L’énigme Houellebecq
1Dans le panorama de la critique universitaire sur Michel Houellebecq, Bruno Viard, professeur à l’Université de Provence, occupe une place de premier choix. Présent depuis 2004, soit depuis les débuts de cette critique, auteur d’une dizaine d’articles et d’une première monographie en 20081, Br. Viard est notamment responsable de l’organisation du premier colloque en France sur l’écrivain, les 3, 4 et 5 mai 2012 à Aix-en-Provence et Marseille. Il publie aujourd’hui aux Presses Universitaires de France une deuxième monographie, Les Tiroirs de Michel Houellebecq.
2La couverture rappelle quelque chose du portrait de l’écrivain réalisé par l’artiste Jed Martin dans La Carte et le territoire (2010).
Dans le tableau, Houellebecq est debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites. Derrière lui, à une distance qu’on peut évaluer à cinq mètres, le mur blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes contres les autres, sans le moindre interstice2.
3Abstraction faite de certaines différences avec le tableau, le regard de Houellebecq, ici démultiplié par la juxtaposition de trois focales complémentaires, est tout à fait saisissant.
Houellebecq pluriel
4Br. Viard s’intéresse en particulier à la composante idéologique des textes de Houellebecq, et les questions qu’il se pose prennent souvent la forme de dilemmes : « Houellebecq auteur sentimental ou auteur cynique ? » ; « faut-il en rire ou en pleurer ? » ; « Houellebecq est-il de gauche ou de droite ? » ; « le lecteur doit-il s’en prendre à Dieu ou à Mai 68 ? ». Les travaux de Br. Viard postulent en effet qu’il existerait deux Houellebecq, c’est-à-dire deux voix narratives distinctes chez l’écrivain. Le critique défend l’hypothèse depuis son premier article sur Houellebecq, en 2004 :
Il y a donc deux voix enchevêtrées dans ces romans : celle d’un moraliste austère qui a fait bondir tous ceux qui sortent leur pistolet dès qu’on parle de morale, d’autre part celle d’un grand névrosé qui ne pense qu’à se faire sucer la queue par toutes les petites garces de passage.3
5Br. Viard n’est pas le premier à mettre en évidence cette bipolarité de l’écriture de Houellebecq, qui marque la réception de l’écrivain depuis l’article de l’essayiste Dominique Noguez, « Un ton nouveau dans le roman », paru dans La Quinzaine littéraire le 1er octobre 1994, au moment de la publication d’Extension du domaine de la lutte. D. Noguez employait l’expression de « mélange curieux de férocité et de placidité dans le ton.4 » Quelques mois plus tard, Houellebecq lui-même revendiquait cette bipolarité dans un entretien :
Sur un plan plus littéraire, je ressens vivement la nécessité de deux approches complémentaires : le pathétique et le clinique. D’un côté la dissection, l’analyse à froid, l’humour ; de l’autre la participation émotive et lyrique, d’un lyrisme immédiat.5
6L’hypothèse d’un Houellebecq bipolaire représente en ce sens un véritable lieu commun de la critique, et l’on peut dire que Br. Viard, en la systématisant, a contribué à sa promotion.
7C’est ainsi que Les Tiroirs de Michel Houellebecq s’inscrit dans la continuité de la réflexion de Br. Viard, mais également dans le prolongement du colloque tenu l’année dernière :
La confrontation a stimulé et enrichi la réflexion que je mène moi-même depuis plusieurs années sur l’œuvre de Houellebecq et sur les paradoxes qu’elle recèle. C’est cette réflexion dans son état actuel qui est l’objet de ce livre (p. 8).
8En ce qui concerne cette « confrontation », cependant, on peut regretter la pauvreté de la bibliographie secondaire. Certes, les actes du colloque sont à paraître, mais à aucun moment il n’est fait état des travaux d’autres spécialistes de l’œuvre de Houellebecq. Les seules références externes proviennent de Lakis Proguidis, pour une métaphore, de Denis Demonpion, le biographe non autorisé et désavoué par l’écrivain, et enfin de Lucie Ceccaldi, la mère de M. Houellebecq — un témoignage dont le statut reste problématique, ou en tout cas qui constitue une source peu scientifique.
Les tiroirs de l’écrivain
9Pourquoi ce titre ? Serait‑ce un clin d’œil aux sculptures de Dalí ? Le titre ne renvoie ni aux brouillons de l’écrivain ni à des inédits, mais plutôt à la dimension intertextuelle de l’œuvre : « Je n’ai donc pas fouillé dans les tiroirs de l’écrivain, mais seulement lu les étiquettes qu’il a pris la peine de produire à nos regards dans ses romans, et ouvert les textes correspondants » (p. 9). À la liste des références explicites, Br. Viard propose d’ajouter trois auteurs à l’influence plus subtile — Montaigne, Victor Hugo et Albert Camus — car ceux‑ci, en tant qu’« écrivains heureux », apporteraient un éclairage supplémentaire, en contrepoint, sur les « écrivains malheureux » que mentionne et auxquels appartiendrait Houellebecq :
Il y a aussi les tiroirs qui manquent dans les romans de Houellebecq, comme Montaigne, Victor Hugo ou Albert Camus. Je prendrai la permission de les ouvrir dans l’idée que le même est le contraire de l’autre. On n’y voit pas bien quand on fixe un seul objet. Il faut comparer A non seulement à B et à C, mais aussi à X, à Y et à Z pour commencer à percevoir le relief. Les écrivains heureux mettent en perspective les écrivains malheureux. (p. 9)
10L’absence de définition des « écrivains heureux » et « écrivains malheureux » est déconcertante, mais aussi — et surtout — la prise de distance de Br. Viard par rapport à la position de l’auteur. Dans un entretien récent pour le site argentin Revista Ñ, Houellebecq déclarait :
Sí. Sufro. Hay una incompatibilidad entre sentirse bien en el mundo y escribir sobre él. Escribir requiere un alejamiento. No hay escritores felices [Oui je souffre. Il existe une incompatibilité entre se sentir bien dans le monde et écrire à son sujet. Écrire nécessite un départ. Il n’y a pas d’écrivain heureux].6
11En d’autres termes, la distinction qu’opère Br. Viard ne fait pas sens pour Houellebecq, lui qui se situe et situe l’écriture en général dans une voie intermédiaire, non polarisée, soit celle du non bonheur. On peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas contre-productif de prendre à ce point ses distances avec la pensée de l’auteur, c’est-à-dire avec ce qu’il prétend faire et ce qu’il dit qu’il fait, quand on cherche à l’interpréter.
Mystique à 75%
12L’ouvrage est subdivisé en trois parties : « Les paradoxes littéraires », « Les paradoxes philosophiques » et « Back to littérature ». Dans la première, Br. Viard examine et tente de résoudre la contradiction formelle entre les deux voix narratives. Il commence par rappeler son hypothèse de lecture :
Le mystère Houellebecq, c’est qu’il existe deux Houellebecq, un méchant Houellebecq, le mieux connu du grand public, provocateur qui dépasse plus souvent qu’à son tour la limite du tolérable, qui profère des énormités d’un air de ne pas y toucher, qui choque par trop le respect dû aux gens. Et un gentil Houellebecq, qui parle d’amour et de bonté, qui prend la défense des enfants délaissés, des filles moches et des vieillards abandonnés. Lire Houellebecq, c’est écouter ces deux voix narratives si opposées, au lieu de n’écouter que celle qu’on préfère, et tenter d’interpréter une contradiction aussi patente et aussi dérangeante. (p. 12‑13)
13Tout au long de la première partie, Br. Viard se perd et perd son lecteur avec lui entre l’auteur, le narrateur et les personnages, tout en hésitant entre un Houellebecq complètement « mystique » — « Oui, Houellebecq est un auteur cryptogame ! Oui, le cynisme est encastré dans la mystique. C’est elle qui est l’englobant et qui donne le vrai sens » (p. 29) — et un Houellebecq à dominante « mystique » — « Mais qui ne sent, au minimum, une petite complicité de l’auteur avec ce qu’il réprouve ? » (p. 30). Au terme de la première partie, Br. Viard penche pour la deuxième option :
Je propose comme conclusion provisoire de dire que même si une bonne partie du cynisme houellebecquien doit être recyclée et reversée au profit d’un idéal de relations humaines fondées sur l’amour et la confiance, il demeure 1) une part de cynisme irrécupérable, 2) un idéal d’amour rêvé comme tellement fusionnel qu’il refuse au sujet l’espace de liberté requis par la modernité et peut-être même par la nature de l’homme. Il existe donc une fissure toujours douloureuse entre trop d’amertume empreinte de ressentiment d’un côté, trop d’angélisme d’un autre. Les deux termes de cette contradiction s’entretenant l’un l’autre, aucune lecture ne permettra, malgré les plus grands efforts de lissage possibles, d’en voir disparaître les aspérités toujours renaissantes (p. 40).
14On constate que Br. Viard fait ici un pas en arrière par rapport à la conclusion de sa première monographie, qui voulait que « la voix cynique [soit] encastrée dans le propos moral7. »
Houellebecq philosophe ?
15Dans la deuxième partie, Br. Viard essaie de démêler la contradiction idéologique entre les deux Houellebecq.
On se retrouve donc face à une difficulté. D’un côté, notre romancier se proclame lui-même le metteur en scène de vives rivalités d’amour-propre pour la possession des plus belles filles. D’un autre côté, il ne conduit pas d’analyses psychologiques, propose des personnages à tendance fortement autiste, ou solipsiste, encore qu’ils souffrent violemment d’être enfermés sur eux‑mêmes. (p. 94‑95)
16Br. Viard résout la difficulté en donnant tort à la soi-disant « analyse » de Houellebecq :
Il me semble donc que le revers de l’analyse simplifiée que Houellebecq délivre de l’individualisme conçu comme un simple solipsisme a pour conséquence une double impasse. Côté psychologie, Houellebecq jette un regard brouillé sur ce qu’on pourrait appeler la constellation de la vanité (mimésis, amour-propre, besoin de reconnaissance). Côté sociologie, il pratique une dénégation des mouvements de masse, rouges ou bruns, pourtant si typiques de notre modernité comme si l’islam en avait le monopole. (p. 98‑99)
17On peut se demander si ces difficultés ne viennent pas simplement de la confusion entre un Houellebecq qui serait philosophe et le Houellebecq romancier, à savoir que le roman comme genre, au sens où l’entend Bakhtine, entretient un rapport aux idées différent de celui de l’essai. « La démarche polyphonique est incompatible avec un monologisme de type habituel »8, écrivait Bakhtine pour marquer la singularité du roman quant à la portée des idées qui y sont défendues et contestées par une pluralité de voix. En plus de quoi la poétique de Houellebecq est largement métadiscursive, ce qui complexifie davantage ce que Br. Viard appelle l’« analyse » de l’écrivain. Lorsque Houellebecq se livre à des pastiches de comptes rendus scientifiques ou de guides touristiques, c’est aussi pour souligner la part de beauté du discours en tant que discours, comme force persuasive ou manière d’enchanter le monde. On peut également regretter que le fait qu’il soit principalement question de Houellebecq, et non des réformateurs sociaux, de Hugo ou de Baudelaire, ne soit par moments plus du tout une évidence.
Sainte-Beuve, le retour
18La troisième et dernière partie de l’ouvrage met l’accent sur l’explication biographique. Pour synthétiser, on peut dire que Br. Viard radicalise son hypothèse de lecture. Si Houellebecq est pessimiste, c’est qu’il n’a pas reçu d’amour maternel pendant son enfance : « Houellebecq prophétise le suicide de l’Occident, si ce n’est de l’humanité à partir de sa névrose » (p. 152). L’idée était déjà présente dans Houellebecq au laser, comme point de départ : « Comme Proust, [Houellebecq] a livré au sein de son œuvre la généalogie de son pessimisme, pour ne pas dire de la décomposition qui caractérise sa vision des choses : Maman m’a fait défaut9 ! » Elle sert maintenant de point d’arrivée : « On peut sans peine lire toute l’œuvre de Balzac, à l’instar de celles de Baudelaire ou de Proust… et de Houellebecq, comme la plainte d’un enfant privé d’amour maternel » (p. 137).
***
19Peut-on réduire l’ampleur et la complexité du projet d’un romancier, et les noms cités plus haut n’entraînent pas à se représenter cette ambition comme ridicule ou fantaisiste, à la conséquence d’un facteur psycho-biographique ? De plus, en ce qui concerne Houellebecq, son œuvre ne se caractérise-t-elle pas en grande partie par un désintérêt de la question de soi, au sens où certains écrivains envisagent l’écriture comme une manière de s’élucider ? On peut se demander enfin dans quelle mesure ce type d’interprétation psychologisante fait autorité ou est répandu dans les études littéraires aujourd’hui. On parle fréquemment d’un retour du biographique à notre époque ; comment celui-ci s’invite dans la littérature secondaire autre que les biographies d’écrivains ?
20En somme, ce livre dialogue peu avec les autres spécialistes, ne s’arrête pas suffisamment sur les notions et n’envisage pas par exemple la question de savoir dans quelle mesure on peut parler d’un Houellebecq philosophe de manière globale, Les Tiroirs de Michel Houellebecq n’est pas moins énigmatique que Houellebecq peut l’être pour Br. Viard, notamment parce qu’à le lire on en vient à se demander si Houellebecq est le véritable sujet ou encore parce qu’il avance une hypothèse, celle de l’explication biographique, qui semble venir d’un autre âge.