Construction & variations d’une doxa stylistique
L’imaginaire mouvant du style parfait
1Dans ce passionnant ouvrage, Gilles Philippe se propose d’explorer la persistance, de Flaubert jusqu’aux années 1960, de ce qu’il appelle le « rêve du style parfait ». Ce « rêve » repose sur l’idée que la perfection du style existe et que l’on peut l’atteindre à condition de respecter un ensemble de règles valables pour tous, défiant le temps et les plumes, et que les tenants de cette position font parfois remonter au « génie » de la langue. Si une telle conception du style a été disqualifiée par « une modernité qui a fait de la nouveauté et de l’originalité ses deux grandes valeurs esthétiques » (p. 1), elle ne disparaît toutefois pas du discours des écrivains, même de ceux dont l’historiographie littéraire a surtout retenu la conception singularisante du style et l’opposition au français « classique » — ainsi de Proust, dont G. Philippe donne, en ouverture de l’introduction, deux citations contradictoires de ce point de vue, extraites d’une même lettre de 1908 : « la perfection du style existe » et « la seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer1 ».
2Le style parfait, qui paraît un idéal universel et transhistorique, est également une notion très locale (franco-française) et historique (la perfection n’est pas toujours définie de la même manière). Autrement dit, l’hypothèse forte qui sous‑tend l’ouvrage, et qui se verra précisée au fur et à mesure de l’exploration de cas d’étude et réaffirmée en conclusion (nous y reviendrons), est que le jugement sur le style en général et l’attribution de qualificatifs de « perfection » et de « maîtrise » stylistique en particulier, reposent sur un imaginaire de la langue et du style mouvant, que le chercheur doit mettre au jour s’il ne veut pas, dans la mesure où il participe lui‑même à un certain imaginaire du style, « transporte[r] vers une étude historique une position qui n’est plus du tout critique, mais largement esthétique voire simplement idéologique » (p. 217).
3L’introduction commence par la formulation d’une hypothèse plus prudente : le jugement sur le style ne serait pas une simple affaire de goût personnel, mais reposerait sur une norme collective intériorisée, ou encore une sensibilité « patrimonialisée » à la langue. L’existence de cette norme est démontrée doublement. Si les règles du « bien écrire » sont difficilement retrouvables derrière la diversité de pratiques qui ont mérité cette étiquette, un certain consensus existe autour du « mal écrit » et de la « lourdeur stylistique », à partir duquel peuvent être établies des règles générales pour « ne pas mal écrire ». Il s’agit de quatre principes :
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la variété, de phrase en phrase, des patrons grammaticaux et rythmiques et des mots
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la bonne gestion des enchevêtrements grammaticaux
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le bon agencement syntaxique et rythmique des groupes de mots dans la phrase (un groupe long est mis après un groupe bref ; les circonstanciels ou appositions sont disposés à des endroits que l’oral néglige dans la phrase)
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la qualité des appariements entre les mots.
4Le cas de Gracq, auquel G. Philippe revient plus longuement dans le dernier chapitre, témoigne également de l’existence d’une telle norme : après avoir publié en 1951 Le Rivage des Syrtes,que l’on considère comme un des romans les « mieux écrits » de la littérature française, Gracq entreprend à partir de 1958 un travail de gauchissement de la langue, qui suppose une image patrimonialisée du « bien écrit » qu’il cherche précisément à contester en creux.
5Si elle est collective, la norme du « bien écrit » ne saurait être essentialisée, et il s’agit précisément d’en examiner les conditions d’émergence et la variabilité. Une telle interrogation implique une démarche soucieuse d’intégrer des niveaux d’observation hétérogènes :
C’est que, si l’on passe des productions spontanées aux productions littéraires, le jugement de qualité stylistique ne naît pas seulement des pratiques rédactionnelles elles-mêmes, mais aussi des valeurs explicitement revendiquées par un écrivain, de la posture esthétique qu’il adopte et de la position qu’il occupe dans le champ littéraire. (p. 10)
6Énoncés de manière programmatique dans l’introduction, ces niveaux d’observation se verront affinés et complexifiés au fil des analyses. En ce qui concerne les pratiques rédactionnelles, il s’agira ainsi de prendre en considération leur variation générique (Sartre mémorialiste n’écrit pas comme Sartre philosophe), leur évolution au sein d’une œuvre (comme le montre le cas déjà évoqué de Gracq), le niveau de la narration auquel elles se situent (un même fait de langue prend un sens différent lorsqu’il relève de la parole d’un personnage ou par contre de la narration, ou lorsqu’il est parodié ou pastiché), ou encore la variation historique de leur signification (ainsi des imparfaits et plus-que-parfaits du subjonctif, qui, après avoir été pendant longtemps de simples marques de style soutenu, deviennent dans les années 1950 l’emblème d’un purisme suspect d’académisme ou d’autodérision). La « posture esthétique » de l’écrivain et les valeurs stylistiques qu’il revendique peuvent quant à elles s’exprimer dans des textes critiques, mais aussi prendre forme, comme chez Camus et Proust, à travers la mise en scène de romanciers fictifs. On tiendra compte aussi du fait qu’un écrivain n’a pas nécessairement besoin d’une théorie du style pour éprouver un sentiment de bien écrit, qui peut s’observer également à travers des annotations apportées en cours de lecture ou des corrections faites sur des manuscrits. Enfin, en ce qui concerne les positions occupées dans le champ littéraire, celles-ci permettent de rendre compte des modèles et des contre-modèles que les écrivains se donnent, comme de classifications établies par l’histoire littéraire (ainsi des rapprochements entre Anatole France et Gide, qui se font partiellement sur base de leurs positionnements similaires dans le champ littéraire, en particulier leur opposition aux avant-gardes : l’écriture artiste pour le premier, et le surréalisme pour le second).
7En ce qui concerne la périodisation, l’interrogation prend son plein sens, selon G. Philippe, pour la période qui va des années 1860, « quand la littérature française se crut affranchie de l’idée même de rhétorique », aux années 1960, « au sortir d’une décennie qui crut que le “mal écrit” valait paradoxalement garantie d’une démarche proprement littéraire » (p. 10). Deux thématiques dominent les débats sur le style au cours de cette période : l’opposition entre les tenants des styles (définis par leur irréductible singularité) et les tenants du style (entendu comme un bien écrire s’imposant à chacun) ; et la référence convoquée au classicisme, à un « éden stylistique d’avant la chute » (p. 11). L’introduction trace les grandes lignes des positions dans ces débats, à l’aide de citations significatives d’Edmond de Goncourt (« il n’existe pas de patron de style unique »), Flaubert popularisé par Maupassant (« il croyait au “style” »), Cocteau (« avoir du style et non un style »), Proust (« la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité »), Valéry (qui distingue les écrivains qui veulent « perfectionner » et ceux qui veulent « parfaire » la langue), ou encore Lanson (faisant quant à lui une place égale à la « bonne prose » et à la « belle prose »).
8L’introduction, on le voit, met en appétit. L’analyse — dont nous ne donnerons ici qu’une présentation nécessairement synthétique — a de quoi le combler largement, tout en ouvrant la voie à de nouvelles recherches.
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9L’enquête prend comme « point de départ malcommode mais incontournable » (p. 27) le cas de Flaubert, abordé dans le premier chapitre, qui rend compte de sa patrimonialisation en « maître de style ». La construction de cette image est analysée en rapport avec les pratiques rédactionnelles de Flaubert, dont est montré qu’elles rencontrent des préceptes d’époque et incarnent des valeurs stylistiques attestées aux siècles précédents (la règle de variation, la haine des mots grammaticaux, l’évitement de la métaphore). La Correspondance témoigne elle aussi du fait que Flaubert partage les préoccupations stylistiques de son temps. S’il recourt à la catégorie du « bien écrire », celle‑ci ne désigne pas, comme elle le fera plus tard pour Henri de Régnier et Edmond de Goncourt, par exemple, une forme d’écriture personnelle, mais le recours à des principes rédactionnels que l’on doit toujours respecter. Cette conception du style n’est pas pour autant entièrement départicularisée, mais tout se passe donc « comme si les intuitions stylistiques possiblement nouvelles de Flaubert s’étaient développées et formulées dans un cadre conceptuel hérité, celui du bien écrire » (p. 20). Ce sera l’image d’un Flaubert cherchant un modèle de « style parfait », à vocation généralisable, qui s’imposera dans l’imaginaire national, notamment par l’intermédiaire de Maupassant, auquel est consacré la deuxième partie du chapitre. Cette partie analyse sa place dans l’« économie littéraire » (celle d’un écrivain « sans style ») et la pratique d’écriture que revêt cette catégorie (une langue sobre et carrée, en marge de la littérature de son époque, renonçant aux fioritures du temps et au style « artiste »).
10Les quatre chapitres qui suivent étudient des écrivains qui se sont vu successivement attribuer des qualités stylistiques similaires — ils ont été considérés comme des « classiques » et des « maîtres du style » — en dépit de tout ce qui peut séparer leurs écritures. Le chapitre II s’intéresse au premier dans cette lignée, à savoir Renan, et retrace tout d’abord sa réception stylistique paradoxale : considéré comme « le plus grand prosateur de tous les temps » au moment de sa mort en 1892, il deviendra au xxe siècle celui « dont le beau style offre tous les exemples souhaitables de bassesse et de laideur » (Sartre, cité p. 44). L’analyse elle‑même porte sur le discours que Renan prononça lors de son élection à l’Académie française en 1879, et se centre sur son style, souvent qualifié de « mou » car marqué par une abondance de formules d’atténuation. Cette particularité est mise en rapport avec sa conception du style, qui repose sur un double imaginaire — celui de la littérature (qui fait figure de contre-modèle), et celui de la langue (qui serait peu propice à la juste expression de la pensée). Enfin, le chapitre rend compte des jugements contradictoires que son œuvre suscita — ainsi de l’admiration de Flaubert, qui partagea avec Renan l’idée d’un style parfait, et de la condamnation par Edmond de Goncourt, qui ne put supporter chez Renan l’absence de langue personnelle.
11Le chapitre III concerne un écrivain qui se présentera en disciple de Renan, à savoir Anatole France. Une analyse détaillée de la « doxa scolaire » du début du xxe siècle rend compte de la manière dont France est devenu un « auteur à dictée ». Sont ici minutieusement décelés les enjeux conflictuels au niveau de l’enseignement, en rapport avec la tension que connaît la littérature de l’époque entre l’idée d’un style parfait et une conception du style plus moderne et singularisante. Une deuxième partie étudie la patrimonialisation de France en « maître du style », faisant intervenir à la fois sa doctrine stylistique, fondée sur un idéal de clarté (dont Renan serait le modèle) et ses particularités stylistiques en rapport avec le « modèle classique ». La réception de France par deux contemporains est abordée en fin de chapitre. Valéry, qui lui succède à l’Académie française, fera de lui un « classique » ; Proust, par contre, ayant fait dans un article de 1896 de la clarté la qualité première du style de France, lui reprochera plus tard d’avoir déclaré que « toute singularité dans le style doit être rejetée », et en fera un contre-modèle dans Jean Santeuil,sous les traits de M. de Traves.
12La question des styles collectifs, et plus particulièrement du « style NRF », est au cœur du chapitre IV, qui en interroge les contours, les conditions d’apparition, le succès et la tombée en désuétude. Après une triple contextualisation de l’idéal stylistique de « nudité », de « pureté » et de « pauvreté » incarné par La NRF, G. Philippe illustre l’imaginaire langagier dans lequel cet idéal s’inscrit par le biais d’une analyse fine de la polémique à l’occasion de la parution de la trilogie d’Antoine Albalat sur le style. La suite du chapitre aborde un certain nombre des contradictions et tensions propre à l’imaginaire du style de cette période : l’attribution posthume à Gide du titre de « maître du style national », malgré — ou précisément en raison de — l’imperfection de son style, ainsi que le fonctionnement de l’étiquette « style NRF » tel qu’il se répand dans l’après-guerre, à savoir comme un contre‑modèle.
13Le chapitre suivant examine un quatrième auteur à propos duquel sera mobilisée cette doctrine du « style parfait » : Camus assume l’héritage langagier de la nation, ne cède pas à la tyrannie du nouveau, incarne les valeurs stylistiques du grand siècle et est appelé à servir de modèle. La doctrine s’infléchit quelque peu dans le discours de Roland Barthes, qui déploie à son sujet la thématique de l’écrivain « sans style », mais en y associant l’idée d’un « style nouveau ». À l’encontre de l’idée d’une radicale méfiance envers le langage chez Camus, ce chapitre met au jour un Camus adhérant à un idéal de « style parfait ». Cet idéal se retrouve dans les textes critiques, mais peut également être décelé à partir de personnages romanesques faisant figure de contre-modèles (Joseph Grand, l’écrivain qui se regarde écrire dans La Peste ; Jean-Baptiste Clamence, l’avocat qui cède avec cynisme aux prestiges du beau langage dans La Chute).
14Le chapitre VI change la perspective adoptée jusqu’alors, celle des écrivains dont l’historiographie littéraire a fait des « maîtres du style », pour examiner pourquoi certains genres — les proses historiques au xixe siècle et les mémoires au xxe — semblent plus que d’autres appeler le « bien écrire ». Plus précisément, ce chapitre met en lumière l’idéal du style dont témoigne la pratique de mémorialiste chez de Gaulle et Sartre. Pour expliquer les jugements contradictoires à propos du premier, G. Philippe montre que si son style est reconnaissable et imitable (caractérisé notamment par des phrases hyperligaturées mais très brèves), il relève d’une compréhension personnelle d’une écriture qui serait conforme au génie de la langue. De manière analogue, Sartre « croit en un possible “style parfait”, comme idéal non singulier et généralisable » (p. 159). La concrétisation de cet idéal est étudiée à travers deux éloges funèbres caractérisés par un style fort différent, à mettre en rapport avec leur genèse : la préface à la réédition de 1960 d’Aden Arabie de Nizan, et l’hommage rédigé quelques mois plus tard en souvenir de Merleau-Ponty, qui avait précisément dénoncé la posture mémorialiste de la préface d’Aden Arabie comme un leurre.
15L’analyse génétique qui clôt le chapitre VI se prolonge au chapitre VII, qui propose un petit tour « dans les coulisses de l’œuvre » (p. 166), c’est-à-dire dans le manuscrit littéraire, observatoire sans doute des plus pertinents pour étudier la recherche tâtonnante par l’écrivain de la phrase satisfaisante, en fonction d’une norme stylistique qu’il assume plus ou moins consciemment. Après avoir montré les enseignements qu’on peut tirer du pourtant fort normatif Travail du style enseigné à partir des corrections manuscrites des grands écrivains qu’Antoine Albalat publie en 1903, Gilles Philippe propose une réflexion sur cette norme à partir d’une analyse plus descriptive. Celle-ci porte sur un type de correction particulière, à savoir le déplacement d’un élément vers une position interne (le « principe Joseph Grand », car illustré par ce personnage-romancier de La Peste de Camus) dans le manuscrit inachevé du récit que Sartre voulut donner de son voyage à Cuba en 1960. La surreprésentation de ce type de corrections dans le manuscrit de Sartre est mise en rapport avec la fonction mémorielle que Sartre accorde à ce texte. Considéré comme un témoignage davantage que comme un traité politique, ce texte aurait exigé une prose « en style », bien différente de la prose philosophique au style « lourd » que Sartre publie à la même époque.
16Faisant écho au premier chapitre, le dernier chapitre s’ouvre sur quelques citations, notamment de Sarraute et de Perec, pour montrer la persistance en 1965 de l’image de Flaubert en écrivain dont le « bien écrit » est la grande préoccupation. La suite du chapitre est consacrée au positionnement de Cocteau par rapport à Flaubert, qui est analysé, à l’instar des cas abordés dans les chapitres précédents, comme un « symptôme » du fondement imaginaire des jugements sur le style. L’œuvre de Cocteau est traversée par un véritable « Flaubert bashing » qui s’observe dès Secret professionnel (1922), mais repose en même temps sur un idéal stylistique dont G. Philippe nous montre qu’il n’est peut-être pas si éloigné de l’idéal flaubertien. Les deux écrivains partagent ainsi l’idée même d’un style parfait et se distancient de toute forme d’« artifice » littéraire. La condamnation de Flaubert par Cocteau reposerait dès lors sur la volonté de celui‑ci de retourner au modèle de la conversation (contrairement à Flaubert, pour qui un texte ne peut faire entendre la voix de son auteur) et sur l’identification (un peu trop rapide) de l’œuvre de Flaubert avec l’avènement de ce qui lui semblait être le « style pour le style » vers le milieu du xixe siècle. Le chapitre se termine par une analyse plus succincte du cas de Gracq « qui récusa en toute chose la doctrine de Flaubert et qui pourtant écrivit comme lui » (p. 209). On retrouve chez Gracq les grandes options et les pratiques stylistiques de Flaubert, mais aussi et comme chez Cocteau, l’idée d’un avant‑Flaubert auquel il faudrait retourner.
17La conclusion, intitulée « Pourquoi préférons-nous (parfois) les livres mal écrits ? », ouvre par quelques nouveaux exemples d’écrivains prenant position par rapport à une norme intériorisée du « style parfait ». Ainsi de Marguerite Duras, qui fut touchée par le « beau style » de Sartre mais tentée en même temps par le ravissement de « l’absence de style » du Bleu du ciel de Bataille — absence de style dont il faut souligner qu’elle renvoie ici à un « mal écrit » et à une « lourdeur de style », et non pas à une écriture claire et parfaite dans la lignée, explorée dans ce livre, de Renan à Camus. L’évocation de ces exemples est l’occasion de réaffirmer l’apport majeur de la démarche adoptée :
Un fait littéraire […] isolé demeure sans lisibilité aucune. Seul l’ensemble des choix est interprétable, car c’est là que se joue l’articulation de l’individuel et du collectif, c’est-à-dire du fait stylistique et de l’imaginaire qui le porte. (p. 216)
18L’écrivain ne négocie pas directement sa pratique avec la langue commune, sans modèles et contre-modèles hérités. L’examen de la perception des faits de style ne saurait dès lors se contenter de l’observation de faits de langue, mais doit prendre en compte l’imaginaire,
cet ensemble mouvant de représentations préconstruites, peu ou pas interrogées mais réputées faire consensus, ou plutôt cet ensemble historiquement inscrit d’interrogations, de valeurs ou de soucis partagés, qui conditionnent la réception même des textes. » (p. 215)
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19L’apport majeur du Rêve du style parfait réside selon nous dans la perspective « imaginaire » adoptée et dans la méthode plurielle sur laquelle l’analyse repose. L’étude du style se fait ici historique et contextuelle tout en intégrant les apports de la génétique, la réflexion en termes de genres, ou encore l’histoire littéraire et l’histoire de la critique. L’ouvrage dépasse ainsi l’opposition entre les tenants d’un « bien écrit » intemporel et ceux qui croient à la singularité du style pour précisément interroger les conditions d’élaboration et de diffusion de ce type de jugements de valeur. Cette perspective ne défend cependant pas le chercheur d’avoir ses propres préférences stylistiques, mais l’invite à reconnaître et à thématiser en quoi celles-ci sont conditionnées par l’imaginaire auquel il participe.
20Le potentiel explicatif de cette démarche est pleinement réalisé dans les cas d’étude qui rendent compte d’un imaginaire complexe dont les différents états ont permis — ce qui ne veut pas dire causé ou déterminé — des jugements de style parfois paradoxaux. Ce qui est perçu par d’aucuns comme « nouveau » ne le se voulait pas nécessairement (Flaubert interprété par Thibaudet), tandis que, inversement, ce qui se voulait « intemporel » et « parfait » (le style des Mémoires du général de Gaulle) a pu être perçu à la fois comme résolument individuel (Francis Quesnoy, qui y consacra une thèse de doctorat) et comme une imposture — ou un faux pastiche — de style d’écrivain (Roland Barthes). De la même manière, si certaines catégories et oppositions se retrouvent tout au long de la période étudiée et montrent la persistance de ce qu’il faut bien appeler une « doctrine du style parfait », elles ne renvoient pas nécessairement aux mêmes réalités, voire peuvent renvoyer à des réalités opposées (ainsi, lorsque Roland Barthes félicite Robbe-Grillet de s’être émancipé de la « tyrannie du bien écrire », il entend par là précisément l’inverse de l’idéal « classique »). À travers l’étude de l’imaginaire du « style parfait », Gilles Philippe nous offre aussi un riche parcours dans le discours historiographique et critique des xixe et xxe siècles, invitant le lecteur à découvrir ou à redécouvrir des œuvres aussi diverses que celles de Thibaudet, Antoine Albalat, Barthes, Duras ou ailleurs encore Bernard Frank.
21En somme, Le Rêve du style parfait est selon nous appelé à constituer une référence dans les études sur le style et les styles littéraires. L’ouvrage donne des outils, propose une méthode, articule les thématiques, structure une problématique, propose avec clarté et finesse des études de cas parfois particulièrement complexes, et en suggère de nombreuses autres. Si l’ouvrage de Gilles Philippe montre que l’imaginaire de la langue et du style constitue une matière qui n’est pas encore épuisée, il place la barre haut pour les études qui suivront en ce domaine.