De l’instauration philosophique des sciences
Moins l’esprit comprend, tout en percevant cependant plus de choses, plus grande est la puissance qu’il a de feindre ; et plus il comprend de choses, plus cette puissance diminue.
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement
1Les différents modes du discours philosophique font aujourd’hui l’objet d’une recherche universitaire de plus en plus importante (Jules Vuillemin, Martial Guéroult, Gilbert Boss, Pierre Macherey, Jacques Bouveresse, Gilles Deleuze, etc.). À titre d’indice provisoire, et non de moment philosophique particulier dans l’histoire des idées dans le monde francophone, on peut assigner comme point de départ à cette nouvelle manière de réfléchir le discours philosophique le coup d’envoi majeur que fut le grand-œuvre d’Étienne Souriau, L’Instauration philosophique1, publié en 1939. L’auteur y étudiait l’« architectonique » des systèmes philosophiques, ou plutôt des philosophies en général, laquelle étude, du moment où on la considère non pas seulement comme une analyse du discours thétique mais en tant qu’action philosophique à part entière, informe une « philosophie des philosophies2 ». En prenant pour objet de son enquête l’instauration et la fabrique conceptuelle des arts philosophiques, Souriau donnait à la philosophie une dimension artistique essentielle qu’aucune philosophie transcendantale axée sur la réflexion des sciences ne peut esquiver en rejetant hors de son domaine ce qui ne relèverait pas d’elles. L’étude architectonique des philosophies l’amenait à retrouver ce qu’il appelait la « dialectique instaurative3 » des arts à même la pensée philosophique la plus hostile à l’esthétique et à la poétique des œuvres artistiques. Au même titre que la philosophie qui, selon Souriau, pouvait être conçue comme une œuvre d’art dotée de lois de composition spécifiques, les sciences se voyaient ainsi conféré le statut d’œuvres enveloppant une part artistique absolument essentielle à leur développement interne et à la production de résultats scientifiques, lesquels ne se déclinent jamais sans qu’ils soient accompagnés de leur rhétorique propre4. L’instauration des différents modes du discours philosophique réfléchie par l’art de penser qu’est la philosophie instiguait donc une nouvelle forme de recherche débordant les études philosophiques à proprement parler et rendait possible d’autres recherches architectoniques, cette fois attelées à la littérature, au cinéma, à la poésie et, quoique de façon plus indirecte, aux sciences.
2F. Chassot reprend à sa manière ce projet architectonique en basant sa recherche sur le dialogue scientifique, lequel, en comparaison avec les nombreuses publications s’attardant à d’autres types de dialogue (théâtral, fictionnel, religieux, platonicien, etc.), a fait jusqu’à maintenant l’objet de seulement quelques publications universitaires5. Or, selon F. Chassot, si le dialogue scientifique a fait naître si peu de publications, c’est d’abord parce qu’« [e]n France, aucun traité de poétique, aucun essai sur le dialogue n’en font mention » (p. 23). C’est en effet l’existence même de ce genre littéraire qui pose problème, et c’est d’ailleurs à la position de celui‑ci que F. Chassot a consacré une bonne partie de son ouvrage qui, de façon convaincante, plie, déplie et replie les diverses acceptions possibles du genre du dialogue scientifique afin d’en éprouver la teneur et d’en produire une définition suffisamment consistante pour que le lecteur soit en mesure de suivre les diverses ramifications problématiques qui en découlent. Comme le dit le titre de l’ouvrage, tout cet exercice d’analyse et de reconstruction de la notion de dialogue scientifique sera cadré par la fenêtre historique qui s’ouvre avec Fontenelle, vers la fin xviie siècle, et qui s’achève au xviiie siècleavec la publication d’une des plus belles expressions du genre, soit le Rêve de d’Alembert de Diderot. Nous le verrons, cet exercice de reconstruction débouchera sur le problème plus important de la vulgarisation et de la transmission du savoir à partir du dialogue scientifique à cette époque. C’est en fait principalement à lui que l’ouvrage s’intéresse, allant même jusqu’à faire du dialogue scientifique le lieu « où s’élabore, de façon polémique et problématique, la transformation de la science en culture » (quatrième de couverture).
Définition d’un genre
3« Partir d’une définition générale et extensive du “dialogue scientifique” permet d’établir un corpus large à partir duquel il devient possible de s’interroger sur la nature lectoriale ou auctoriale du genre, puis sur ses caractéristiques propres, sur son unité, et sur son histoire » (p. 23), précise F. Chassot au tout début de la première des trois parties divisant l’ouvrage intitulée « À la recherche d’un genre ». Une des raisons pour lesquelles le dialogue scientifique n’a jamais vraiment été étudié de façon systématique, c’est — le lecteur le devine — à cause de la contingence du choix de sa définition qui, comme le remarque l’auteur, « peut sembler contestable » (p. 16). En effet, qu’est‑ce que le dialogue scientifique sinon une construction, une scénographie avant tout issue de la dramaturgie de quelques textes littéraires épars dont l’unité ne dépend ni d’un type de science particulière ni d’une école de dialoguistes datée et située ? Comment assurer une définition cohérente de ce genre sans faillir aux différents styles dont se réclament les plus grands auteurs de dialogues et sans faire abstraction de la « matière » scientifique apparemment constitutive du dialogue, à la fois dans ses intentions de vulgarisation scientifique et dans sa pédagogie critique ? « L’ordre d’exposition didactique semble peu conciliable avec la liberté de la conversation » (p. 14) que cherche à restituer la forme du dialogue, et la fiction d’une scénographie inventée et inventive de la littérature s’agence assez mal avec l’objectivité et l’universalité de la connaissance scientifique. Aussi, comment faire coexister les dialogues scientifiques de Hobbes et de Galilée avec ceux de Fontenelle et de Diderot sans éclater l’ordre de compréhension dont l’on voulait se saisir en forgeant la notion ou le concept de « dialogue scientifique » ?
4Afin de répondre à ces questions, F. Chassot les radicalise : au lieu de définir un genre littéraire relativement stable à partir de considérations abstraites eu égard à un type de science ou à une forme littéraire trop étriquée, il adopte une méthode généalogique et historique sans toutefois jamais oublier la dimension formelle et littéraire des œuvres constituant son corpus. Autrement dit, sans que l’auteur parle exactement en ces termes, ce dont il s’agit, c’est en fait de l’instauration philosophique des sciences à travers le genre littéraire du dialogue scientifique, laquelle instauration se retrouve dans l’ouvrage sur deux plans distincts quoique nécessairement entrelacés. Comme le souligne Fontenelle au début de ses Entretiens sur la pluralité des mondes, « le vrai et le faux sont mêlés ici, mais ils y sont toujours aisés à distinguer » (cité par F. Chassot, p. 156). Aussi ce sont ces deux plans, le vrai et le faux, l’objectif et le subjectif, le réel et le fictif, qui sont suivis dans leur dialectique instaurative tout au long de l’histoire du genre auquel s’intéresse F. Chassot. Ce sont eux qui se retrouvent éminemment à travers la question de la vulgarisation des sciences, en ce sens qu’elle réfléchit explicitement ces deux plans au sein du jeu des personnages formant le dialogue par le biais « de la diversité de stratégies et des enjeux de chacun des dialoguistes » (p. 17) qui, parfois de façon fort originale, réussissent à s’approprier la forme du dialogue scientifique fondateur — à savoir, les Entretiens de Fontenelle — et à innover à leur façon. L’entrelacement de ces deux valeurs de vérité, c’est‑à‑dire le vrai et le faux, se retrouve alors au centre de l’entreprise de F. Chassot, puisqu’il touche à l’entièreté des modes discursifs impliqués dans ce genre littéraire à vocation scientifique. Mieux, c’est la rencontre matérielle du vrai et du faux qui constitue la forme du dialogue scientifique, aussi devient‑elle fréquemment l’objet du dialogue, comme on le voit dans les Entretiens où la Marquise apprend à réfléchir la vérité des formes scientifiques à partir de fictions aussi fausses que vraies, dépendamment du point de vue qu’on adopte sur elles. On demandera s’il n’est pas possible d’affirmer que le problème soit en fait de déterminer dans quelle mesure la fiction du dialogue peut participer à l’instauration de vérités scientifiques inspirées de Descartes ou de Newton, par exemple. Toutefois ce serait passer par‑dessus le nœud du problème que de faire comme si l’instauration fictionnelle du vrai pouvait présupposer la résorption finale de la fiction dans le vrai. Car, comme pour la Marquise de Fontenelle qui doit apprendre à apprendre avant de posséder une vérité scientifique, il semble que la formation du jugement esthétique et éthique aille de pair avec la tentative de cerner la nature du dialogue scientifique ainsi que ses jeux de vérité singuliers. Pour faire l’histoire de ce genre de dialogue, il est nécessaire d’apprendre à reconnaître les formes élaborées en son sein afin d’en comprendre la dynamique interne. La méthode de l’auteur se doit donc de prendre pour objet cet apprentissage, et c’est en ce sens qu’on la dira généalogique, aussi bien par rapport à son objet que pour sa propre constitution « subjective ».
5C’est ainsi que F. Chassot peut dire que « [l]’histoire du genre devenait l’histoire des appropriations d’une forme pour un projet » (p. 16), dans la mesure où chaque reprise du genre du dialogue scientifique — que ce soit par Diderot, Bazin, Algarotti, Pluche, etc. — est l’occasion d’une réappropriation d’un projet philosophique véhiculant des idéaux et des valeurs plus ou moins déterminés, et celle d’une forme esthétique et conceptuelle sujette à variation en fonction des conditions sociales dont elle ne peut s’empêcher de rendre compte, qu’elle le sache ou non. Ce qui dès lors donne une étoffe raisonnable à la définition du genre littéraire du dialogue scientifique, ce n’est pas seulement la structure poétique générale qui traverse ses diverses expressions historiques, mais plus encore ce que F. Chassot appelle « l’inscription sociale de la science », laquelle amène le dialogue à « inventer des médiations entre science et société » et à « dessiner un espace commun » entre elles à partir de la puissance de « transformation de la science en valeur, en objet légitime d’intérêt social » (p. 18, pour les trois passages cités). Cette puissance est précisément, selon l’auteur, celle du dialogue scientifique qui aurait pour but « de construire par la fiction les voies et les conditions de réception d’un discours savant » (p. 17).
6Bref, loin de cantonner ce genre littéraire paradoxal à la transmission de savoirs objectifs et porteurs d’une valeur intrinsèque, F. Chassot fait un pas de plus en montrant que ce mode de discours philosophique vient forger à la fois les conditions esthétiques de sa propre réception et les conditions politiques et culturelles de sa transmission. « La socialisation des sciences transforme ainsi la culture des élites, leurs goûts et leurs habitudes de pensées » (p. 19), et pas uniquement les connaissances relatives aux sciences ambiantes. Ce sont les « jeux instauratifs6 » au principe de cette transformation des valeurs qui feront l’objet des deuxième et troisième parties de l’ouvrage, respectivement intitulées « Un projet dans une forme : appropriations du genre » et « “Le jardin de la physique” : inscriptions sociales de la science ». Malgré que la première partie soit essentielle à la compréhension de l’ouvrage de F. Chassot, nous y renvoyons le lecteur afin qu’il prenne connaissance par lui‑même de ce qu’un recenseur, aussi concis soit‑il, ne saurait restituer adéquatement en si peu de pages, d’autant plus qu’elle fait usage de planches tirées des ouvrages de Régnault et de Pluche. Nous pourrons ainsi tenter de mieux faire voir les développements consignés dans les parties subséquentes, en nous penchant principalement sur les exemples de Fontenelle et de Diderot qui, bien qu’ils ne soient pas les seuls dialoguistes visités par l’auteur, nous permettront de cibler quelques moments particulièrement réussis de cette réflexion généalogique et poétique des plus intéressantes pour quiconque appréciant la finesse d’un genre philosophique aujourd’hui à peu près entièrement disparu.
Formation du projet & projection de formes
7« L’une des propriétés du dialogue, qui fait son pouvoir de persuasion, est en effet de mettre en scène et d’établir les conditions par lesquelles la science peut être reçue » (p. 366) conclut F. Chassot à la fin de la seconde partie de l’ouvrage. Mettre en scène et établir les conditions de l’instauration philosophique de la science : ce sont les deux plans de la fiction et du réel, du faux et du vrai qui forment le premier aspect, voire la première « loi d’opposition » architecturale comme dirait Souriau, et qui constitue l’architectonique du dialogue scientifique depuis Fontenelle, l’inventeur du genre. Dans cette seconde partie prenant pour objet les « appropriations du genre » du dialogue scientifique est priorisé le côté « mise en scène ». À partir de la première grande mise en scène de Fontenelle sont comparées et analysées les reprises du dialogue scientifique dont l’unité est montrée par F. Chassot à travers l’histoire qu’elles dessinent de façon généralement souterraine, à l’écart des institutions officielles, encore que le dialogue demeure une sorte de jardin d’incubation pour celles‑ci. Or, chacune de ces reprises établit ses propres conditions instauratives de la science et inscrit sa réflexion à même le tableau dialogique peint de la main de Fontenelle, en discutant plus ou moins directement les principes qui ressortent des Entretiens. Cela a pour effet de renégocier chaque fois la distinction entre la fiction et le réel que Fontenelle avait lui-même érigée en objet de conversation dans son dialogue, sans pourtant la récuser en bloc, car ce qui rend possible sa contestation est, littéralement, la forme dialogique mise au point par l’académicien. En ce sens, la mise en scène de Fontenelle est constitutive d’un réel, ou d’un espace de vérité que même ses critiques les plus virulents ne peuvent s’empêcher de reprendre à leur compte. À chacune des critiques qu’un lecteur peut adresser à l’encontre des absurdités théoriques proférées par les personnages des Entretiens, il est possible de répondre : « pourquoi non ? », à la manière de l’un d’eux d’ailleurs, car « [l]e propre de cette question est de renvoyer de manière irritante la charge de la réfutation au lecteur. Elle invite à l’esprit d’examen, à la recherche des objections. Elle oblige aussi à mesurer un degré de vraisemblance, en recherchant la frontière entre le possible et l’impossible » (p. 186), soit la différence entre le vrai et le faux ou, bien que de façon légèrement décalée, entre le réel et la fiction. La projection de formes théoriques aberrantes au sein des Entretiens a pour fonction de « toujours mesurer avec distance le crédit de ses idées » (p. 190), c’est‑à‑dire des idées du lecteur, et cette distance est en fait le milieu de la réflexion du projet philosophique d’instauration des sciences ainsi que de sa formation concrète, in vitro pour ainsi dire. « [L]’art de la duplicité qui devient le ferment de l’esprit d’examen » (p. 190) chez Fontenelle touche identiquement la mise en scène formelle du dialogue et l’établissement des conditions par lesquelles la science sera reçue. C’est pourquoi ses Entretiens sont considérés par F. Chassot comme une sorte de « dispositif qui enclenche la critique » (p. 153) ayant servi simultanément de modèle et d’anti‑modèle à la série de dialogues scientifiques qui se succèderont au xviiie siècle et qui s’évertueront à réfléchir et à critiquer les restants d’aristocratisme qui n’auront pas été purgés dans le « passage d’une éthique aristocratique à l’éthique virtuellement démocratique des Lumières » (p. 190), que Fontenelle aurait effectué avec le grand style qui caractérise son oeuvre. Mais comme les critiques du « modèle » fontenellien ont été en quelque sorte rendues possibles par lui, et que la forme des Entretiens demeure indissociable de la formation du projet philosophique qu’elle enveloppe, l’étude de la postérité de Fontenelle en matière de dialogues scientifiques devient comparable à une espèce d’enquête poétique suivant les effets du geste de ce philosophe encore très peu lu aujourd’hui. De là la possibilité de retrouver la science des dialoguistes à même le parcours dialectique qu’elle effectue par rapport à elle‑même, en tant qu’elle cherche sa forme d’expression directement dans le travail de la forme qu’elle modifie sans cesse en se jouant de la fiction qui la rend possible et qu’elle modifie à son tour, au fur et à mesure que la société fait place à des développements scientifiques nouveaux. Toutefois, cela ne veut pas dire que la science traitée par ces dialogues scientifiques soit homogène ; au contraire, c’est ce que montre progressivement F. Chassot tout au long de cette partie de près de deux cent pages dans laquelle une multitude de sciences sont abordées selon les intérêts et les préférences de chaque dialoguiste, l’un préférant la chimie, l’autre la physique, etc. Cette hétérogénéité scientifique n’est d’ailleurs pas sans conséquence, puisque l’élaboration du dialogue scientifique est corrélative de l’effervescence des sciences naturelles au xviiie siècle, lesquelles amenèrent chacune pour elle-même ses propres critères de différenciation du vrai et du faux, en mettant davantage l’accent sur telle dimension de l’expérimentation scientifique au détriment de telles autres (merveilleux, galanterie, curiosité, nouveauté, beauté, libéralité, etc.).
Formation du réseau & de ses conditions de transformation
8Tournons-nous maintenant du côté de la dernière « appropriation » du genre littéraire qu’est le dialogue scientifique. Il s’agit du Rêve de d’Alembert de Diderot. F. Chassot s’y est beaucoup intéressé tout au long de son ouvrage, et ce, d’une telle façon que le lecteur n’exagèrera pas tout à fait s’il s’imagine déceler en ces analyses du réseau de la fiction diderotienne le pont joignant la question de la forme du dialogue scientifique et les enjeux de transmission, de réception et de circulation que cette forme poétique suscite. Dans une section intitulée « Voir et penser autrement : Le rêve de d’Alembert », F. Chassot justifie cette impression ainsi : « [l]a situation du Rêve apparaît donc paradoxale. Au moment où il réalise la poétique idéale d’un dialogue scientifique intéressant, susceptible de séduire le plus grand nombre, ce dialogue de vulgarisation se trouve voué au secret. Le Rêve met au jour la contradiction entre la fin du genre et la poétique qui garantirait sa réussite littéraire » (p. 295). Alors que le dialogue scientifique semblait répondre d’un idéal de vulgarisation quasi parfaitement maitrisé chez Fontenelle, voilà que Diderot renverserait cet idéal et assignerait une nouvelle finalité à la poétique scientifique. D’un côté, le Rêve incarne la dernière expression de ce genre littéraire ayant toujours tâché de vulgariser aussi bien l’innovation scientifique que l’esprit critique dont Fontenelle aurait projeté l’exemple le plus réussi. De l’autre, il se refuse à subordonner sa production formelle et poétique, mais surtout philosophique, à un idéal déjà établi, et promeut un « matérialisme scandaleux » visant à « insinuer de nouvelles façons de penser » (p. 296). Le problème que pose F. Chassot est clair : « pourquoi Diderot s’approprie le genre du dialogue scientifique et comment il se l’est approprié » (p. 295) ? Contrairement à Fontenelle qui aurait maintenu un idéal de galanterie et de vulgarisation démocratique noble, Diderot aurait transformé le dialogue scientifique en « un espace de liberté qui permet de s’affranchir du sérieux du traité pour laisser la pensée se déployer avec virtuosité » (p. 307). Ainsi la virtuosité s’opposerait au sérieux et à la galanterie de Fontenelle.
9Mais la réponse de F. Chassot est plus intéressante. Il affirme que le dialogue qu’est le Rêve, « par un jeu parodique avec la tradition […] en révèle l’essence : la vulgarisation est toujours une interprétation de la science. Elle cherche toujours à donner du sens à une recherche autonome, qui a sa fin en elle-même, qui construit de l’intérieur ses propres questions, sans tenir compte de celles du commun ». En d’autres mots, le Rêve de Diderot réfléchit d’emblée les conditions de sa production en intégrant en son sein les questions scientifiques de l’époque ; mais il le fait moins afin de les restituer que pour en faire des moyens d’inventions à la fois formels et sociaux. Ce dernier grand dialogue scientifique rapporte le discours de la science « à ses origines, à son auteur, à une subjectivité » (p. 307, pour les dernières citations) : l’auteur fait autant partie du réseau des concepts de la science que les fonctions et les théories projetées dans l’imaginaire des lecteurs de ce genre d’écrit. Car « le dialogue devient le lieu d’une pensée libre, en mouvement, en marge des contraintes et des inhibitions imposées par l’institution scientifique » (p. 308) ; il devient une projection futuriste au sein de laquelle se condensent les nouvelles saillies mentales et corporelles dont la science devra s’enquérir afin de devenir un vecteur de réflexion libre, c’est-à-dire de « vraie philosophie » comme dirait Spinoza. De par son débordement en amont des conditions plus classiques du dialogue scientifique, lequel présupposait la possibilité de conquérir une sorte d’« utilité sociale », voire de « nouveaux membres au parti de la philosophie » (p. 313), telle la Marquise de Fontenelle, cette nouvelle manière d’aborder le dialogue scientifique inventée par Diderot s’intéresse d’emblée aux conditions concrètes de l’examen critique et de la capacité de raisonner au principe de l’activité scientifique. Conçue comme une « conversation », le dialogue « déplace constamment son orientation, chacun [des interlocuteurs] étant tour à tour actif ou passif dans ce mouvement fait de glissements successifs » (p. 331), ce qui du coup inscrit la problématique de la vulgarisation sociale de la science directement en son cœur, c’est-à-dire dans le « cœur » et « l’esprit » de chacun qui, s’il pratique attentivement le dialogue scientifique, peut développer sa propre capacité à faire de la science — du moins à réfléchir concrètement la puissance de pensée des sciences —, en soumettant à son jugement critique tout ce qui se présente à lui. En ce sens, il faut dire qu’à partir du Rêve de d’Alembert, ce ne sont plus seulement les théories et les expérimentations scientifiques qui sont jaugées par les personnages du dialogue, ou même par les lecteurs, mais aussi les lecteurs eux-mêmes dont la participation à l’épreuve instauratrice de la pensée scientifique est devenue une condition sine qua non de la société des Lumières et de la culture. Le jardin des sciences est devenu le « réseau » de « la conversation diderotienne » (p. 337) : une sorte de « polype » social et scientifique ouvrant pour le lecteur « un dédale de liaisons infinies, à l’image du système de renvois de l’Encyclopédie : “Par le moyen de l’ordre encyclopédique, de l’universalité des connaissances et de la fréquence des renvois, les rapports s’augmentent, les liaisons se portent en tout sens, la force de la démonstration s’accroît, la nomenclature se complète, les connaissances se rapprochent et se fortifient” » (p. 344). Les humains sont alors au centre de la fiction du dialogue scientifique : des personnages joués par la conversation sur les sciences, mais aussi des sciences jouées par des personnages en quête de systématisation de leur compréhension et de leurs inventions multiples.
Esquisse des techniques d’inscription de la science dans le cœur & l’esprit
10Comment le dialogue scientifique (à partir) de Diderot investit‑il le champ social, c’est‑à‑dire le réseau des corps et des idées, par le biais de la formation du cœur et de l’esprit ? Comment la vulgarisation opère‑t‑elle à une époque où « le champ scientifique n’est pas encore organisé en une entité autonome, capable de décider qui a légitimité à produire du savoir scientifique, ni comment et par qui il doit être diffusé » (p. 361) ? Or, spécifie F. Chassot, « la vulgarisation n’est jamais une simple transmission de connaissances » ; elle est plutôt une « médiation » (p. 371), voire une invention de médiations irréductibles à l’édification d’institutions matérielles ou à la production de résultats jugés vrais selon un régime esthétique et moral implicite distribuant l’ordre des vérités dites « objectives ». La dernière partie de l’ouvrage, « “Le jardin de la physique” : inscriptions sociales de la science », procède donc à l’explicitation des mécanismes et des figures poétiques mises en œuvre par les dialoguistes afin de créer « un désir de savoir » pour les sciences qui deviennent à cette époque « un objet d’intérêt public » (p. 371) (relatif certes). Le lecteur assiste au déroulement de toute une série de ces figures et de ces dispositifs rhétoriques utilisés depuis Fontenelle, qui n’était pas non plus un inventeur ex nihilo mais un fin connaisseur des dialogues grecs qui l’inspirèrent grandement. Qu’on pense au « spectacle de la nature » (p. 374) de l’auteur des Entretiens ; le « cabinet de curiosités » (p. 382) de Pluche ; les instruments scientifiques mis en scène par Bazin, Pluche, Régnault, et Harris ; la valorisation de certains lieux (campagne rustique, milieu non aristocratique, etc. ; voir p. 406 et sq.) ; la personnification de l’examen critique chez la femme — dont F. Chassot sut faire voir la subtile importance à maintes reprises dans son ouvrage — (et aussi son envers, à savoir une « ignorance » native que certains dialoguistes ne se gêneraient pas de souligner, au nom de la science bien sûr…) ; le « merveilleux » (p. 431 et sqq.), etc. Tous ces éléments poétiques font l’objet d’une analyse mi-sociologique mi-esthétique. Parmi ceux‑ci se trouve la métaphore du spectacle mise de l’avant par Fontenelle, sur laquelle nous nous pencherons afin de conclure cette esquisse.
11Selon F. Chassot, Fontenelle fut en quelque sorte le premier enquêteur scientifique sachant tirer profit de la puissance esthétique de la fiction. « En comparant la nature à un spectacle, Fontenelle lie l’enquête scientifique et le délice esthétique. Il inscrit la science parmi les plaisirs mondains » (p. 414), ce qui, loin d’être accessoire dans le cas du dialogue scientifique, en fait plutôt un psychologue des sciences qui se refuse à restreindre la psychologie à l’erreur ou à l’incapacité de faire des sciences. Tellement que Fontenelle fut en mesure d’instaurer un dispositif esthétique réflexif au sein duquel la valeur des sciences et de leurs connaissances peut être évaluée en fonction de la capacité qu’elles ont à générer « un démontage salutaire de l’illusion qui libère de la terreur, et [qui] rend possible une délectation esthétique du monde » (p. 415). C’est là une « leçon d’épistémologie » de grande envergure que l’auteur sait expliciter de façon convaincante en montrant la « discipline de l’imagination » que rend possible la pratique du dialogue fontenellien qui, avec sa « métaphore du spectacle, qui se prolonge dans celle de la fiction, invite à mesurer le caractère hypothétique du discours scientifique » (p. 417) et des systèmes philosophiques des demi‑habiles. Sur ce point, il est intéressant de remarquer à nouveau la convergence de l’analyse poétique que fait F. Chassot des Entretiens de Fontenelle avec les recherches de Jean-Pierre Cléro portant sur la rhétorique des mathématiques qu’analyse Fontenelle dans ses Éléments de la géométrie de l’infini7. Dans les deux cas, l’analyse soulève le très pénétrant esprit de Fontenelle lorsqu’il était question de faire voir la convergence des sciences et de l’esthétique (ou de la rhétorique) à partir de ce que J.‑P. Cléro appelle une « théorie des fictions ». Car ce que F. Chassot fait voir au lecteur, c’est bien l’extrême acuité philosophique de l’inventeur du dialogue scientifique en matière de réflexion esthétique des sciences, ainsi que de la possibilité de faire de l’esthétique une science des formes ne dépendant ni de celle-ci ni de celles-là, mais les rendant possibles toutes les deux.
***
12« Moins l’esprit comprend, tout en percevant cependant plus de choses, plus grande est la puissance qu’il a de feindre ; et plus il comprend de choses, plus cette puissance diminue », écrivait Spinoza. En dépit de sa concision notoire, cette thèse issue du Traité de la réforme de l’entendement parvient à illustrer la dynamique de l’imagination et de la compréhension qui a rendu possible et qui a été entretenue pendant près d’un siècle par le genre littéraire particulier qu’est le dialogue scientifique. Un Eisenstein dirait même qu’elle forme le script de l’histoire de cet art paradoxal. Plus grande est la puissance de percevoir du « vulgarisateur scientifique », plus grande est sa puissance de faire de la fiction. Plus grande est la capacité du lectorat à comprendre ce que cherche à transmettre la fiction, plus la puissance de la fiction diminue et concède l’avant-scène au sérieux de la science. Toutefois ce n’est pas si simple ; Spinoza comme Fontenelle ne séparent pas si rigidement la science et l’art de feindre. Car le passage de la fiction dialogique à la compréhension scientifique n’implique pas seulement une augmentation du statut social de la science ; il implique aussi une transformation des valeurs concomitantes au discours scientifique. Et comme celles‑ci ne sont pas simplement accessoires, mais forment les principes à partir desquels ce type de discours trouve sa légitimité, on dira que la mise à l’écart de la fiction au profit de la science brute suppose un rapport assez ambigu entre la culture scientifique et la fiction. C’est un des points les plus intéressants de l’ouvrage de Fabrice Chassot qui montre que la fin du genre coïncide paradoxalement avec son apothéose, c’est-à-dire avec la publication du Rêve de d’Alembert, en lequel, enfin, « le fond et la forme ne s’opposent plus, mais se reflètent l’une et l’autre » (p. 614). Alors que la vulgarisation par la fiction ne remplissait plus de fonction suffisamment forte pour susciter la publication de nouveaux dialogues suivant les développements de la science de l’époque, voilà que Diderot fait la « reprise parodique » du modèle des Entretiens et en subvertit à peu près tous les codes afin de mettre en scène « une sorte de vulgarisation de la médecine vitaliste » (p. 613) et d’inaugurer un nouveau champ spéculatif matérialiste et ironique. En reprenant le modèle inventé par Fontenelle, celui dont la société n’a plus besoin maintenant qu’elle est favorable à l’exposition de divers sujets scientifiques débarrassés du vernis de fiction qui les ornementait depuis près d’un siècle, Diderot souligne l’indépendance à la fois du genre du dialogue scientifique et de la spéculation métaphysique par rapport aux valeurs sociales et scientifiques établies. Ainsi, après plus de six cent pages d’analyse de l’histoire d’un genre aujourd’hui déchu, F. Chassot l’extraie de l’histoire, pour ainsi dire, en lui conférant un statut politique et philosophique singulier. En effet, ce que le Rêve permet de comprendre, c’est aussi bien la liberté de la philosophie en matière de spéculation scientifique que la puissance que recèle l’instauration fictionnelle de la science au sein d’un dispositif esthétique tel que le dialogue scientifique. Si au xviiie siècle « les sciences n’ont plus à faire l’objet d’une promotion » (p. 612), il n’en va pas de même de la liberté de philosopher que la fiction dialogique rend disponible pour le philosophe-littérateur. En procédant à la reprise expérimentale des Entretiens de Fontenelle, Diderot sauve le genre d’une déperdition historique et le réactualise en dépassant la fonction de « domestication de la curiosité » (p. 614) que les dialoguistes lui auront imprimée afin de le transformer en dispositif à instauration philosophique et scientifique nouvelle. C’est là tout le mérite de la recherche historique et généalogique de F. Chassot, sans laquelle la pratique des œuvres « scientifiques » de Fontenelle et de Diderot, ainsi que celles des autres dialoguistes, serait probablement moins accessible.