainsi décrit par Fr. Noudelmann dans des termes proches de ceux de Derrida, qui fait du travail de la trace une différence qui ouvre l’apparaître et la signification21. En effet, d’un côté, le « pire » révèle l’absence d’un référent et d’un sens ultimes bien discernables, donc un écroulement de la représentation auquel ne survit que ce que Fr. Noudelmann appelle « le moindre visible » (p. 134) : des formes, des corps, des voix, des mots, dont ce qui s’offre au regard n’est qu’une trace à la limite de l’effacement. De l’autre, creuser ce vide permet à Beckett de libérer le sens de toute constriction de forme, en rendant visible ce qui est normalement au-delà des limites de la représentation : la présence à l’œuvre d’un écrire, d’un parler, d’un voir et d’un gesticuler qui cherchent à s’inscrire dans le corps de la page, de la scène, de l’écran, aussi bien que dans le corps des sujets beckettiens. Ces processus restent pourtant sans fin et sans issue, puisque confrontés à répétition à l’impossibilité pour les mots, les formes, les voix, les regards et les corps de se constituer en images objectivées :
[…] comment dire — / ceci — / ce ceci — / ceci-ci — / tout ce ceci-ci — / folie donné tout ce — / vu — / folie vu tout ce ceci-ci que de — / que de — / comment dire — / voir —22.
13Comme l’explique Léa Sinoimeri à propos de la pièce télévisée Not I (1972), les images résistent chez Beckett à toute représentation ultime : elles ne s’objectivent jamais, ne trouvent pas un sens ou une stabilité, mais sont toujours montrées, par le biais de leurs apparitions et disparitions, sur le point de s’effacer23. Cependant, elles ne s’effacent pas : elles acquièrent plutôt, comme dans ces vers de « Comment dire », une nouvelle corporalité, instable et inachevée, parce que traversée par deux mouvements complémentaires et perpétuels de désincarnation et de (ré)incarnation. L’enjeu est ambigu, à la manière des traits d’union dans cette poésie, et expose au regard du spectateur-lecteur la matérialité singulière des images beckettiennes. C’est ce qu’ailleurs Fr. Noudelmann défini comme « une chair irréalisée : ni irréelle, ni non réalisée, [qui] présente une réalité sur le mode de l’irréalisation24 ». Tant Beckett ou la scène du pire que L’Esthétique de la trace insistent en ce sens pour dire que chez Beckett le travail du pire, comme l’appelle le premier, ou celui de la trace, tel que le nomme le second, ne révèle pas de pures absences, mais plutôt des résidus ambivalents, des présences qui attestent l’absence, pour emprunter la formule de Cécile Yapaudjian-Labat (p. 114). Le moindre, la trace, sont pour l’écrivain ce qui ne peut plus être réduit, à savoir l’inscription ultime dans la page, l’écran ou la scène, des formes, des corps, des voix, des regards et des mots atteints par le pire. « Rien », le premier mot proféré dans En attendant Godot, révèle en ce sens un vide, mais un vide inquiet, actif, dit Fr. Noudelmann (p. 110), à partir duquel commence la tâche toute beckettienne de le montrer visuellement.
« Toujours deux mystères » : la méthode, le processus, la finalité du pire
14Fr. Noudelmann se propose ainsi de montrer dans la première partie de son ouvrage, « La Mathématique du pire », comment Beckett parvient à « forcer les systèmes de signes qui s’offrent à la représentation » (p. 19). Il nous présente l’écrivain comme un vrai technicien de la logique à l’œuvre, sauf que le but de son travail minutieux est « la mise à sac du sens : mis au trou, ou à la poubelle » (p. 21). Un travail arithmétique, sériel et géométrique est voué à entamer progressivement le statut et la signification de la représentation, à partir d’une double logique d’exténuation et d’affaiblissement, d’excès et d’épuisement : « Vite avant l’heure toujours deux mystères », suggère d’ailleurs Beckett lui-même25.
15Ces principes ambigus se résument, comme le montre le premier chapitre de l’analyse de Fr. Noudelmann, titré « Arithmétique », à la mise en place d’un système d’échos et de duplications animant le langage et les gestes des personnages beckettiens. En attendant Godot débute ainsi, nous rappelle l’auteur, en montrant Estragon qui essaye d’enlever sa chaussure, s’arrête et recommence, cependant que Vladimir enlève et remet son chapeau à deux reprises26. Ces répétitions, tout comme celles, langagières, de Lucky dans son célèbre monologue, ne manifestent au fond rien d’autre qu’elles mêmes : « il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit27 ». Ce n’est cependant pas uniquement une logique du même qui est à l’œuvre ici, mais également une logique de la contrariété. Fin de partie s’articule ainsi sur deux couples de personnages, les uns (Hamm et Clov) cherchant à se séparer, les autres (Nagg et Nell) à se rejoindre. Les duplications et et leurs contradictions expriment, explique Fr. Noudelmann, la tentative de « Tout dire, tout faire, tout montrer et leurs contraires […] manifestant l’absolue égalité de ces propositions » (p. 24). Par les enjeux de la répétition, la finalité de Beckett semble donc être d’atteindre, comme le rappelle parallèlement Hélène Lecossois28 dans L’Esthétique de la trace, le même « zéro » que celui qu’observe Clov en par la fenêtre, symbole à la fois de la fin de tout et des potentielles germinations à venir (p. 56).
16En effet, la logique de la répétition donne lieu, comme le montre Fr. Noudelmann dans le deuxième chapitre de son texte, « Sérialité », à une production infinie de séries langagières et gestuelles qui, par combinaison ou dérivation, deviennent singulièrement performatives, à la manière des cycles complexes établis par Molloy, dans le roman éponyme, pour ordonner les pierres qu’il suce (p. 32). Il s’agit bien là de motifs qui animent la langue, les gestes, les voix des sujets beckettiens, en engendrant un continuel retour des éléments verbaux et visuels qui composent leurs univers, mais qui, en même temps, ne se reproduisent jamais tout à fait à l’identique : plutôt « une diversion », « un délassement », « une distraction », « un délassement », disent Vladimir et Estragon, se corrigeant l’un l’autre à répétition, dans l’extrait d’En attendant Godot proposé par Fr. Noudelmann (p. 97). La logique de la série déclenche chez Beckett des modifications qui aussi renforcent, retracent et dévoilent ce qui est répété, dans un double mouvement de quête et dérivation du sens, cherchant sans cesse son point d’équilibre — ce que Fr. Noudelmann, dans son chapitre « Géométrie », appelle « le point » (p. 46). Cet idéal d’immobilité, impossible à atteindre, donne lieu à un processus d’épuisement de l’espace de la page, de l’écran et de la scène à travers lequel les mots, les gestes, les regards et les voix tracent des trajectoires chorographiques qui animent le vide de la représentation. Cependant, ces mouvements restent sans issue et n’atteignent aucun but, comme le rappelle Br. Prost à propos de Quad (1982), pièce télévisée qui met en scène des figures encapuchonnées accomplissant au rythme de percussions une série de parcours répétitifs à l’intérieur d’un carré29. Le film, divisé en deux parties, Quad I et Quad II, fait de la seconde une réplique de la première, mais en noir et blanc, avec les seuls bruits des pas et sur un rythme plus lent, « 10 000 ans plus tard », selon Beckett (p. 222). Dix mille ans plus tard, le pire est encore au travail : il parcourt sans cesse l’espace et le temps de la représentation, faisant de l’œuvre un processus sans fin.
17Selon Fr. Noudelmann, le travail scientifique de déstructuration de tout système de signes mis en œuvre par Beckett relance continuellement l’ordonnance de la représentation afin d’en épuiser toutes les ressources et ainsi de parvenir à dire et à montrer l’impossibilité de dire et de montrer (p. 78). Tout est donc atteint par le pire, comme le montrent les trois chapitres de la deuxième partie de Beckett ou la scène du pire, intitulée « L’Amoindrissement » : la représentation, la fiction et enfin la ressemblance. Le pire est avant tout une perte, un manque de complétude qui affecte tout le corps de l’œuvre afin d’y représenter non plus le réel, mais plutôt sa dérobade. Pourtant, comme l’explique l’auteur,
malgré l’évidemment systématique, il reste encore la chose et sa décomposition. Beckett ne franchit pas le saut vers le néant et la disparition, ni vers la totalité de l’absolu. Il maintient la chose dans la tension et l’instabilité d’une approche verbale et visuelle (p. 77-78).
18C’est un monde provisoire et en ruine, toujours pris dans un présent progressif sans issue, que celui de Beckett, comme le souligne Michèle Touret dans L’Esthétique de la trace30. Peuplé d’objets et de sujets inquiets, de formes et de corps morcelés, qui cherchent une stabilité et une identité ultimes, mais impossibles car, pour emprunter à Fr. Noudelmann, tout est assujetti aux mutations du pire qui détruisent les frontières entre ressemblance et dissemblance en faveur d’une indistinction généralisée (p. 100).
19Il émerge de ce gris, cher à Beckett, des résidus, des présences fantomatiques : « Infini sans relief petit corps seul debout même gris partout terre ciel corps ruines », écrit-il dans Sans31. La finalité du pire, plutôt que de détruire, vise à engendrer une tension vers l’infini, dit Fr. Noudelmann dans la troisième partie de son ouvrage, « L’Expiration ». Le processus du pire demeure sans atteindre de but : son résultat se trouve dans son cours, tout comme sa fin ne correspond pas avec celle de l’œuvre (p. 113). Comme le monde St. E. Gontarski dans L’Esthétique de la trace, l’œuvre de Beckett est un texte infini, impossible, perpétuel, inachevé, au point que le processus de création continue même après la publication de l’œuvre (p. 202). Ce texte subit lui‑même la présence active du pire, en étant sans cesse revisité, simplifié, réécrit, même au cours de sa traduction, jusqu’à engendrer des versions successives, bilingues, parallèles et différentes, dont les corrections relèvent souvent, dans le cas du théâtre, de la vision d’un Beckett devenu metteur en scène de ses propres pièces. Si St. E. Gontarski fait référence à L’Espace littéraire de Blanchot pour éclairer la conception beckettienne de l’œuvre, on pourrait aussi bien citer Artaud qui écrit : « Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie32 ». Beckett diminue, efface, retrace, déstructure le corps de l’œuvre, mais ce faisant, il l’ouvre et l’expose au regard, et montre le grouillement vital et créatif qui la traverse.
Lire, voir, entendre une œuvre à l’épreuve d’un passage
20En 1951, dans une conférence titrée « L’homme et l’adversité », Merleau-Ponty explique ce qui est pour lui la conception de l’œuvre propre au xxe siècle :
Les distinctions du fond et de la forme, du sens et du son, de la conception et de l’exécution sont maintenait brouillées, comme […] les limites du corps et de l’esprit. En passant du langage « signifiant » au langage pur, la littérature, en même temps que la peinture, s’affranchit de la ressemblance avec les choses, et de l’idéal d’une œuvre d’art terminée. Comme Baudelaire le disait déjà, il y a des œuvres terminées dont on ne peut dire qu’elles aient jamais été faites, et des œuvres inachevées qui disent ce qu’elles voulaient dire.33
21L’extrait résume parfaitement la production de Beckett telle que présentée par Beckett ou la scène du pire, c’est-à-dire comme une œuvre qui, en franchissant toutes les limites de la représentation, parvient à s’offrir à ses lecteurs-spectateurs comme un corpus animé, capable de dire son impossibilité et de manifester son inachèvement foncier. En nous montrant la méthode, le processus et la finalité du travail créatif de Beckett, voire en analysant « comment » l’écrivain parvient à faire « parler » son œuvre aussi bien que ce qu’elle nous dit, Fr. Noudelmann semble au fond essayer de nous guérir de ce que l’écrivain appelle la « Déplorable manie, dès qu’il se produit quelque chose, de vouloir savoir quoi34 ». L’œuvre de Beckett se transforme sans cesse sous le regard de celui qui la lit, la voit et l’entend. De sorte que lire, voir et entendre les textes ou les pièces de Beckett, nous dit Fr. Noudelmann, signifie observer ce processus à l’œuvre et les phénomènes qu’il engendre, sans vouloir y trouver une forme ou un sens ultimes, qui sont justement ceux dont l’écrivain cherche décidément à se débarrasser. Le corpus beckettien s’offre, comme l’indiquent les derniers mots de Beckett ou la scène du pire, à une lecture, un regard et une écoute « à l’épreuve d’un passage » (p. 146) et qui, pour ne pas trahir l’œuvre dont ils font l’expérience, devraient donc assimiler son inachèvement foncier, voire se libérer de la prétention de pouvoir parvenir à quelque chose de définitif. Parallèlement, le lecteur-spectateur de Beckett devrait se laisser traverser lui-même par le travail du pire, ou de la trace, par cette « énonciation qui affirme sa propre impossibilité » dont parle D. Lemonnier-Texier (p. 10). Bref, il faut s’ouvrir à l’échec : c’est cela même la leçon de méthode paradoxale que ces deux textes nous présentent, plus au moins explicitement, à l’égard de la lecture, de l’écoute et de la vision de l’œuvre de Beckett. Le seul traitement contre les questionnements qu’engendre cette œuvre serait précisément de se laisser contaminer, voire « inquiéter », par elle.
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22Cette leçon de fidélité à l’œuvre phénoménale de Beckett permet de déployer la similarité des intentions qui fondent deux ouvrages critiques pourtant si différents l’un de l’autre. Ainsi, la lecture de Beckett ou la scène du pire et de L’Esthétique de la trace chez Samuel Beckett montre à quel point le premier est à la fois, pour reprendre les mots utilisés par François Noudelmann au sujet de Beckett, « contemporain et inactuel » (p. 13) par rapport aux publications plus récentes de la critique beckettienne — inactuel, en effet, parce que le dépassement critique que l’auteur propose en introduction semble désormais bien assimilé dans le domaine des études beckettiennes ; contemporain, tout de même, par l’extrême pertinence des indications offertes, lors de la première édition de l’ouvrage, pour la lecture, la vision et l’écoute de Beckett, maintenant.