S’immerger dans la « forêt des horreurs » : quand le bourreau prend la parole
1Dans la sixième leçon de son roman Elizabeth Costello intitulée « The problem of evil », J. M. Coetzee réfléchit, à travers son personnage féminin, à la possibilité pour un romancier de sortir indemne de sa fiction lorsque celle‑ci prend le visage de mémoires fictifs du bourreau. En effet, la lecture du roman The Very Rich Hours of Count von Stauffenberg de l’écrivain Paul West, où les atrocités nazies sont décrites à la première personne, perturbe profondément Elizabeth Costello qui s’interroge, lors d’une conférence, sur la contagion du mal :
Can anyone […] wander as deep as Paul West does into the Nazi forest of horrors and emerge unscathed? Have we considered that the explorer enticed into that forest may come out no better and stronger for the experience but worse1?
2Pour Elizabeth Costello, le mal doit être tenu à l’écart, non montré, car il est obscène : selon une étymologie (vraisemblablement erronée) du terme, l’obscène est ce qui doit être maintenu hors de la vue, « off‑stage2 », ou dans le silence, sans qu’il soit néanmoins possible à la romancière de comprendre les raisons profondes de son sentiment. L’immersion dans l’horreur et la perversion se révèlerait dangereuse pour l’écrivain lui‑même, mais aussi, du même coup, pour le lecteur.
3C’est précisément à cette question du mal en littérature que s’intéressent les études réunies par Luc Rasson sous le titre Paroles de salauds. Max Aue et cie. La polémique suscitée par la publication des Bienveillantes a, comme on le sait, donné lieu à des positions extrêmement opposées quant à l’intérêt et au sens d’une telle fiction où le monstre prend la première place narrative. Ces contributions s’inscrivent de fait dans un objet d’étude de plus en plus examiné par la critique, tant au niveau de la littérature européenne que de la littérature hispano‑américaine ou africaine, le « salaud » prenant alors généralement le visage respectif du bourreau nazi et du dictateur3. Les études réunies ici n’entreprennent pas d’analyser le rapport entre fiction et Histoire non plus qu’elles n’envisagent la démarche historiographique engagée par les romans, mais s’attachent dans l’ensemble à penser la difficulté du lecteur quand il est placé face aux discours de narrateurs non‑fiables.
Unreliable narrators
4En effet, lorsque l’autorité narrative est déceptive, comment le lecteur peut‑il réagir ? Les romans donnant la parole aux criminels, aux « salauds », scandalisent ou interrogent parce qu’ils offrent à ces derniers une place dérangeante, équivoque, la première place, choix perturbant compte tenu des profils des narrateurs‑personnages, humainement condamnables. C’est que la première personne impose traditionnellement une certaine identification, non seulement du lecteur au narrateur‑personnage, mais aussi de l’auteur au narrateur dans le cas particulier des narrations de forme autobiographique ; identification sans doute facile à déjouer pour le critique, mais toujours déstabilisante. Il y a en effet dans ces romans une part d’inaudible « [c]ar parler l’impossible, c’est déjà trouver avec lui un arrangement qu’il devrait exclure4 ».
5Les premières études de la revue ouvrent la réflexion en problématisant cette question des narrateurs non‑fiables. Karen Haddad met tout d’abord en garde contre une lecture uniquement éthique des Frères Karamazov : à travers des exemples précis et des rappels théoriques issus des travaux de Wayne Booth, K. Haddad montre qu’il est nécessaire de considérer la notion d’unreliability avant d’appliquer une lecture éthique au roman de Dostoïevski. Dès lors que le roman est perçu dans son ensemble, force est de prendre en compte la présence de passages problématiques qui fêlent la fiabilité de la narration et, partant, l’univocité du roman. En regard, la contribution de Frank Wagner éclaire justement les enjeux théoriques de cette question de la narration fiable, sans pour autant que les narrateurs des romans contemporains évoqués n’appartiennent à la catégorie des « salauds ». L’ouvrage pose donc tout d’abord des jalons théoriques avant de s’intéresser plus précisément aux « salauds » dont quelques visages figurent en couverture.
6Le bourreau le plus fréquemment invoqué est le criminel nazi : Les Bienveillantes font l’objet de plusieurs contributions et le roman est mis en perspective avec la courte nouvelle de Borges intitulée « Deutsches Requiem », monologue du nazi fanatique Otto Dietrich zur Linde, ainsi qu’avec une fiction plutôt méconnue du lectorat français, Le Nazi et le Barbier d’Edgar Hilsenrath, « roman grotesque sur la Shoah, qui imagine l’histoire d’un génocidaire nazi usurpant l’identité d’une victime juive et terminant sa vie en Israël5 ». Les études d’Aurélie Barjonnet et Luc Rasson analysent les dispositifs mis en œuvre par ces textes pour que soit déjouée la fascination du mal : excès grotesques, invraisemblance des personnages‑narrateurs, contrepoints mis dans la bouche d’autres personnages, adresses au lecteur destinées à faire réagir ce dernier et à l’obliger à adopter une posture éthique, sont autant de procédés œuvrant à la conservation d’un sens moralement acceptable. Si le bourreau prend bien la parole, les romanciers poseraient donc malgré tout des « balises6 » incitant le lecteur à remettre en cause la position morale du narrateur principal. Si l’empathie est parfois frôlée, comme le montrent les contributions d’Albert Mingelgrün et Liran Razinsky, l’adhésion du lecteur resterait impossible car « tout se passe […] comme si le message empoisonné contenait son propre antidote7 ».
L’auteur & le lecteur : responsabilité & engagement
7Si auteur et narrateur ne peuvent être confondus, la démarche auctoriale mérite pour autant d’être interrogée et la question de l’auteur soulevée : comment son auctorialité se manifeste‑t‑elle dans le roman du bourreau ? Sa responsabilité éthique apparaît‑elle en revers de la défaillance morale du narrateur ? C’est dans cette perspective qu’A. Barjonnet et L. Rasson montrent la manière dont Littell dénonce son narrateur alors même qu’il lui donne la parole, empêchant ainsi toute crédibilité de s’installer aux yeux du lecteur, préservant aussi l’auteur de tout soupçon de sympathie à l’égard de son narrateur. Mais qu’en est‑il lorsque l’écrivain lui‑même est l’auteur d’actes répréhensibles ? Qu’en est‑il lorsqu’il s’agit d’un écrivain tueur ?
8C’est le cas particulier de Boris Savinkov examiné par Étienne Barilier : écrivain et terroriste dont « l’œuvre littéraire est tout habitée par le terrorisme meurtrier dont il se réclame8 », Savinkov écrit Le Cheval blême alors qu’il se trouve exilé en France, au début du xxe siècle. Ce cas de l’auteur assassin est problématique dans la mesure où ce n’est plus le narrateur mais l’auteur qui se voit touché par la question de l’unreliability : quel crédit le lecteur pourrait‑il accorder à un auteur dont il réprouve les actes et l’idéologie ? La réponse d’É. Barilier consiste à voir dans ce texte « une vision du monde » non moins fiable qu’une autre parce que celui‑ci est une « œuvre littéraire authentique » ; « de cette vision, chacun peut juger comme il lui plaît, dans la totale et vertigineuse liberté qu’offre l’œuvre de mots, quand elle est digne de ce nom9 ». C’est alors au lecteur qu’est transférée sinon la responsabilité, au moins l’établissement d’un sens éthique.
9À ce titre, Franc Schuerewegen propose une posture critique étonnante : l’indifférence. Puisque tout ce qui peut être dit sera dit, y compris l’indéfendable, F. Schuerewegen défend le droit du lecteur à ne pas tout lire. Si l’auteur de fictions du bourreau n’est pas à confondre avec le narrateur, F. Schuerewegen refuse de déresponsabiliser le romancier qui se lance dans une fiction du bourreau, dans la mesure où « c’est bien l’auteur qui choisit de faire exister le narrateur et qui choisit aussi les objets qui circuleront dans la narration fictionnelle qu’il confie ensuite à son porte‑parole10 ». Ainsi, dans la mesure où l’on ne peut interdire à un écrivain de choisir un sujet immoral, répréhensible, douteux, dans la mesure où l’on ne peut empêcher cette fiction insoutenable d’exister, de « pollue[r]11 », et dans la mesure où rien ne sert de « jouer les pères à la morale », alors le refus de lire constitue pour F. Schuerewegen une « attitude éthique » : « que tout puisse s’écrire, il ne s’ensuit pas forcément qu’il faille aussi tout lire12 ».
10Si le désintérêt pourrait parfois constituer la réponse, peut‑être salutaire, du critique face à certains textes, cette posture paraît néanmoins difficile à tenir, la responsabilité éthique s’accommodant mal de l’ignorance. Il est en effet délicat de juger d’une œuvre avant même de l’avoir lue, et c’est précisément pendant cette lecture que s’opèrent les mécanismes d’interprétation éthique. C’est bien là le cœur de la polémique suscitée par ces « paroles de salauds » : que faire des lecteurs qui n’ont pas choisi l’indifférence et qui ont lu ces textes ? Comment s’opère le guidage éthique dans le roman ? Par ailleurs, il nous paraît risqué d’éviter la posture critique, d’autant plus lorsqu’il s’agit de romans majeurs de la littérature mondiale : des romans du dictateur, « salaud » s’il en est, comme El otoño del patriarca de Gabriel García Márquez, Yo el Supremo d’Augusto Roa Bastos, El recurso del método d’Alejo Carpentier donnent la parole aux tyrans et constituent des chefs d’œuvre de la littérature hispano‑américaine. Faut‑il alors les ignorer ? Et sinon, quelle posture éthique adopter ? On voit bien que faire l’économie d’une réflexion sur la responsabilité et l’engagement du lecteur face à ces fictions singulières est un choix épineux.
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11Mais alors, pourquoi faire le choix d’un roman du bourreau ? Cette question, qui peut certes aboutir à une aporie et à laquelle nous ne prétendons pas pouvoir répondre, n’est pas véritablement posée. Pourquoi les romanciers choisissent‑ils d’écrire une fiction du mal à la première personne ? Pourquoi donner la parole au monstre et risquer, comme le pense Elizabeth Costello, de ne pas « sortir indemne » de cette « forêt des horreurs13 » ? Des romanciers se sont exprimés sur cette question : Manuel Vázquez Montalbán entend lutter contre l’oubli, avec une autobiographie fictive comme Autobiografía del general Franco14, Carpentier veut faire du dictateur un picaro, García Márquez souhaite réfléchir à « la soledad del poder15 ». Tous ces romanciers portent à leur manière un engagement contre la dictature et leurs romans, bien que donnant la parole aux « salauds », ne font pas plus l’apologie du crime qu’ils ne dressent de portraits absurdes et inconsistants sans lien avec la réalité historique. C’est peut‑être parce que, pour paraphraser Milan Kundera, seul le roman dit ce qu’il peut dire qu’il est capable de tenir ce paradoxe, cette équivocité d’une parole donnée qui porte en elle son propre échec. Au‑delà des difficultés interprétatives et de la posture critique délicate, ces romans du bourreau nous rappellent en tout cas la nécessité de penser la barbarie, ce que l’Histoire contemporaine et l’actualité proche ne sauraient, malheureusement, démentir.