Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Christine Montalbetti

Platon game over : Aristote au secours de Lara Croft

Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1999, 350 p., EAN 9782020347082.

Ce compte rendu a fait l’objet d’une première publication dans le numéro de printemps de la revue Littérature. Nous remercions la rédaction de cette revue de nous avoir autorisés à le reproduire.

1Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer se présente comme un plaidoyer. Partant de la lecture estivale d’un article sur l’héroïne virtuelle Lara Croft, Jean‑Marie Schaeffer replie les clichés du discours contre les fictions numériques sur un discours archétypal : celui que Platon tient dans sa République. Dès lors, il s’agit de jouer Aristote contre Platon, pour voler au secours de Lara Croft, et de la fiction en général. L’argument de cette défense sera que la fiction, loin d’être ce lieu risqué qui me détourne du monde tel qu’il est, joue un rôle fondamental dans le processus de la connaissance.

2J.‑M. Schaeffer réactualise l’argument aristotélicien selon lequel la mimésis est un propre de l’homme, qui remonte à l’enfance, et l’étaie des acquis de la psychologie cognitive. La fiction, envisagée en termes de « stimuli », suppose, pour celui qui provisoirement s’y « immerge », la présence d’un certain nombre de « leurres ». Mais ces leurres coexistent avec un démenti que leur oppose constamment la conscience. C’est ce démenti qui dégage la fiction de l’illusion. Dès la petite enfance, mais aussi tout au long de l’existence, la fiction, essentiellement définie comme une pratique sociale, reposant sur une feintise ludique, est, par‑delà sa fonction esthétique, le moyen paradoxal de la négociation, sans cesse rejouée, de ma relation au monde.

3La fiction est envisagée ici dans son acception la plus extensive. Elle contient non seulement les fictions strictement verbales, mais encore l’ensemble des œuvres d’art mimétiques (opéra, théâtre, cinéma, ou même représentations picturales) ; mais aussi les jeux fictionnels traditionnels ; mais enfin les fictions numériques. Ces dernières, selon J.‑M. Schaeffer, ne se distinguent véritablement que par leur support. Mieux, elles offriraient des conditions plus proches de la réalité. Tandis que je peux faire cesser par simple décret la maladie de mon ours en peluche, je dois entrer en interaction avec un programme informatique pour essayer de guérir celle de mon tamagotchi (animal domestique numérique en vogue il y a quelques années). Cette structure contraignante rapprocherait ainsi la fiction numérique du fonctionnement du réel.

4Contre toutes sortes de post-platonismes ambiants (mais au risque, parfois, de réduire le discours platonicien à une parole de comptoir?), J.‑M. Schaeffer rétablit donc la légitimité de la fiction en la repensant à l’intérieur des « pratiques humaines ». Cette recontextualisation le conduit à envisager également d’autres pratiques imitatives, évoquées en repoussoir. C’est ainsi, par exemple, que l’on verra le scripteur biner son jardin, imitant en cela son voisin, mais selon un scénario personnel, laxiste et sensible, par où il conserve les mauvaises herbes quand elles sont en fleurs. Ou encore, tout un bestiaire, convoqué a contrario : saumons, requins, zèbres, turbots, papillons, etc. étoilent le travail de la définition et font joliment tourner le livre, ici ou là, au manuel de sciences naturelles. Sans compter les objets de la chambre d’enfants. Cet attirail est peu fréquent dans le bureau du poéticien, et, bien que, décidément, beaucoup (trop?) de nouveaux-nés ponctuent ces pages, on peut saluer l’entreprise qui consiste à croiser poétique et psychologie cognitive, deux disciplines jusque-là plutôt frileuses de leurs interactions, du moins dans le paysage français.

5On pourra regretter toutefois, d’une part, que la question des rapports entre fiction et référence soit traitée un peu rapidement, et parfois selon des modalités nous semble‑t‑il discutables (J.‑M. Schaeffer ne confond‑il pas, en particulier, modélisation et dénotation ?) ; d’autre part, l’universalisme qui sous-tend ce psychologisme de la fiction. J.‑M. Schaeffer ne cesse de l’écrire, la fiction existe « de tout temps », dans la temporalité collective ; depuis l’enfance, dans la temporalité individuelle ; et en tous lieux (les hulis rêvent aussi, et jouent de même). Il ne s’agit pas de remettre en cause cet universalisme, mais plutôt son efficacité. L’histoire, comme la géographie, travaillent nécessairement la fiction, et le rapport que l’on entretient avec elle. L’universalisme, quand il est aussi appuyé, risque de donner l’illusion d’une négation des spécificités, alors même que l’enjeu d’une analyse globale est, bien évidemment, décisif. Reste une rencontre interdisciplinaire fructueuse, un traitement original de la question de la fiction, et une foule d’exemples peu habituels aux lecteurs de théorie littéraire. Avec à la clé, bien sûr, la réhabilitation de Lara Croft.