De lʼécriture joppolienne au théâtre abhumaniste
Ce que nous avons pu, dans sa production, consulter facilement, nous convainc toujours davantage (et Strehler, Grassi, Pandolfi et Mango, Ciarletta et Bruno s’en étaient déjà tous rendus compte) à savoir que Joppolo est un auteur de qualité respectable, non inférieur aux Bontempelli, Flaiano et autres Pasolini.
(Mario Verdone, Le avanguardie teatrali da Marinetti a Joppolo, Rome : Bulzoni, 1991, p. 210)
1Les études générales et approfondies consacrées à la vie et à l’œuvre complète de Beniamino Joppolo (1906-1963) sont rares. Elles forment dans leur ensemble un puzzle considérable bien quʼincomplet, fait de documents autographes, de publications des plus diverses et pour certaines aujourdʼhui introuvables : actes de colloques, inédits avec préfaces, études éparses, articles journalistiques, études critiques plus ou moins approfondies. En dehors des concrétisations dirigées par Domenica Perrone et Natale Tedesco1, la plupart des contributions se révèlent le plus souvent être des introductions générales, des recensions, des résumés, certes utiles mais peu poussés du point de vue scientifique et en cela révélateurs dʼune connaissance superficielle du sujet. Elles présentent des raccourcis dʼordre poétique et esthétique qui, tout en ayant le mérite de soulever le « cas Joppolo », appliquent des analyses autres à des œuvres joppoliennes singulières, le tout validé par des ouvrages historiques de tout bord et de toute confession. Il est à ce titre très étonnant, et justement significatif, de voir à quel point Joppolo reste absent dʼétudes et dʼouvrages consacrés aux artistes majeurs de sa génération avec lesquels il a collaboré : Strehler, Grassi, Rossellini, Godard, Fontana, Audiberti, Guttuso... pour nʼen citer que quelques-uns.
2Dans ce cadre, hélas peu amène, les fils directeurs principaux en matière de littérature critique joppolienne sont :
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Tout dʼabord, le premier travail biographique et artistique générique paru en 2004 consacré à Beniamino Joppolo2. Ce dernier fut rédigé par le fils de lʼauteur. Fruit dʼune expérience de première main du sujet, lʼouvrage reste indispensable à la compréhension générale des imbrications pluridisciplinaires des productions de Joppolo. Il constitue un manuel indispensable pour quiconque voudrait sʼengager dans les méandres des archives joppoliennes conservées à lʼArchivio Contemporaneo Alessandro Bonsanti du Vieusseux à Florence. On remarquera, outre la précision des données biographiques et des interprétations littéraires, la pertinence des analyses picturales dont Giovanni Joppolo, historien de lʼart, fait preuve ;
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Par ailleurs, les études et les listes condensées de Maria De Paolis, qui constituent encore aujourdʼhui des bases sérieuses pour les études joppoliennes3. Son Profilo intellettuale di Beniamino Joppolo, qui fut dʼabord rédigé dans une première version universitaire, met notamment en parallèle des éléments dʼordre historico-artistique, des précisions dʼordre stylistique et littéraire et des informations critiques nourries par une bibliographie variée. Ce court ouvrage sʼinscrit dans une pensée européenne inhérente à la production joppolienne ;
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Enfin, le tout récent travail de Katia Trifirò intitulé Dal Futurismo allʼassurdo. Lʼarte totale di Beniamino Joppolo. Cet ouvrage permet de mettre très précisément en perspective lʼhéritage poétique et philosophique de la culture sicilienne, italienne, européenne, dans les œuvres littéraires majeures (romans et récits, essais, théâtre) de Joppolo. Cet ouvrage approfondi et documenté est placé sous lʼégide des études théâtrales méridionales, menées notamment à Messine, Catane et Palerme. Ces dernières jouissent dʼun essor considérable depuis quelques années, dans la lignée du renouveau dramaturgique des régions du sud4.
3Lʼannée 2013 célèbre tristement les cinquante ans de la disparition de Joppolo,... tout autant que le silence qui lʼentoure. Lʼouvrage de K. Trifirò marque ainsi dʼune pierre blanche le renouveau des études joppoliennes, enfin considérées dans leur spécificité, et jusque-là trop souvent utilisées à mauvais escient et insérées dans dʼautres filons scientifiques qui contribuaient finalement davantage à laisser le penseur et artiste touche-à-tout dans lʼombre. Trifirò, également sicilienne, contribue ainsi à la redécouverte dʼextraits joppoliens aussi pertinents quʼinédits, et en tout cas valables au même titre que ceux qui furent régulièrement abordés par la littérature critique précédente car supposément représentatifs et paroxystiques des styles, des thèmes et des voies adoptés par le dramaturge, poète, peintre et écrivain sicilien.
Pour en finir avec les « Joppolo ? Yʼa pas là... »
4L’ouvrage de K. Trifirò commence ainsi : « Intellectuel multiforme et polyédrique, Beniamino Joppolo (Patti 106 – Paris 1963) apporte sa contribution originale à l’expérimentation et à l’innovation des codes artistiques du xxe siècle à travers une imposante élaboration théorique et une production littéraire copieuse et encore en partie inédite. Celle-ci constitue le prologue abhumaniste dʼune poétique personnelle — par la suite déclinée en prose, en vers, en scène et en couleurs —, proche des mouvances absurdes et existentialistes, dernière concrétisation dʼun parcours complexe et hétérodoxe, nourri de sources futuristes, et auquel les inventions surréalistes et les incursions du laboratoire expressionniste ne sont pas étrangères. Après avoir effectué ses premiers pas poétiques dans le climat symboliste exaspéré qui, dans lʼaire orientale de lʼîle sicilienne, contamine les écritures des futuristes locaux chapeautés par Vasari, Jannelli et VannʼAntò, Joppolo publie ses premières compositions en 1929. Il sʼagit du recueil de poèmes I canti dei sensi e dellʼidea [Les chants des sens et des idées] (Signa, Innocenti & Pieri Editori, 1929). Le poète sʼinsère de ce fait dans le canon de la tradition fondée sur des motifs hérités de DʼAnnunzio, Carducci et Leopardi, tout en visant également le répertoire des modèles décadents, crépusculaires et futuristes qui influencent toute la littérature italienne du début du siècle. » (p. 7)
5Joppolo est aussi, voire surtout, lʼun des plus grands auteurs de théâtre italiens du xxe siècle. Et lʼaplomb de cette assertion liminaire nʼa dʼégal que le silence tombal dont son œuvre a souffert pendant plusieurs décennies. K. Trifirò construit dʼailleurs son ouvrage sur la célébration du théâtre joppolien quʼelle considère comme la dernière étape nécessaire dʼun parcours esthétique et éthique complexe.
Études joppoliennes contemporaines
6Cet ouvrage est issu de la thèse de doctorat de K. Trifirò. Si la jeune chercheur en littérature semble, dans les premiers chapitres, cibler principalement lʼœuvre poétique puis narrative de Joppolo (aussi bien les romans et les nouvelles parus dans les années trente et quarante que certains récits fleuves inédits), on sʼaperçoit rapidement que K. Trifirò a décidé dʼinclure de manière plus générique lʼensemble des travaux de lʼauteur.
7Lʼétude présente finalement trois parties : un dense parcours dʼhistoire littéraire, permettant dʼinscrire puis de singulariser la production de Joppolo (notamment poétique) dans une tradition dʼenvergure européenne (partie I) ; une analyse précise des thématiques fondatrices de lʼœuvre narrative joppolienne et une approche spécifique plus restreinte, située en fin de période, de leur impact sur lʼœuvre théâtrale (partie II) ; enfin, une tentative de périodisation et de description approfondie de la production théâtrale joppolienne, considérée comme lʼaboutissement artistique dʼune œuvre multiforme (partie III, plus concise que les deux premières).
8Le propos évolue de manière chronologique, sur lʼensemble du volume, mais aussi pour chacune des trois parties qui réclament des analepses comme des prolepses constantes. Loin de se contenter dʼune prosaïque succession d’événements, aussi bien personnels et relatifs aux événements intimes traversés par Joppolo, quʼinscrits dans lʼhistoire italienne et européenne des deux premiers tiers du xxe siècle, K. Trifirò a voulu établir des correspondances entre le parcours de vie de Joppolo, son œuvre et lʼévolution de la société avec laquelle, contre laquelle, au sein de laquelle et pour laquelle il combattit. Le verbe « combattre » nʼest pas employé innocemment. Il tente de traduire le rapport complexe entretenu par lʼauteur avec son temps. Et la démarche de K. Trifirò est guidée par une nécessité inhérente aux études consacrées à la production joppolienne : replacer les romans, les articles, les essais, les pièces de théâtre de lʼauteur dans une perspective historique, ontologique, stylistique, poétique, biographique, théâtro-critique. Aussi K. Trifirò a‑t‑elle dû équilibrer son propos en faisant appel à des sources aussi diverses que, par moments, difficilement conciliables.
Les débuts poétiques, du futurisme au crépuscularisme magique
9Les deux premières étapes du parcours de Trifirò sont particulièrement abouties. Il est en effet indispensable de penser le parcours poétique du jeune Beniamino dans son évolution générale, en partant des premières influences de jeunesse jusquʼaux premières élaborations matures. À cet égard, K. Trifirò joue de virtuosité dans lʼexplicitation des premiers feux de lʼécriture joppolienne.
10La première formation du jeune Joppolo, qui naît au début du siècle, est le fruit dʼun savant mélange en grande partie autodidacte. Lʼauteur ne fut pas, car ne put pas être, hermétique à lʼhéritage des grandes orientations poétiques, littéraires et culturelles du xixe siècle dʼune part, ni insensible aux mouvances avant-gardistes, notamment le Futurisme qui sʼaffirmèrent dʼabord, puis se déformèrent dans lʼaire sicilienne5. K. Trifirò retrace pas à pas la filiation structurelle et les correspondances générales entre un Abhumanisme joppolien identifiable dès les premières réalisations poétiques de lʼauteur, et les mouvements qui eurent lʼécho majeur dans le milieu littéraire et artistique du territoire de Messine entre la fin du xixe siècle et le milieu des années trente. Résultant de lʼassimilation dʼun héritage culturel dense, lʼaspect avant-gardiste de lʼAbhumanisme paraît indéniable. La pensée de Joppolo, alors en cours de formation, allierait en effet une pensée artistique totalisante (lʼart investi dʼune portée mystique universelle, dont la force se répercute sur lʼensemble des domaines de la société) et une visée ontologique qui dépasserait la condition de lʼhomme du début de siècle. Ce dépassement serait dʼailleurs identifiable dans la caractérisation du poète, notamment son attitude messianique, décelables dans nombre des productions poétiques des Canti dei sensi e dellʼidea.
11Toutefois, Joppolo semblerait finalement se singulariser assez tôt et considérablement à lʼégard du terreau futuriste originel. En effet, lʼoptimisme marinettien, qui met en scène la progression mécanique et sociale en vue de lʼavènement de lʼhomme nouveau comme fruit dʼune modernité exaspérée, est littéralement renversé — et K. Trifirò lʼexplicite en détail — dans la perspective abhumaine. Cette dernière, que lʼauteur développe considérablement après sa période de formation en Sciences politiques et sociales à Florence (1925-1929) — voit lʼhomme déchu de sa centralité au sein du vivant, affublé dʼune angoisse responsable et universelle, et investi dʼune mission de sacrifice puis de rédemption par le biais de lʼacquisition spontanée dʼun troisième état dépassant les dichotomies manichéenne, existentielle, cartésienne. Sur ce point, Joppolo semble dʼailleurs se distinguer légèrement de Pier Maria Rosso di San Secondo — autre dramaturge sicilien aujourdʼhui quelque peu oublié qui influe largement le style joppolien — qui voyait plutôt les hommes comme déchus et condamnés dans leur condition humaine6.
12Si toutes les spécificités de lʼAbhumanisme joppolien ne trouvent une formulation précise quʼà la fin des années quarante – et même au début des années cinquante, si lʼon prend en compte lʼinfluence indéniable, et hélas partiellement éludée par Trifirò, de Jacques Audiberti – dès ses premières expérimentations poétiques et romanesques Joppolo montre les prémices de ses théorisations. Le moment des études, pour Joppolo, est dʼautant plus fondamental que le projet artistique abhumain, en qualité dʼavant-garde historique, tend vers la conjugaison rimbaldienne de la vie et de lʼart par le biais de la transfiguration de la réalité et la transformation de lʼhomme, agissant ainsi sur la génération dʼune sensibilité renouvelée. Au final, par la découverte et lʼexpérimentation de systèmes artistiques différents, en traversant parallèlement de multiples genres et en étant contaminé par divers langages Joppolo confirme sa pleine appartenance aux canons de lʼavant-garde.
13Les premières compositions poétiques joppoliennes traduisent la forte influence dʼun futurisme largement sicilianisé — Messine constituait un terrain privilégié dʼexpérimentation et de création futuriste au début du siècle, et A. M. Ruta circonscrit la période la plus féconde entre 1913 et 19267 —, ce dernier ayant été porté dʼabord par Enrico Cavacchioli, Armando Mazza, Pino Masnata, ou encore Ruggero Vasari, puis par des noms dʼenvergure nationale comme ceux de Luigi Capuana ou Salvatore Quasimodo. Mais peu à peu, comme le précise K. Trifirò, les aspects ésotériques, magiques, nocturnes annoncent un penchant de Joppolo pour le crépuscularisme :
Dans cette dimension onirique et visionnaire, qui tend au surréel, prennent corps certaines racines de la production narrative et théâtrale suivante de l’auteur, en tant que lieu, à travers la distanciation fantastique, de l’établissement d’un double de la réalité destiné à en révéler de manière grotesque les aspects absurdes et paradoxaux. (p. 15)
Tentative de définition du théâtre joppolien
14La troisième partie établie par Trifirò est plus spécifiquement théâtrale et se conclut sur une importante bibliographie détaillée.
15Pourtant, les pièces de théâtre de Joppolo ne sont que partiellement disponibles. Les éditions siciliennes Pungitopo ont pour le moment établi deux volumes du théâtre complet de Joppolo, qui ont été respectivement mis sur le commerce en 1989 et en 2007. Le troisième volume du théâtre complet nʼest pas encore terminé. Prévu pour 2014, il devrait viser les dernières pièces majeures de Joppolo jusque-là mises sur la touche, pièces qui furent pour la plupart prises à bras le corps par des revues dʼart, de littérature et de société entre les années quarante et soixante (Filmcritica, Ridotto, Pattuglia, Posizione, Eccoci, La fiera letteraria, Il caffè politico e letterario, Marcatrè, Sipario, Teatro contemporaneo, Les langues néolatines). En matière théâtrale, les nombreux inédits et introuvables joppoliens demeurent difficilement consultables. De ce fait, ils restent pour la plupart peu exploités par la critique depuis maintenant des décennies.
16Le volume de K. Trifirò propose une définition large et inédite, bien quʼau final un peu floue, dʼun théâtre abhumaniste de facture joppolienne. Celui-ci est caractérisé notamment par lʼemploi de zoomorphies des plus bigarrées, de métamorphoses dʼambition cosmique et autres transformations visionnaires du réel. On remarquera, par exemple, la fine et récurrente explicitation de lʼ« épiphanie des rêvenants » — néologisme italophone aux résonances intimement joppoliennes — proposée par K. Trifirò. Toutefois, en dépit de longues analyses des pièces majeures — comme I microzoi [Les animalcules], pièce mise en scène pour la première fois en 2008 au Théâtre de Messine — lʼétude de K Trifirò, qui prend courageusement en compte un nombre considérable dʼécrits en tout genre, passe trop rapidement sur une partie non négligeable des productions pour la scène jusque-là savatées ou littéralement tues par les études spécialisées. Néanmoins, on ne saurait tenir rigueur à lʼauteur de ce manquement tant lʼouvrage abonde déjà en précisions, analyses et renvois. Dʼailleurs, les travaux de G. Joppolo et de M. De Paolis, qui abordaient eux aussi lʼensemble de la production joppolienne, ne dérogeaient pas à la règle, et oubliaient hélas, en raison de leur concision, des pans considérables, théâtraux, mais pas seulement, de lʼactivité joppolienne. Loin de les blâmer à ce titre, il convient de saluer, tout comme pour K. Trifirò, le travail accompli, aussi nécessaire que conséquent.
Une affaire à suivre...
17Lʼouvrage de K. Trifirò retrace le cheminement général de Joppolo. Passant de constatations historiques, artistiques, à des précisions politiques ou encore stylistiques, K. Trifirò détermine les circonstances et les modalités de création de ses œuvres. Celles‑ci trouvent leur place au sein dʼune œuvre totale multiforme et prolixe.
18Dans ce cadre, K. Trifirò reprend avantageusement étape par étape, lʼélaboration de la théorie abhumaniste. Celle-ci sʼinspire, certes, de lʼoptimisme futuriste marinettien. Elle est toutefois renversée, selon les dires de K. Trifirò, pour ainsi dire de fond en comble dans une perspective plus animiste, socialiste, universelle. Par ailleurs, lʼhorizontalité philosophique et mathématique de lʼêtre au monde, présupposé indispensable à la théorie joppolienne, instaure les bases dʼun nouvel ordre aux dimensions cosmiques. Aussi la tridimensionnalité de la possible hiérarchie des êtres et des choses laisse-t-elle place à une bidimensionnalité a-spatiale et a-temporelle, également renversable : la dualité des principes fondateurs (unité / universalité ; égoïsme / altruisme ; bruit / silence ; individualité / communauté ; lumière / obscurité ; parole / geste ; théorie / pratique) est annulée en vue dʼune fusion générale des deux parties vers un troisième état inévitable.
19En outre, il semblerait que la logique abhumaine prétende conférer à lʼart une puissance annonciatrice et mathématiquement intégrale à lʼégard de lʼévolution sociale. Le rôle de lʼart est poussé à lʼextrême. Outil dʼexpression lié au domaine de lʼimaginaire, il devient révélation inconsciente des vérités théoriques et sociétales, ensuite précisées par la pensée, en vue dʼêtre mises en pratique par le geste. Le théâtre de Joppolo répond à ces exigences et à ces potentialités. Si K. Trifirò ne prend pas suffisamment le temps dʼapprofondir cet aspect, elle ne manque pas de lancer les pistes de futurs travaux qui devront être consacrés à la production théâtrale de Joppolo — production qui compte pas moins de quarante-deux textes.
20Les idéaux abhumains sont décelables en filigrane dans toutes les œuvres joppoliennes. Dès les tout premiers essais poétiques, romanesques et théâtraux, on peut selon K. Trifirò identifier, au travers dʼélucubrations ponctuelles ou de substrats poétiques singuliers, les premiers feux dʼun Abhumanisme que le jeune auteur ne soupçonnait peut‑être pas encore dans sa jeunesse, mais dont il assume et revendique la paternité au fil des années : lʼabhomme joppolien agit dans le commun mais pour lʼuniversel, dans lʼanonyme mais pour le collectif, dans lʼinstant mais pour lʼatemporel, dans le spirituel et lʼartistique mais pour le sociétal et le politique concret. Et Joppolo semble avoir appliqué à la lettre ces lois implicites quʼil avait lui-même théorisées au fur et à mesure que son sentiment d’appartenance à une communauté indivisible d’une part, et que son recentrement sur lui-même tout en humilité d’autre part, se développaient.
21Beniamino Joppolo a découvert et expérimenté des systèmes artistiques différents. K. Trifirò aborde ce point, sans pour autant creuser les expérimentations majeures qui virent lʼartiste côtoyer de très près Lucio Fontana dans le lancement du Spatialisme, et dʼun peu plus loin Jean-Luc Godard sous lʼimpulsion de Roberto Rossellini, pour lʼadaptation de sa pièce va-tout. Celle-ci est intitulée I carabinieri. Sa rédaction sʼétale entre 1945 et 1962. Le film de Godard, Les Carabiniers, est quant à lui de 1963. De manière plus générale, on regrettera que Trifirò ne se soit pas penchée plus en détail sur la période parisienne de Joppolo (1954-1963), notamment sur les spécificités de la collaboration avec Jacques Audiberti (création du terme « abhumanisme », spécificités des abhumanismes joppolien et audibertien, réseaux théâtraux parisiens, traduction-adaptation-mise en scène de Les Carabiniers jouent en 1958, activité journalistique de Joppolo depuis la France...).
22Par la peinture ou par lʼécriture, dans des styles les plus variés, lʼurgence de lʼexpression pressait constamment lʼintellectuel pluriel quʼétait Joppolo. Parallèlement, ce dernier a traversé de multiples genres littéraires et a été contaminé par divers langages. À partir de ses premières tentatives de rédaction de romans et de nouvelles, Joppolo comptait déjà parmi les quelques auteurs italiens potentiellement surréalistes. Mais cʼest surtout dans son expressionnisme « méditerranéen », où la Sicile est portée à lʼuniversel et, plus encore, dans son réalisme magique, que le style joppolien se singularise. Sans oublier la part non négligeable de violence jusqu’au-boutiste, trait fondateur de son imagination aux élans existentialistes, et qui constituerait une manière particulière de traiter des moments dʼabhumanisme extrêmisé.
23Le surréalisme, lʼexpressionnisme, le symbolisme, le futurisme, lʼexistentialisme, lʼabsurde, le réalisme… Trifirò dénombre de multiples analogies entre lʼécriture joppolienne et nombre dʼesthétiques fortes, dans un parcours riche qui, partant de la sicilianité traditionnelle et exacerbée, et passant par lʼeuropéanisme dʼune société génériquement socialiste mais tiraillée, arrivait jusquʼaux expérimentations artistiques et littéraires de pointe des milieux parisiens de lʼaprès-guerre. Au bout du compte, Joppolo confirme, par la variété de ses productions, sa maîtrise dʼun discours novateur, sa conviction au quotidien de lʼavènement dʼune nouvelle communauté humaine, et sa pleine appartenance aux canons de lʼavant-garde. De son côté, K. Trifirò confirme sa connaissance accrue, novatrice, salvatrice, dʼun sujet aussi vaste quʼinexploité.
24Dans le théâtre italien et européen, lʼexpérience de Joppolo reste toutefois une parenthèse avortée. Non suffisamment lié, par choix politique et éthique, aux instances de pouvoir et de décision, lʼauteur se débat comme un beau diable. Mais il finit par se brouiller, par sʼéreinter, par sʼisoler et, peut-être même, par se résigner. Lʼexpérience des Carabiniers — pièce qui a parcouru les scènes dʼEurope, et pour laquelle Rossellini a fini par sʼessayer au théâtre (cʼest sur ce texte que le réalisateur effectue, au Festival de Spolète en 1962, la seule mise en scène théâtrale de sa carrière) — symbolise le grand écart impossible entre des aspirations éthiques et esthétiques et les fondements dʼun métier. Aujourdʼhui, on se souvient un peu dʼAudiberti, certainement un peu plus de Rossellini et de Godard, et de leurs fondamentales contributions à ce projet de trente ans. Hélas, Joppolo nʼest plus, et son œuvre paraît suivre le même mouvement, écrasée par les légendes qui ont plané sur son compte et, comme pour le symbolique projet carabinieresque, sur les modalités de création de ses éléments fondateurs.
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25Encore à peine défrichée ou trop peu exploitée, la production artistique multiforme de Joppolo mériterait un traitement véritablement complet et approfondi quʼaucune étude nʼa été, et peut‑être ne serait, en mesure de présenter. Joppolo a beaucoup écrit, peint, pensé, marqué, et lʼexhaustivité, bien quʼelle demeure un horizon idéal, paraît difficilement envisageable. Il a aussi, peut-être pour ces raisons multiples, été considérablement oublié.
26Du point de vue strictement littéraire, au regard du travail minutieux de Katia Trifirò, il y aurait de quoi réadapter Joppolo, auteur et artiste polymorphe, notamment pour sa féconde inspiration théâtrale. Plus généralement, le « cas Joppolo » permet de soulever la question de la célébration des auteurs de théâtre en Europe à lʼissue du deuxième conflit mondial. Personnage édifiant, Beniamino Joppolo reste à découvrir. Lʼouvrage de K. Trifirò, espérons-le, ne fait quʼouvrir les festivités...