Sens esthétique & sens empathique chez Cicéron : la cura scribendi
1Mémoire de sa thèse d’Habilitation soutenue à l’Université de Paris‑Sorbonne en décembre 2010 sous la direction du Professeur Carlos Lévy, l’ouvrage de Jacques‑Emmanuel Bernard se propose d’étudier l’écriture épistolaire de Cicéron à l’aune des catégories éthiques et poétiques les plus constitutives de la mentalité romaine. Monument rhétorique de l’histoire littéraire, corpus esthétique de l’humanisme occidental, référence historique de la culture latine, la lettre cicéronienne se présente non seulement comme un modèle pour les grands écrivains humanistes — les questions philosophiques traitées par l’orateur semblent en effet annoncer les correspondances savantes qui s’épanouiront dans la pratique littéraire des auteurs renaissants, même si l’on se permettra de noter que les penseurs médiévaux usaient déjà largement de tels procédés de sociabilité1 — mais devient encore une matrice pour les écrivains contemporains originaux — la propension à lier les dimensions publiques et privées chez l’orateur semble en effet anticiper les recherches actuelles sur le principe d’autofiction, avec d’autant plus de facilité, selon nous, que se trouvent alors évités les écueils du style narratif de l’autobiographie2. Si les principaux spécialistes de Cicéron s’étaient déjà penchés sur les questions historiques de chronologie et de transmission ou sur les questions techniques de linguistique et de rhétorique, ils avaient peut‑être sous‑estimé jusqu’alors l’importance des questions proprement littéraires qui régissent, par le jeu subtil d’une métatextualité modulaire qu’il revient alors au présent ouvrage d’analyser, l’écriture épistolaire de l’orateur comme ensemble organique au sein duquel le moindre terme jouera simultanément un rôle éthique, esthétique et politique. Tel est l’enjeu de ce litterarum officium précisément défini : « verba tantum adfero, quibus abundo3 ». La forme fixe de la lettre possède en effet une infinie variation de fond. Les récentes études de Jean‑Pierre De Giorgio sur la subjectivité et de Jon Hall sur la réception seront ainsi intégrées à la compréhension dynamique et organique d’une pratique épistolaire simultanément sociale et discursive4.
Situation de la sociabilité
2Si le genre épistolaire semble toujours en expansion lorsqu’il relie le monde individuel au monde collectif, la voix cicéronienne paraît encore amplifier ce mouvement lorsqu’elle n’oppose nullement la parole familière à la parole solennelle mais crée bien plutôt une sociabilité large unifiée par un même souci d’excellence expressive : « studiorum similitudo, suavitas consuetudinis, delectatio vitae atque victus, sermonis societas, litterae interiores5 ». Toute lettre devient dès lors le signe d’une éloquence naturelle, à tel point que l’observation d’une lettre de Cornelia pourrait nous faire entendre la formation rhétorique des Gracques en application d’une génétique virtuelle de l’elocutio fondée sur une génétique matérielle de la dispositio : les fils n’ont pu qu’être imprégnés du style de la mère, et cette innutrition valut naturellement toutes les formations (De oratore, 3, 446). Ce signe de la conversation retrouvé dans l’écriture apparaît d’ailleurs remarquablement utile pour se représenter ce qu’entendait Cicéron par ce caractère « convenable » devant accompagner tout discours mais n’ayant jamais été défini : l’interaction entre l’orateur et ses correspondants vient alors au secours de l’analyse, lorsque l’officium interpersonnel permet que soit compris le decorum de l’écriture — on observe alors une autre application de la génétique virtuelle : le destinataire serait offensé si le scripteur n’avait pas écrit de sa propre main, considérant donc que l’expression « convenable » est non seulement l’adéquation de la forme et du fond mais encore l’harmonie entre la matérialité et le contenu de la lettre7. Le langage résiste ainsi à l’éclatement en se fondant à la notion de catégorie sociale collective à Rome :
la notion de decus, « beauté », « ornement », est liée à celle de dignitas, dont on sait la richesse sémantique dans le vocabulaire des relations politiques sous la République, où elle sert à définir le statut de l’individu, sa gloire en particulier, déterminée par ses mérites et ses vertus. (p. 26)
3On comprend que la pratique épistolaire, souvent plus attentive à son énonciation qu’à son énoncé même, soit donc une œuvre en permanente adaptation. Était‑il pour autant nécessaire de se concentrer si scrupuleusement sur la lettre comme objet matériel dans le chapitre liminaire ? On se permettra de remarquer que l’on sait depuis bien longtemps qu’un échange épistolaire sert à conserver le contact entre deux individus, que le lieu de rédaction d’une lettre et le nombre de kilomètres que celle‑ci doit parcourir influent sur les modalités mêmes de son écriture, et que la distinction du messager qui porte l’envoi peut jouer un rôle non négligeable dans le plaisir que l’on éprouve à le recevoir. Il est vrai que Cicéron n’est jamais sans indiquer le lieu où il se trouve, le temps qu’il fait, son état psychologique du moment, son otium ou son negotium, mais voilà qui devrait induire selon nous quelques considérations proprement esthétiques — si une distance courte peut certes favoriser un échange régulier, elle encouragera surtout les tournures elliptiques et le retour de cet atticisme qui caractérise par ailleurs l’écriture cicéronienne en son ensemble ; si la crainte d’une erreur d’acheminement fait singulièrement débuter chaque courrier par une référence au courrier précédent, elle participe véritablement à cette écriture de soi qui goûte la régularité et l’harmonie ou s’attendrit sur son propre sort8.
Herméneutique de la sociabilité
4La convenance épistolaire est en somme le porche du ton juste, et le ton juste le narthex de la sensibilité épistolaire. Mais c’est cette propédeutique tout entière qui fera naître la réalité complexe d’une sociabilité littéraire réglée et mesurée. Cicéron semble ici le maître incontesté d’un usage précieux et prospère : « Permagni interest quo tibi haec tempore epistula reddita sit, utrum cum sollicitudinis aliquid haberes an cum ab omni molestia vacuus esses ; itaque ei praecepi quem ad te misi ut tempus observaret epistulae tibi reddendae9 ». Il n’est pas vain de parler non seulement d’un cérémonial de la lettre mais encore d’une authentique épistolarité mondaine. L’orateur conservait du reste un double des lettres qu’il envoyait et les réunissait parfois en rouleaux encollés avec celles qu’il recevait (volumen epistolarum Attici). Or la réalité politique ne s’absente nullement de ces considérations et le souci du style n’entre jamais en conflit avec l’activité pragmatique du moment. Si l’elocutio et la dispositio se trouvent ainsi régies par la circonstance, l’inventio d’une lettre rédigée pendant une période de guerres civiles s’en trouvera naturellement marquée. « Le contenu de la lettre, son argument [argumentum epistolae], répond à des fonctions qu’il convient de situer dans le cadre de l’amicitia romaine, et plus précisément dans la perspective des officia, privés ou publics » (p. 71). On ne peut dès lors se méprendre sur la nature véritable de l’activité épistolaire romaine, simultanément affective et politique ou radicalement éloignée de la simple pratique ornementale :
l’obligation épistolaire se trouve [aussi] dans une lettre que Marcus, le fils de Cicéron, écrit à Tiron pour lui reprocher de ne pas l’informer de la situation politique, en juin 44, au plus vif des tensions entre Antoine et le Sénat. Même si le ton de la lettre montre autant de familiarité amicale que d’injonction, elle n’en est pas moins un rappel des liens juridiques qui existent entre Tiron, affranchi dix ans plus tôt, et la gens Tullia. Marcus lui rappelle qu’il lui doit des excuses s’il manque de lui envoyer régulièrement des lettres. En qualifiant toute lettre de Tiron d’extrêmement agréable (gratissima), Marcus se place dans la perspective des beneficia mutua et grata évoqués dans le De officiis (I, 56). (p. 74).
5L’échange épistolaire possède véritablement la même réciprocité que l’officium — jusqu’en ses moindres détails comptables : « brevitas tuarum litterarum me quoque breviorem in scribendo facit10 » — : informer ou demander de l’information, recommander ou demander un appui, consoler ou féliciter, conseiller ou demander conseil, entretenir en un mot tout le réseau de sa familiaritas. Tel est l’enjeu de l’union entre contentio (parole de l’éloquence) et sermo (parole de la conversation) ; la parole oratoire stylise les ressources naturelles de la langue ;
parole véritable, l’oralité littéraire des Latins oblige finalement à reconnaître que la stylisation artistique, loin de conduire à une rupture avec le parler quotidien, n’en est que la forme continuée dans un souci d’excellence expressive11.
6Lire toute l’œuvre de Cicéron à l’aune d’une seule approche esthétique serait donc anachronique ; car c’est bien la rhétorique qui choisit de s’insérer dans la logique sociale, provoquant la modulation infinie des tons et l’audace toujours possible du ton grave de l’éloquence pathétique lorsqu’un sujet d’importance se présente à l’aventure. Il nous semble en ce sens que l’étude aurait parfois pu mieux s’affranchir d’une certaine lourdeur d’exposition typologique pour entrer en empathie plus manifeste avec l’objet même qu’elle poursuit avec tant de sérieux ; le lecteur doit souvent problématiser lui‑même ce qu’il est en train de lire pour ne pas égarer son esprit, ce qui n’était sans doute pas absolument nécessaire. Cicéron ne joue‑t‑il pas incessamment d’une rhétorique des styles qu’il ne voulait pas contraignante, circulant souvent librement par les trois tonalités au sein même d’une lettre unique ? Il est vrai que le xvie siècle avait déjà durci la partition en réservant le style simple à la lettre informative, le style moyen à la lettre familière et le style noble à la lettre grave, mais ne faut‑il pas toujours tenter de garder en tout la liberté ?
Éthique de la sociabilité
7À l’opposé de la monovalence expressive de Pline le Jeune, Cicéron goûte toujours les dominantes et les couleurs, jamais les fixations. Nombre de lettres sont ainsi qualifiées tant par leur douceur (litteras plenissimas suavitatis) que par le plaisir que procure leur ornementation de périodes cadencées (delectatio), l’ensemble constituant un sermo litterarum à la fois unifié et en mouvement. Nous sommes loin de l’épigramme et déjà tout près de la polyvalence générique de la lettre sévignéenne12. Mais nous n’avions guère besoin de la linguistique interactionniste pour comprendre que différents types d’amitié engagent différents types de lettres. Plus fondamentale nous semble l’attention accordée par l’orateur aux questions de confidentialité fondant une éthique sérieuse de la sociabilité. Ni César ni Antoine ne respectent en effet ses préceptes, n’hésitant pas à lire quelques lettres privées en pleine séance de sénat :
At etiam litteras, quas me sibi misisse diceret, recitavit homo et humanitatis expers et vitae communis ignarus. Quis enim umquam, qui paulum modo bonorum consuetudinem nosset, litteras ad se ab amico missas, offensione aliqua interposita, in medium protulit palamque recitavit? Quid est aliud tollere ex vita vitae societatem, tollere amicorum colloquia absentium? Quam multa ioca solent esse in epistulis, quae prolata si sint, inepta videantur! quam multa seria neque tamen ullo modo divulganda13!
8Une societas collective ne saurait pourtant se former sur le seul fondement commun des studia (« appartenance à un même groupe socioculturel, fondé sur le partage d’une culture commune, où l’on trouve la science juridique, la rhétorique et la philosophie » [p. 129]) ; le respect d’une réelle confidentialité et la permanence d’une sereine fides assurent en revanche un pilotis non moins fondamental à la sociabilité quêtée et inventée par Cicéron. Si l’art oratoire consiste à entendre la psychologie collective, l’art épistolaire consiste à entendre la psychologie individuelle. La relation entre épistolarité et caractère explique du reste l’habituelle présence de métatexte dans les lettres latines : il faut y trouver de la douceur (litteras plenissimas suavitatis), de la bienveillance (benevole scriptam), du savoir‑vivre (humanitatem litterarum tuarum) et de la pudeur (pudentiores illas litteras), ou à l’inverse de l’arrogance (adroganter), de l’aigreur (acerbissime), de la hargne (litteras rabiosulas) et de la feinte sottise (ineptas litteras). Alors peut‑on prendre en compte le caractère unique de la relation établie avec son correspondant et tenter de pénétrer ce bel idéal qu’est la sociabilité épistolaire. On peut en ce sens soutenir que la communication cicéronienne articule l’image que l’orateur donne de lui‑même et l’ethos qu’il entend discerner chez son destinataire ; il faut émouvoir et convaincre de ses propres mérites tout en renvoyant à autrui l’image de sa propre dignité :
Summa tua auctoritas fecit meumque perpetuum de tua singulari virtute iudicium ut magni mea interesse putarem et res eas quas gessissem tibi notas esse et non ignorari a te qua aequitate et continentia tuerer socios provinciamque administrarem. Iis enim a te cognitis arbitrabar facilius me tibi quae vellem probaturum14.
Esthétique de la sociabilité
9Jacques‑Emmanuel Bernard peut alors nous offrir une remarquable analyse stylistique de trois tonalités d’elocutio communiquant entre elles : une lettre au sénat — usage oratoire de l’isocolie, de la concaténation des subordonnants et des périodes rythmées par la synonymie de groupes binaires —, une lettre à Caton — même usage oratoire et même structure en une solennité plus discrète —, une lettre à Atticus — usage du sermo quotidianus avec parataxe, asyndète, dissémination de mots grecs, style plaisant et enlevé — ; la diplomatie du gouverneur s’y déploie toujours en fonction de la propre pratique diplomatique du récepteur (p. 154‑155). La construction de soi est donc omniprésente, à tel point que Cicéron put parler à Atticus en ayant l’impression de se parler à lui‑même (Att. 8, 14, 2 : « tecum perlibenter loquor ; ego tecum tamquam mecum loquor ») et que Jean‑Pierre De Giorgio put parler à ce propos d’une écriture autobiographique à laquelle nous préférerions toutefois le qualificatif d’autofictive. Si Pétrarque s’en est désolé, Montaigne l’en a loué. Mais il faut sans doute compter avec la part de recomposition et de pose qu’une telle entreprise nécessairement contient, l’homme et le citoyen étant deux réalités absolument indissociables à Rome.
Dans le cas de Cicéron, cette problématique peut être éclairée par la théorie des personae que l’on retrouve dans le De officiis (I, 109‑116). Elle offre en effet un cadre général de réflexion sur le moi et le sujet moral, influencé par les catégories stoïciennes. La nature nous fait endosser un personnage (persona) qui a son rôle à jouer et des devoirs (officia) à remplir, dans une société régie par le sens de la dignitas, l’honneur et l’autorité impartis à chacun selon sa personnalité et son rang, selon sa charge et son âge. La nature nous fait endosser deux « personnages » : l’un est commun, celui qui nous vient de la raison et de notre supériorité sur les bêtes, d’où découlent la beauté morale et le convenable, l’autre relève de notre personnalité propre (De officiis, I, 107). À ces deux personnages s’en ajoutent deux autres : celui qui est dû aux circonstances (casus / tempus), et celui qui est dû à notre volonté personnelle, à notre choix. Il s’agit de trouver un juste équilibre entre la nature (natura) et la fortune (fortuna). Dans tous les cas, ce qui importe, c’est la constance avec soi‑même (De officiis, I, 120‑125). (p. 172‑173)
10La partition du sujet entre nature rationnelle régissant la passion, particularités individuelles, condition de la fortune et choix de vie guidé par la liberté limite en effet cette idée d’introspection radicale qui serait bien plus romantique que latine, même si l’écriture de soi propre à Cicéron semble bien plus engageante que l’écriture de l’artifice propre à Pline. Il convient du reste de ne pas sous‑estimer la grande codification rhétorique de l’expression de la douleur à l’époque républicaine : la miseratio oratoire est encore une forme d’expression de soi devenue publique et ne quittant pas les termes de la sociabilité (« Quod me ipse per litteras consolatus sum, non paenitet me quantum profecerim ; maerorem minui, dolorem nec potui nec, si possem, vellem15»). Il en va de même pour la vanité, souvent associée à Cicéron mais en vérité socialisante en son essence : construire un mythe personnel est souvent un efficace moyen de conduire à la vertu lorsque l’on évolue dans une civilisation de l’ostentation et que l’on se voit confier comme devoir d’état d’être à la hauteur de son personnage civique. L’autocélébration cicéronienne n’est d’ailleurs jamais séparée du cadre politique du consulat de son auteur, en un temps où se multiplient les procès pour corruption et où la preuve de son intégrité est souvent un gage de salut.
Universalité de la sociabilité
11Dira‑t‑on qu’il ne s’agit là que d’une sociabilité aristocratique (attention à l’officium scribendi, apostrophe affectueuse, références érudites, bilinguisme, enjouement, prégnance de l’humanitas) ? L’adaptation du style est cependant identique lorsqu’il s’agit d’écrire à un affranchi, ce que révèle parfaitement la correspondance avec Tiron qui ne met jamais entre parenthèse ni l’eruditio ni l’humanitas :
Le secrétaire a fait en quelque sorte la distinction nobiliaire fondée sur la possession d’une culture raffinée, faite d’élégance et d’urbanitas, dont la maîtrise de la langue et du style est la traduction la plus éclatante. Parce que l’affranchi est en possession d’une eruditio libero digna, il est intégré dans la familiaritas de ses maîtres et peut s’agréger, sur un mode mineur mais néanmoins réel, à la societas des amis lettrés de Cicéron, selon cette progression relevée dans le vocabulaire de la correspondance : servus, eruditus, libertus, amicus. La relation entre Tiron et les Tullii Cicerones n’abolit pas la condicionis distantia mais montre comment celle‑ci peut s’atténuer à condition d’en posséder les usages et les codes. (p. 209)
12 Si le sens de la mesure imprègne tout, il n’y a aucun risque que l’épistolarité soit en danger. Le decorum est sauf lorsque l’elocutio révèle réellement la persona (l’étude distingue sur ce point la miseratio — représentation émotive mêlée à un fondement éthique —, la vituperatio — construction d’une irritation sans aucun lien à quelque eloquentia canina —, l’ironie et la satire — sublimation esthétique de la violence —, le raisonnement in utramque partem — syllogisme mêlé à une manière dialectique d’argumenter en ars disserendi — en présentant un admirable exemple de micro‑lecture d’une lettre à Fadius en Fam. 7, 27, 1‑2 [attaque ex abrupto et effet d’encadrement avec le préfixe intensif du verbe de chute, série d’antithèses rythmées en structure adversative, asyndètes, antithèses des pronoms personnels, chiasmes, parallèles lexicaux et homéotéleutes], p. 220‑221). Or nous proposerions volontiers de regarder ici l’assimilation de l’épistolarité à un organisme vivant, visible dans les métaphores cicéroniennes évoquant la nécessité de lettres mordantes (« in tuis litteris quae me mordeant ») ou caressantes (« litteras blandas »), comme une version propédeutique du fameux mythe des paroles gelées situé par Rabelais aux chapitres 55 et 56 du Quart‑Livre. L’image d’un verbe voltigeant en tous sens nous semble adéquatement traduire l’attention d’un consul devant être sérieux en toute occasion et devant simultanément sourire en tout échange familier — c’est bien à la gravitas d’être assaisonnée de comitas et non l’inverse. Si l’on sait que la correspondance de Cicéron traverse plusieurs crises graves, on mesure alors l’idée de légèreté comme celle d’une grâce parfaite.
Épreuves de la sociabilité
13La correspondance avec Pompée relève d’abord d’une parfaite maîtrise des affects par la rhétorique (dispositio, narratio, argumentatio, probatio, refutatio, peroratio) ; il s’agit de sauvegarder le respect de la « face » du général dans le moment même où l’on se montre de plus en plus incisif devant le retournement de sa situation politique ; critiquer l’autre, c’est alors affermir l’image de soi. L’art de la litote ou de la prétérition le souligne parfaitement : « cum ad te litteras misissem quae tibi Canusi redditae sunt, suspicionem nullam habebam te rei publicae causa mare transiturum16 ». La correspondance avec César relève ensuite d’une rare perfection lexicale, le général et l’orateur usant d’une même stratégie en laquelle la construction de l’image s’entrelace à la construction de la sociabilité (langue métrique, style périodique, captatio benevolentiae, argumentation, éloge, construction symétrique de la personna de l’émetteur et du récepteur) ; une recommandation solennelle au style raffiné en une langue métrique, conforme à la dignitas du général et à la finalité de l’officium qu’elle accomplit, sait par endroits quitter l’épidictique pour trouver une nouvelle familiaritas par l’elocutio affectueuse et le sermo iocosus d’une courte mise en scène théâtrale — à la requête solennelle en faveur de Trebatius succède l’anecdote de l’arrivée d’une lettre césarienne au beau milieu d’une conversation avec Balbus à propos du même Trebatius : le rituel de l’interaction sociale fonctionne alors à merveille17. La guerre civile en avait du reste attisé l’importance :
L’effet combiné des règles d’amour‑propre et de considération est que, dans les rencontres, chacun tend à se conduire de façon à garder aussi bien sa propre face que celle des autres participants. Cela signifie que chacun a généralement le droit de faire prévaloir la ligne d’action qu’il a adoptée, et de remplir le rôle qu’il s’est, semble‑t‑il, choisi. Il s’établit un état de fait où chacun accepte temporairement la ligne d’action de tous les autres. Il semble que cette sorte d’acceptation mutuelle soit un trait structurel fondamental de l’interaction, et particulièrement des interactions à l’œuvre dans les conversations face à face. Il s’agit typiquement d’une acceptation de convenance, et non réelle, car elle est le plus souvent fondée non pas sur un accord intime, mais sur le bon vouloir des participants à émettre sur le moment des opinions avec lesquelles il ne sont pas vraiment d’accord18.
14La correspondance avec Dolabella relève enfin de la mise en péril de l’entreprise entière lors d’une époque particulièrement pénible de la vie de Cicéron ; jeune loup inféodé à César puis marié à Tullia, l’homme politique acquiert rapidement une situation rendant artificiel le bel équilibre entre gravitas et suavitas et changeant le iocus en simple jeu de théâtre et d’illusion au seul profit d’une dignitas à présent lestée de quelque lourdeur ; même si le jeune homme tenta certes de suivre les préceptes rhétoriques de l’orateur ; voilà qui explique sans doute le retour d’un angle très historique dans l’analyse de Jacques‑Emmanuel Bernard. Or les efforts de Dolabella pour atteindre le style cicéronien sont certes touchants, mais demeurent bien en‑deçà des leçons du maître. Seul Cicéron pourra dès lors mettre en scène la conscience de son propre déclin, naturellement en toute lucidité et toute virtus. Au sein même des guerres civiles, c’est la suavitas qui permet de conserver à tout prix la familiaritas.
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15Au terme d’un parcours de lecture explorant la vaste et féconde notion de sociabilité épistolaire, l’analyse sait encore nous saisir par l’ampleur de la tâche accomplie : de précieuses notices épistolographiques occupent 131 pages de l’ouvrage et précèdent une bibliographie très fournie. En se souciant davantage de la forme rhétorique que du fond historique des lettres cicéroniennes, Jacques‑Emmanuel Bernard a su rendre vivante cette « oratio ad tempus accomodanda » qu’est la pratique épistolaire de son auteur (Att. 11, 24, 5). Nous espérons en retenir la leçon : « sic profecto se res habet, nullum ut sit vitae tempus, in quo non deceat leporem humanitatemque versari » (les choses sont telles qu’il n’est aucun moment dans la vie où l’esprit et l’amabilité ne soient de mises », De oratore, II, 271).