Un épisode du cinéma français
1Si les opérations de coopération entre le texte et l’image sont toujours en vogue dans la recherche contemporaine, rares sont les occasions de rappeler l’importance des rapports entre la culture littéraire et la culture audiovisuelle naissante des années 1910 aux années 1930 — rapports qui ne se placent pas uniquement sous le signe de l’adaptation. L’ouvrage de Christophe Trebuil, Un cinéma aux mille visages, se situe dans la lignée des travaux d’Alain Carou sur le cinéma muet en France et ses relations avec la culture de l’imprimé, en amenant un éclairage fondamental sur une de ses expressions encore peu étudiées : le film à épisodes, né en France en réaction à la distribution en 1915 du serial américain Les Mystères de New York,qui pousse lesproductions françaises à créer un cinéma populaire imitant les œuvres d’outre-Atlantique tout en marquant leur différence (p. 17).
2Premier ouvrage complet sur cette question, Un cinéma aux mille visages permet d’envisager l’importance des relations entre le texte et l’image à une époque où les salles diffusent massivement serials américains et films à épisodes français, manifestations d’une culture populaire naissante dont l’héritage littéraire reste très prégnant. En effet, les films à épisodes français empruntent beaucoup à la littérature — essentiellement au roman populaire du xixe siècle —, mais ils exercent aussi une véritable fascination sur les écrivains : on pense à l’enthousiasme des surréalistes pour les films de Louis Feuillade1. Cependant, si les films à épisodes constituent un cas très spécifique de rapport entre l’écrit et le filmé, c’est avant tout par la publication dans les journaux, parallèlement à la sortie en salles, des récits qui en sont tirés.
Le film à épisodes : définition
3L’étude de Chr. Trebuil établit une vision complète et aussi exhaustive que possible des différents aspects que revêt le film à épisodes français. Premier ouvrage à fixer de manière stable cette catégorie, il en apporte une définition cohérente, distincte du serial et du cinéroman. Le film à épisodes naît et s’épanouit à une époque où le long‑métrage n’est pas encore le modèle standard, avant que la longueur des bandes ne se mette fréquemment à excéder les 1.000 mètres. Cette première donnée expliquerait une tendance au découpage « en tranches », permettant de déployer une narration étendue sans pour autant fatiguer le spectateur :
Le découpage « en tranches » de tailles plus ou moins égales, autorise le déploiement d’une trame principale relativement dense accompagnée d’intrigues secondaires parfois réduites à un épisode. Le très long métrage des films a l’avantage de pouvoir adapter des feuilletons littéraires sans supprimer des scènes ou des personnages secondaires : inversement, un scénario original était aisément novelisé sous la forme d’un roman‑feuilleton, appelé roman‑cinéma, et publié dans la presse quotidienne ou en fascicules hebdomadaires. (p. 16)
4Il s’agit donc bien d’un format plutôt que d’un genre (p. 17), et le rapport qu’il entretient avec l’écrit est d’emblée souligné dès l’introduction de l’essai par le biais du phénomène de l’adaptation ainsi que celui de la novélisation, bien moins souvent considéré que le premier, mais cependant porteur d’une importance culturelle fondamentale. Comme le souligne A. Carou, cette importance tient du
plan économique, avec l’émergence des premières synergies entre industries culturelles et d’une logique de « produit dérivé » ; sur le plan de la réception et de la mémoire du spectateur, qui subissent l’influence de ces lectures préalables ou postérieures à la vision ; sur le plan créatif même2.
5Ainsi, le film à épisodes est le fruit d’une collaboration économique entre la presse et les sociétés de distribution cinématographique : des accords sont passés avec les quotidiens pour publier le roman-feuilleton sept jours avant la nouvelle projection (p. 20).
6Souvent désigné tour à tour et dans une certaine confusion générique « série », « serial » ou encore « cinéroman », ce type de cinéma est appelé par Chr. Trebuil « film à épisodes », terme dont il défend la spécificité (p. 23‑25). La pluralité d’appellations n’est pas sans souligner l’hétérogénéité foncière du film à épisodes, du point de vue du format autant que du type de récit, « par le regroupement de tous les sujets possibles : récits criminels, mélodramatiques, comiques ou d’aventures » (p. 18).
7Un cinéma aux mille visages retrace avec précision l’histoire du film à épisodes, dont il dresse également les caractéristiques multiples. Les premières séries policières (Nick Carter, Le Roi des détectives) constituent une première prémisse, suivie par la tentative de Feuillade, qui deviendra vite la figure de proue du film à épisodes, et dont La Course aux millions (1912) « présente toutes les caractéristiques du genre à venir, concentrées ici dans une courte durée » (p. 39). C’est bien Feuillade qui oriente par son travail la postérité du film à épisodes : si Chr. Trebuil distingue deux périodes dans l’histoire de ce cinéma, la première est totalement marquée par le nom de Feuillade. Après Les Vampires (1915‑1917), le réalisateur crée avec Judex (1917) ce qui sera par la suite considéré comme le premier modèle du film à épisodes, dont tous les autres se réclameront plus ou moins. Le format de douze épisodes propre à Judex sera en effet établi comme référence (p. 51‑55), mais c’est avant tout la composition narrative qui en vient à influencer la production de l’époque :
La formule, constituée dès Judex, propose un ensemble d’épisodes de longueur quasiment identique (environ 600 mètres), à l’exception du premier, dont le métrage est double (environ 1200 mètres). Celui-ci se compose d’un prologue et du premier épisode proprement dit. Il permet de présenter les personnages, les liens qui les unissent ou les raisons qui les éloignent, ainsi que les secrets qu’ils cachent. (p. 57)
8Judex marque ainsi le début d’une période du film à épisodes français que Chr. Trebuil qualifie de « classique » : il inaugure une lignée de films à épisodes construits sur le même modèle, mais dont la variété thématique s’illustre par la présence de films d’aventures (Mascamor, Pierre Marodon, 1918), de mélodrames (Les Mystères de Paris, Charles Burget, 1922) ou encore de films sportifs et de comédies. En termes de production, c’est l’alliance de Feuillade et de Gaumont qui crée un véritable système, perdurant jusqu’en 1922. Ce système quasi artisanal fonctionne sur le mode de l’association de compétences et mobilise toute l’équipe de tournage, y compris les acteurs, sur la longue durée. Le travail de Feuillade est ainsi celui d’un « réalisateur-producteur » (p. 226), ce qui lui assure une certaine indépendance. Si ce mode de travail est en décalage avec les impératifs économiques de l’après-guerre, il s’avère tout de même rentable tant que Feuillade le contrôle.
9Une deuxième période du film à épisodes est entamée avec la prise de direction de la Société des Cinéromans par Jean Sapène, en 1922. Cette entreprise de production va dès lors fournir la plus grande partie des films, et un système radicalement opposé à celui de Feuillade se met en place. L’industrialisation de la production est en marche, et l’on opte pour une hiérarchisation des compétences :
Avec la Société des Cinéromans et Hollywood, la dimension humaine de la fabrication des films disparaît, pour laisser place à une véritable industrie capable de produire en masse. Ce type de production, sa diffusion, dont le caractère industriel est identique, et la réception s’inscrivaient dans un ample réseau commercial consacré aux divertissements. (p. 226)
10De fait, l’ouvrage de Chr. Trebuil détaille avec une grande minutie la manière dont les films à épisodes s’inscrivent dans les pratiques culturelles des Français de l’époque. La plupart du temps, ces films sont diffusés pendant des séances que l’on peut qualifier de « programmes‑salades », proposant plusieurs parties, dont les actualités, les événements sportifs, éventuellement des spectacles vivants (p. 135‑142). Cette hétérogénéité explique en grande partie le succès des films à épisodes, qui viennent divertir un spectateur en demande de rituel social et culturel.
11Extrêmement complet sur tous les aspects économiques de la production et de la diffusion des films à épisodes3, Un cinéma aux mille visages propose un panorama historique d’une situation très riche. Du même coup, et de manière pertinente, l’ouvrage déploie ce cinéma comme un phénomène culturel de l’époque, dont l’intérêt privilégié se manifeste d’abord dans l’ampleur des films produits et importés, mais aussi dans l’aperçu du rapport entretenu par la culture audiovisuelle naissante avec la culture de l’écrit.
Le spectre littéraire
12Un grand nombre de films à épisodes est réalisé à partir d’œuvres littéraires, et la production attire de nombreux auteurs de romans populaires qui interviennent dans l’écriture du scénario. Feuillade, par exemple, s’appuie sur la notoriété des romans Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain (p. 41). On puise les sujets des films dans les grands romans d’aventures du xixe siècle, comme Les Trois mousquetaires (Henri Diamant-Berger, 1921) ou Le Comte de Monte-Cristo (Henri Plouctal, 1918), dont la figure de vengeur déterminé nourrit par la suite l’imaginaire d’une multitude d’autres films (Judex, Mascamor, Le Baron mystère,Maurice Challiot, 1918). Ainsi, les héros de la littérature inspirent également l’écriture de scénarios originaux (p. 79‑85). Le cinéma à épisodes emprunte largement ses codes à la littérature, notamment en termes de composition : les sept épisodes de Travail (Henri Plouctal, 1920) tirés du roman de Zola vont jusqu’à imiter la structure en chapitres du roman (p. 59).
13Ce rapport à l’adaptation est motivé par la question de la crédibilité du projet cinématographique, les noms de Zola et de Dumas étant désormais tombés dans le « domaine populaire », comme le souligne Anne‑Marie Thiesse dans une étude sur le roman du quotidien4 que l’ouvrage de Chr. Trebuil convoque à maintes reprises. La filiation avec la littérature est sans cesse signalée par les films à épisodes, ne serait‑ce que par la surabondance d’intertitres qui commentent parfois une image avant même qu’elle n’apparaisse (p. 19). Une certaine prétention littéraire est ainsi toujours de mise et l’autonomie du réalisateur est encore limitée par le sentiment général d’une primauté textuelle sur le médium filmique.
Sans parler des dissensions durant le tournage, la relation entre cinéaste et romancier est, en général ambiguë : les publicités dans la presse font, le plus souvent, l’éloge des écrivains et ne mentionnent pas, ou en petits caractères, le rôle des réalisateurs, à l’exception de ceux qui sont scénaristes de leur propre film. C’est que, dans l’esprit du public de l’époque, le texte précède toujours l’image et, dans le cas du film à épisodes, la pratique s’accomplit par l’entremise du roman-feuilleton. (p. 67‑68)
14La novélisation est bien la particularité de ce cinéma qu’il convient de souligner. La publication du roman-feuilleton accompagnant la diffusion des films en salles connaît différents types de diffusion dans la presse. Chr. Trebuil explique les raisons économiques qui motivent l’alliance entre les groupes de presse et les sociétés d’exploitation cinématographique : il reprend ici les arguments d’A. Carou afin de saisir cette étroite collaboration, fondée sur une solide complémentarité.
La publication du récit des films « sécurise » leur sortie en salle face à une énergique censure ; les directeurs de cinéma exploitent cette forme de réclame afin de séduire de nouveaux spectateurs ; enfin, la crise du papier de 1916 réduit le tirage des brochures publicitaires par les producteurs au profit d’annonces accompagnant le roman-feuilleton dans les quotidiens5.
15Si l’objet premier d’Un cinéma aux mille visages n’est pas de questionner de manière épistémologique la relation entre l’écrit et le filmé, il apporte néanmoins quelques pistes de réflexion, en restituant un exemple concret du travail collaboratif entre l’écrivain et le réalisateur. Prenant le cas très intéressant de relation entre Gaston Leroux et René Navarre, Chr. Trebuil effectue une comparaison entre trois documents, à partir d’une même scène du film auquel les deux hommes ont collaboré (p. 69‑72). Le premier document est un tapuscrit à l’état de brouillon rédigé par Leroux : en effet, dans la « chronologie de la conception du scénario, le romancier doit d’abord remettre au réalisateur le “découpage” pour que celui‑ci en fasse une adaptation » (p. 69) ; les deux autres documents sont le roman-feuilleton écrit par ce même Leroux et le script du film. Au final, la comparaison révèle que la novélisation se fait généralement dans une très grande liberté pour l’écrivain, qui possède une certaine autonomie pour éventuellement rajouter des effets ou développements psychologiques absents du film (p. 72). Que ce soit en ce qui concerne l’adaptation ou la novélisation, la suprématie du médium textuel semble conservée.
Un support inséré dans une mémoire collective
16Un cinéma aux mille visages ne s’intéresse pas aux questions théoriques soulevées par la novélisation ou l’adaptation. En revanche, plusieurs pages révèlent un intérêt de l’auteur pour la réception conjointe des textes et des images par le lecteur-spectateur. Il nous parait pertinent que Chr. Trebuil inscrive cette réception dans une culture du « déjà vu », selon les termes d’A.‑M. Thiesse, se référant à la dimension répétitive des récits populaires6. La précédence du texte sur l’image n’est ainsi pas seulement dans l’esprit, mais est avant tout concrète et s’explique par le développement considérable de la lecture :
Tout le monde ou presque lit, et la pratique se transmet de génération en génération. En adaptant les récits de romans‑feuilletons, le film à épisodes profite de cette transformation socioculturelle dans la mesure où les lecteurs et leurs enfants ont lu et relu ces histoires, et en ont à l’esprit les principales scènes. (p. 127)
17Chr. Trebuil explique ainsi de manière convaincante la popularité du film à épisodes par cette dimension de transposition, faisant le lien avec les lecteurs de romans‑feuilletons du xixe siècle qui retrouvaient leurs titres préférés au théâtre. Les spectateurs vont au cinéma voir « se concrétiser » les images rêvées et les péripéties lues, comme ils vont confronter par le biais de l’image filmée leur propre imaginaire. L’argument de Chr. Trebuil fait bien rentrer le film à épisodes dans une catégorie plus générale d’adaptations visant un public élargi, œuvres dont Jean Cléder dit qu’elles adaptent des « traces laissées dans l’imaginaire7 », généralement jugées médiocres par la critique (et rejetées par la Nouvelle Vague par la suite), mais plébiscitées par le grand public. Il paraît dès lors compréhensible qu’Un cinéma aux mille visages qualifie ce cinéma de « produit de masse et de mémoire » (p. 227) : ancré dans un vaste ensemble de fictions sérielles (romans‑feuilletons, pièces radiophoniques8), ce type de récit véhicule, d’une génération à l’autre et d’un média à un autre, un « imaginaire commun ». Il n’est pas étonnant que Chr. Trebuil opère le lien entre les films à épisodes et la fiction télévisuelle contemporaine, qui se nourrit des mêmes mécanismes pour alimenter et raviver l’imaginaire collectif, comme celui de Victor Hugo, adapté et réadapté tout au long du xxe siècle (p. 224).
18Produit de masse et de mémoire, mais également « facteur social », le cinéma s’invite dans l’intimité du public, comment le montrent les pratiques de l’époque, qui font évoluer la relation du texte à l’image vers une plus grande interactivité9. Nous pensons tout particulièrement aux fascicules, aux jeux-concours organisés par les périodiques du cinéma ou aux romans‑feuilletons à découper et relier chez soi. L’interactivité et l’aspect ludique de ces activités manuelles font ainsi pencher le rapprochement du film à épisodes avec la fiction contemporaine du côté de la téléréalité ou des séries télévisées (p. 230), ce à quoi nous pourrions ajouter également les films ou séries d’animation (pour les produits commerciaux dérivés, les collection d’objets ou fandoms qui accompagnent la réception passive), voire les cultures vidéo‑ludiques.
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19Comme l’indique bien le titre de l’ouvrage, le film à épisodes possède donc d’innombrables visages que trop peu de chercheurs encore exploitent, comme source de questionnement critique sur la relation du texte à l’image, ou intègrent, comme apport très riche dans les travaux sur les fictions populaires et transmédiatiques10. La double perspective, sémiotique et culturelle, que nous avons esquissée ici, n’est encore qu’amorcée dans l’étude de Christophe Trebuil, comme il ne s’agit pas de l’objet premier de son ouvrage à visée historienne. Le travail de sources et la mise en lumière de l’existence de ce cinéma méconnu, réalisés d’une manière approfondie, permettront sans doute d’ouvrir la voie à de nouvelles recherches dans différents domaines connexes, que l’on s’intéresse à l’histoire du cinéma français, aux études culturelles, ou encore aux modalités sémiotiques de l’adaptation.