Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Thomas Barège

Vargas Llosa, chroniqueur de la violence de son temps

Claire Sourp, Mario Vargas Llosa. Une écriture de la violence, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2013, 320 p., EAN 9782753521421.

1L’ouvrage de Claire Sourp, issu d’une thèse soutenue en 2007, s’intéresse à l’œuvre romanesque du dernier prix Nobel de langue espagnole, Mario Vargas Llosa, sous l’angle thématique de la violence. C’est un ouvrage qui arrive presque à point nommé pour les candidats à l’agrégation d’espagnol puisque depuis l’an dernier déjà, l’une des questions de littérature, intitulée « Pouvoir de la violence et violence du pouvoir », inclut dans son corpus1 l’un des romans de Vargas Llosa, Lituma en los Andes (Lituma dans les Andes) et que ce roman fait partie du corpus2 de Claire Sourp.

2Le travail de Cl. Sourp est évidemment plus large : elle fait de la violence « le moteur de la création littéraire » chez Vargas Llosa(p. 13). Le sujet n’est pas vraiment original, ni totalement neuf. Déjà en 1983, une thèse de doctorat avait été soutenue à Paris X par Catherine Heymann sur la violence chez Vargas Llosa ; cela étant, depuis 1983, le corpus vargas‑llosien s’est considérablement étoffé et la question mérite peut‑être d’être reposée.

3Divisé en deux parties, l’ouvrage de Cl. Sourp étudie l’imprégnation de la violence tout d’abord d’un point de vue formel puis d’un point de vue plus thématique. L’introduction pose les questions attendues sur ce type de sujet : la tension entre violence et esthétique, l’opposition et la coexistence entre un pôle créateur (celui de l’écriture) et un pôle destructeur (celui de la violence)… L’auteur décline ses analyses en cinq chapitres, le premier consacré aux seuils, les trois suivants tournant autour de la notion d’autorité, et le dernier se concentrant sur les personnages. La thèse de l’auteur est simple : Vargas Llosa met en place ce qu’elle appelle une écriture de la violence, et elle s’interroge sur une éventuelle « adéquation thématique et formelle » au service de cette écriture (p. 22).

4La première partie du volume consiste plus ou moins à appliquer les travaux de Genette aux textes de Vargas Llosa, que ce soient les éléments issus de Seuils, pour le premier chapitre, qui analyse les différents seuils des romans (titres, dédicaces, etc.), de Palimpsestes, pour le troisième puisqu’il concerne les intertextualités ou dans une moindre mesure, de Figures III, pour le second chapitre qui s’attache davantage à la construction du récit chez l’auteur péruvien. L’ensemble est assez descriptif et énumère les différents cas de figures rencontrés par le lecteur dans l’œuvre romanesque de Vargas Llosa ayant trait à la violence.

5Le quatrième chapitre propose une piste de réflexion intéressante sur le non‑recouvrement systématique entre autorité et pouvoir, notamment au sein des figures qui incarnent et/ou exercent le pouvoir dans les romans. Une autre piste intéressante revient de temps à autres tout au long de l’ouvrage mais constitue véritablement le centre du dernier chapitre, c’est celle qui consiste à questionner la singularité des personnages : jusqu’à quel point sont‑ils des individus ou bien des représentants d’un collectif, d’un groupe opprimé ?

6Cette seconde partie nous semble globalement plus fructueuse que la première qui a souvent du mal à s’intégrer dans la problématique d’ensemble de la violence. Cl. Sourp utilise toute la polysémie du terme « autorité » jusque dans son étymologie pour analyser la violence, la posture de l’auteur et les relations d’autorité entre les personnages. Le principal problème de cette approche est que l’auteur précisément n’exerce, ni ne subit la violence ; il ne fait que le retranscrire, sous forme de fiction qui plus est. Son rôle est donc bien indirect : il ne renonce pas à son autorité et n’en fait pas pour autant un usage « immodéré ».

7Un autre point d’achoppement sur cette notion d’autorité, à notre avis, est lié à l’interprétation que fait l’auteur de la pratique intertextuelle (considérée dans son acception la plus large : emprunt, réécriture, allusion, citation…) :

l’intertextualité, parce qu’elle est reprise, parce qu’elle emprunte à différents auteurs ou cultures, peut se lire à la lumière de la violence, mais elle pose aussi la question de l’autorité. (p. 19)

8Qu’elle pose la question de l’autorité, c’est évident ; mais en quoi la reprise est‑elle une violence ? Si Vargas Llosa avait une pratique citationnelle violente (tronquant les phrases, les déformant, etc.), on pourrait effectivement conclure dans le sens d’une intertextualité qui alimente cette écriture de la violence. Or, ce qui alimente la violence dans la pratique de Vargas Llosa, ce sont au mieux des citations évoquant la violence, bref quelque chose qui ne ressort pas d’un usage particulier de la pratique citationnelle mais tout simplement d’une perspective purement thématique. Cl. Sourp est bien obligée d’en convenir dans une conclusion qui ramène au point de départ :

Dès lors, la réécriture n’est pas tant une écriture qui se fonde sur la violence qu’une écriture qui établit des filiations entre des œuvres littéraires antérieures et des œuvres propres. (p. 146)

9Le propos est encore plus net quelques pages plus loin :

nous avons envisagé la réécriture en tant que technique violente en ce qu’elle transforme ou détourne le texte original. Il n’y a pas dans de cadre de l’intertextualité de violence du texte à proprement parler parce que, malgré l’appropriation, il y a intégration harmonieuse des autres textes et que l’écrivain se place en auteur, garant de la tradition littéraire, non en plagiaire malveillant.(p. 161)

10De la même manière, les seuils des romans, quels qu’ils soient (incipit, titres, etc.), ne sont violents que par leur thématique, non à cause d’une pratique scripturaire particulière qui malmènerait véritablement le texte et/ou le lecteur. L’auteur de l’ouvrage dresse un constat semblable à propos des structures narratives qui construisent les romans :

nous ne pouvons attribuer aux techniques structurantes des romans qu’une faible charge violente, alors que celle produite par l’écriture, à proprement parler, est beaucoup plus lisible dans les textes. (p. 69)


***

11Le bilan à la fin de la première partie est plutôt négatif, les résultats de l’analyse formelle assez limités et ils laissent le lecteur peut‑être un peu sceptique, compte tenu de la longueur des développements accordés au sujet. La violence ne s’exprime vraiment chez Vargas Llosa que sur les plans thématique et sémantique auxquels il faut ajouter le travail sur le registre de langue et l’obsession de la sexualité dans les propos tenus par les personnages d’hommes de pouvoir des romans. Le dernier enseignement à tirer du sujet semble concerner le rôle ou la symbolique de l’écrivain dans cette problématique : au fond ne fait‑il pas office de rempart à violence, n’incarne‑t‑il pas une forme d’autorité vertueuse, par opposition à toutes les autorités uniquement répressives qu’il présente dans ses romans ?