Quand le réalisme rencontre l’Histoire
1Concept faussement familier et particulièrement flou, la notion de réalisme fait généralement l’objet, dans les manuels littéraires, d’analyses centrées sur les problèmes historiques. On revient sur la double entente du terme — on peut le considérer soit comme une tendance transhistorique (la vocation mimétique de l’art), soit comme un concept historique précisément situé (« l’école réaliste » du xixe siècle) —, et l’on présente l’évolution du réalisme au cours du xixe siècle, auteur par auteur.
2Les derniers ouvrages présentés par les collections d’initiation universitaire ont tous entrepris d’échapper à cet inlassable ressassement. Guy Larroux, dans la collection « 128 » de chez Nathan, y parvient en adoptant un parti pris théorique : la poétique du texte réaliste, sur les traces des travaux de Philippe Hamon. Sans négliger l’aspect diachronique du réalisme, il s’intéresse tout particulièrement — et avec beaucoup de finesse — à la conformité du texte réaliste non à la réalité référentielle, mais au genre lui-même en tant qu’ensemble de procédés formels visant à « l’effet de réel » -motivation, cohérence, description, etc.
3Sylvie Thorel-Cailleteau, dans Réalisme et Naturalisme, ouvrage paru dans la collection réservée aux étudiants de lettres du premier cycle chez Hachette, adopte une perspective plus clairement chronologique. Le propos est tout à la fois exhaustif et synthétique. Exhaustif : à côté des grands maîtres du réalisme et du naturalisme sont étudiés les minores, les « petits naturalistes » que S. Thorel-Cailleteau connaît bien. Synthétique : il s’agit de démontrer que, par-delà les segmentations traditionnelles mises en place par l’histoire littéraire, le réalisme impose une cohérence au xixe siècle, celle de la modernité (l’œuvre réaliste s’inscrit dans le temps) et celle de la réflexivité (en exhibant la référence, l’artiste réaliste accède au poétique et éprouve le pouvoir du langage et de la littérature).
4Ph. Dufour, quant à lui, fait allègrement fi des exigences de l’initiation universitaire propre à la collection dans laquelle paraît son ouvrage, la collection « premier cycle » des PUF (l’absence d’index à la fin du volume suffirait à le montrer). De même, il revendique d’entrée de jeu le droit de ne considérer que les « grands » : « il en est des écritures comme des poupées russes, les grands contiennent les petites. Tant pis pour Paul Bonnetain ». Il peut alors se livrer à une réflexion franchement remarquable sur le réalisme conçu non comme une école, mais comme une catégorie esthétique dont la vocation n’est pas d’imiter la nature, mais de dévoiler les dessous de l’Histoire. Car « le réalisme naît d’une question posée par l’Histoire » : après la Révolution française, un nouveau monde se constitue, caractérisé par la mort de Dieu et la naissance de la conscience historique ; telle est la situation inédite que le réaliste se donne pour tâche de penser.
5Une telle hypothèse exclut toute conception transhistorique du réalisme qui se confondrait avec la mimesis et contredit, par exemple, le parti pris d’Erich Auerbach dont le livre Mimesis s’ouvrait sur un chapitre consacré à Homère. Le réalisme fait ici l’objet d’un cadrage historique précis, de la Révolution à Proust, le roman entrant ensuite dans une autre Histoire, celle du xxe siècle.
6Est de même réfuté le parti pris de Lukàcs dans Balzac et le réalisme français, qui posait un réalisme parvenu d’emblée à sa perfection avec Balzac pour décliner irrémédiablement ensuite. Ne concevant justement pas le réalisme comme un mouvement né avec Balzac, poursuivi avec Flaubert et hyperbolisé par le naturalisme, Ph. Dufour ne se livre dans son ouvrage à aucun découpage chronologique, mais veut raconter une « histoire des écritures », repérer des orientations, des dominantes, sans périodisations tranchées.
7Pour ce faire, Ph. Dufour choisit comme mode d’investigation la microlecture à la manière de Jean-Pierre Richard, privilégiant l’étude du détail, de la singularité d’un langage plutôt que la recherche d’un modèle sous-jacent chère aux poéticiens.
8La première partie, « Le réalisme dans son siècle », étudie dans un premier chapitre la place de l’Histoire dans la littérature réaliste : « elle n’est pas un simple arrière-plan fondateur de la vraisemblance, créateur de l’illusion référentielle : elle est en son centre ». Le roman réaliste « sonde à la faveur d’une intrigue l’Histoire contemporaine », étudie les mécanismes du monde moderne (voir l’Avant-propos de La Comédie humaine où Balzac revendique le titre d’historien des mœurs). Le deuxième chapitre, « Réalisme et morale », étudie la remise en cause par l’esthétique réaliste du placere et du docere : le « scandale réaliste » consiste précisément dans l’éclatement du lien séculaire entre valeur esthétique et valeur morale. Les réalistes revendiquent désormais l’objectivité (ce qui donne à Ph. Dufour l’occasion d’un excellent commentaire de la toile de Courbet Un enterrement à Ornans), posture dont l’auteur s’attache à montrer la dimension polémique, l’absence de morale ultime suscitant le soupçon d’anarchisme :
L’œuvre réaliste remet en cause la représentation reçue de la réalité. Elle fait voir autrement ... Le réalisme ne représente pas le réel, mais les discours sur le réel (les idéologies qui se prétendent chacune la Vérité) et il les déconstruit.
9La deuxième partie, « Le réalisme face aux savoirs », prend pour objet le rapport ambigu du réalisme à la science : il la prend pour modèle, mais aussi il l’interroge. D’un côté le romancier réaliste se veut un chercheur (voir l’importance du document), mais de l’autre il met le savoir au service de l’imaginaire (« le document est soumis à un usage rêveur ») et même présente une critique du savoir (Bouvard et Pécuchet comme désécriture de L’Encyclopédie). Il produit alors un savoir inédit, les sciences humaines d’aujourd’hui. Ainsi, montre P. Dufour, Balzac se déclare « historien des mœurs », autant dire sociologue, Proust anticipe les découvertes d’E. Goffmann (La Mise en scène de la vie quotidienne, 1973) et, à la manière de la micro-sociologie d’aujourd’hui, repère les rituels qui gouvernent les groupes, tandis que Flaubert articule sociologie et linguistique lorsqu’il met en situation le langage afin d’en repérer les règles d’usages.
10Toutefois l’importance accordée par le réalisme au langage soulève selon Ph. Dufour l’interrogation suivante : le langage constitue-t-il un obstacle épistémologique ? Il représente en effet un point d’achoppement de l’esthétique réaliste : « Le réaliste a du mal à régler la place du sujet au sein du langage, à trouver un équilibre juste entre affect et objectivité... Il est toujours trop loin ou trop près du réel ». Il s’agirait donc de ne pas prendre au pied de la lettre les négations de l’écriture chez certains : « le réalisme, comme toute littérature, est art du langage ». Et Ph. Dufour de mettre en regard l’idéal de la transparence chez Stendhal, l’écriture artiste des Goncourt, l’importance de l’hyperbole chez Zola et enfin la préoccupation de poète omniprésente chez Flaubert. Bien plus, le style ne se résume pas seulement à sa valeur esthétique (face au vide ou à la laideur du réel), mais se voit doté d’une valeur heuristique : le style dévoile le réel (Flaubert, Proust).
11Enfin la troisième partie, « Les réalismes, visions du monde » construit la distinction suivante : « le réalisme de la totalité » (dire le monde), « le réalisme de la subjectivité » (dire l’individu), « le réalisme nihiliste » (n’avoir plus rien à dire que le rien), trois catégories entre lesquelles, Ph. Dufour y insiste une nouvelle fois, les écrivains vont et viennent. Le réalisme de la totalité, caractérisé par son optimisme, conçoit le roman comme œuvre de savoir (Balzac) ; y préside la volonté d’expliquer, d’interpréter le social. Toutefois Ph. Dufour repère une fêlure grandissante au fil du siècle dans cette lisibilité du texte réaliste (déjà Balzac décrit un monde qui se défait). Le deuxième courant réaliste repose autant sur un choix délibéré que sur le constat que le récit ne peut circonscrire le réel : est désormais visée une représentation partielle et partiale de la réalité.
Quand il n’y a plus ni la volonté de puissance des personnages balzaciens ou d’un Julien Sorel, ni la volonté de savoir propre au narrateur de La Comédie humaine, alors subsiste le bonheur de la sensation.
12Ce réalisme-là peut à son tour se dédoubler en un réalisme relativiste, pour reprendre l’expression de Georges Blin à propos de Stendhal, qui construit le réel à partir des perceptions, et un réalisme du sentir, reposant sur une conscience passive qui subit les sensations (voir Maupassant, ou encore l’impressionnisme). Le troisième courant réaliste dégagé par Ph. Dufour repose sur une désagrégation de la représentation : « plus personne ne voit et il n’y a de toute façon plus rien à voir » ; la narration se décentre de plus en plus, en l’absence de point de vue dominant (voir en particulier L’Éducation sentimentale de Flaubert) ; s’installe le chronotope de la déréliction, ainsi que l’écriture du détail qui met à nu la contingence du réel : « le réel ne peut plus être sublimé en une signification. Il est laissé à son absurdité ».
13Au terme de cette histoire des écritures, et au vu de la versatilité des styles chez chaque auteur, P. Dufour pose l’hypothèse d’une radicale impossibilité de fixer le réel, soit que la nécessité de la figuration rende le projet réaliste impossible, soit par un refus délibéré de l’auteur désireux d’en dire toujours plus (voir le réalisme visionnaire de Hugo ou de Zola) soit enfin quand le style prend le pas sur la mimesis et qu’une « écriture somptueuse enveloppe le réel, le renie en même temps qu’elle le dit » (Flaubert).
14On trouvera à la fin du volume, outre une bibliographie dont la connaissance est jugée nécessaire à un licencié es lettres, deux courtes annexes, « La naissance d’une catégorie esthétique : Mercure du xixe siècle, t. XIII, 1826 , p. 6‑7 » et « Walter Scott, l’histoire des mœurs », ainsi qu’une intéressante série de vingt-deux illustrations (Courbet, Manet, Millet...).
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15Philippe Dufour nous propose ici une méditation esthétique d’une grande intelligence. Son ouvrage se caractérise par une grande connaissance des auteurs et des peintres du siècle étudié, ainsi qu’une réelle finesse dans les commentaires stylistiques (dont la longueur parfois ne nuit en rien à l’efficacité de la démonstration). On saluera en outre l’absence de tout jargon dans un propos qui, par contre, ne se prive pas de faire de l’humour (l’introduction s’intitule « Les doigts dans le nez »...). Enfin la cohérence de l’analyse, jointe à la remarquable clarté de l’écriture, expliqueraient à elles seules le grand plaisir de lecture que procure cet ouvrage. Plaisir dont on se demandera seulement s’il pourra être pleinement goûté par un public de premier cycle universitaire qui ne possède pas forcément les bases culturelles nécessaires.