De Madame de Staël critique littéraire
1L’on connaissait De la littérature ou De l’Allemagne, un peu moins l’Essai sur les fictions, et l’on découvre avec intérêt, dans ce très beau volume d’œuvres critiques de Mme de Staël (tome II), publié chez Honoré Champion sous la direction de Stéphanie Genand, les autres écrits de critique littéraire de l’auteur. Depuis le travail fondateur de Simone Balayé, la critique staëlienne attendait un renouveau éditorial des écrits de la grande exilée de Coppet : c’est désormais chose faite et l’entreprise est pour le moins très réussie. Avec une grande rigueur scientifique, l’équipe réunie par St. Genand parvient à retracer le cheminement intellectuel de Mme de Staël, grande commentatrice des écrits étrangers appelés à nourrir durablement la littérature française de son temps. Le staëlien amateur y découvre — et c’est l’un des mérites importants de ce volume — les « mélanges littéraires » de Mme de Staël, à savoir divers textes (compte rendus, préfaces, articles, essais ou notes biographiques) jusque‑là publiés au rythme de leur découverte, souvent dans les Cahiers staëliens, mais jamais encore rassemblés et annotés pour dessiner une forme de biographie intellectuelle en pointillés, où les textes commentatifs de l’auteur de Corinne se font le miroir de sa vie tourmentée et tumultueuse.
Liberté de l’esprit
2L’introduction générale de St. Genand donne le ton : si le volume semble hétérogène, s’il « juxtapose monument et fragments », c’est qu’il illustre la « diversité » et le « mouvement » de l’esprit d’une femme hors du commun, animée par une « vision libérale de la littérature ». La liberté est bien le maître-mot pour définir l’esthétique staëlienne et il faut reconnaître que l’on circule aussi librement au sein de ce volume, au gré d’un index fourni et riche et de sections clairement délimitées, où chaque « présentation » donne la quintessence du savoir biographique, contextuel et culturel nécessaire pour goûter ces mosaïques de textes critiques et mieux appréhender dans son ensemble le visage critique complexe de Mme de Staël. Le principe d’ouverture qui se lirait à chaque ligne de la critique staëlienne conjurerait alors la servilité bonapartiste dans l’éloquence et l’élan toujours renouvelé vers la connaissance. Il s’agirait, comme le rappelle St. Genand, d’ouvrir le dialogue dans une « critique respectueuse de la parole de l’autre ». Cet humanisme staëlien prolonge la conversation de salon pour ouvrir les frontières de l’intelligence à l’Europe romantique.
Originalité de l’Essai sur les Fictions
3La présentation de l’Essai sur les Fictions (1795) par St. Genand fait la lumière sur la genèse de ce texte, qui mit longtemps à s’imposer au sein de la littérature critique de Mme de Staël : c’est que ce petit texte brille par son originalité. Mettant l’accent sur la création, il s’intéresse moins au roman qu’à une nouvelle catégorie, la « fiction », perçue dans ses effets et son élan imaginatif. Cette « poétique de l’effet » tournée vers le plaisir de la lecture aux « vertus métaphysiques » est aussi déjà un premier pas franchi vers la littérature étrangère, en l’occurrence anglaise, dont les exemples servent majoritairement à illustrer la méditation staëlienne. En ce sens, l’annotation de St. Genand permet de prendre la mesure de ce terreau d’innutrition sur lequel s’épanouit le discours staëlien. Le fond même de l’essai détonne : une femme s’y exprime librement et théorise avant de pratiquer l’art en question. C’est qu’il s’agit de dessiner un nouvel horizon d’altérité et de franchir allègrement le Rubicond des frontières littéraires.
De la littérature, l’œuvre fondatrice
4Le grand franchissement, plus ample que ce premier essai, a lieu avec De la littérature (1800), dont l’édition critique donnée par Jean Goldzink met en relief l’importance capitale comme premier grand livre ouvrant la carrière de Mme de Staël. La présentation du texte renouvelle la perspective jadis adoptée par le même Jean Goldink et Gérard Gengembre dans leur édition commune de l’œuvre publiée en 1991 aux éditions Garnier‑Flammarion. À l’aune du modèle de Montesquieu, Jean Goldzink nous donne à lire une nouvelle perspective, très riche, qui, malheureusement, n’a pas été poursuivie pour ce qui est de la seconde partie de De la littérature, restée vierge de tout commentaire présentatif. L’on peut le regretter, de même que l’absence de la totalité des variantes, réduites seulement à un choix. Néanmoins, la vaste perspective offerte par cette présentation nous permet d’explorer avec soin la notion de « perfectibilité », les rapports entre institutions et littérature ou encore les distinctions entre esprit, imagination et pensée à la lueur nouvelle de Montesquieu. Mme de Staël s’en montre l’héritière fidèle, bien que n’ayant pas toujours retenu, nous dit Jean Goldzink, les leçons des écueils de son illustre devancier. La richesse de ce « panorama » transséculaire est sans conteste l’attrait majeur de cette présentation, qui omet cependant de mentionner, par‑delà l’intéressante perspective dessinée par la réception et l’« influence actuelle » de De la Littérature, l’article de Chateaubriand donné au Mercure de France le 22 décembre 1800 et intitulé « Lettre à Fontanes sur l’ouvrage de Mme de Staël ». Or, cette lettre importante fonde le dialogue impossible qui s’instaure entre les deux grands représentants de la littérature du confluent des xviiie et xixe siècles1 et intéresse l’histoire de la littérature critique à cette époque charnière de la théorisation des écrits. L’annotation scientifique, précise et enrichie, renouvelle celle apportée par les éditions antérieures, dessinant de nouvelles perspectives interprétatives.
Invitation au voyage littéraire
5Les Mélanges littéraires qui constituent la seconde partie de ce volume de critique poursuivent cette invitation au voyage littéraire qui permet de dessiner les contours fascinants d’une grande intellectuelle en prise avec son temps. Les compte rendus révèlent, au gré des présentations de Florence Lotterie, Christine Pouzoulet, Stéphanie Genand, Marie‑Claire Hoock‑Demarle, Jean‑Pierre Perchelet et Catriona Set, un visage encore peu connu de Mme de Staël critique. Adepte de la « notule », elle y prend position sur la question de « l’éducation expérimentale », se montre synthétique et dense lorsqu’il s’agit de rendre compte avec « sympathie » de l’ouvrage de son ami De Gérando, d’autant qu’elle chercherait à s’attirer les faveurs des Idéologues proches du pouvoir alors qu’elle est menacée d’exil. Pratiquer le compte rendu se révèle donc pour Mme de Staël un moyen de se révéler au miroir de ceux qu’elle admire : on y lit en filigranes, par la grâce des commentaires scientifiques de cette édition, ses accointances, ses prises de positions intellectuelles, idéologiques et politiques. Le compte rendu staëlien est rarement neutre : qu’il s’agisse de traiter de la relecture de l’Enéide par Bonstetten dans une perspective néoclassique avec en ombre chinoise le combat politique sous‑tendu par l’intrigue de Corinne ou l’Italie, prônant, nous dit Christine Pouzoulet, une vision unificatrice de l’Italie moderne et de l’Antiquité là où Bonstetten perçoit une « coupure » radicale ; qu’il faille restituer le fond même d’un second ouvrage du même auteur sur la nature et les « lois de l’imagination », Mme de Staël se révèle toujours dans sa richesse intellectuelle. St. Genand rappelle avec intérêt combien la critique staëlienne « s’inscrit dans le renouveau de la “psychologie” », amorçant un mouvement intérieur contre le « matérialisme » ambiant, opposant ainsi les Idéologues au « subjectivisme » novateur de sa perspective. Elle, l’esprit vif, voit en Bonstetten un double inspiré, animé du même esprit de vivacité et de dynamisme que le sien : sur le terrain du compte rendu se retrouvent les zones d’influence staëlienne, au croisement de « l’enthousiasme » et du « combat politique ». L’Histoire des républiques italiennes de Sismondi est ainsi relue par Staël comme l’acte fondateur du renouveau politique du peuple italien, combat cher à l’auteur de Corinne qui a longtemps lutté pour la liberté contre l’étroitesse patriotique d’une certaine partie de l’Italie. Cette liberté, elle l’exerce même lorsqu’il s’agit de ne plus louer, mais de fustiger les « singulières lacunes » du Tableau de la littérature française pendant le dix-huitième siècle de Prosper de Barante, qui a osé s’attaquer à l’idole Rousseau, ce « noli me tangere » des références littéraires staëliennes. Un même opprobre est jeté sur le poème d’Elzéar de Sabran, Le Repentir (1817), dont Mme de Staël, peu éprise de poésie, ne goûte pas les vapeurs métaphysiques. Catriona Seth montre bien combien ce compte rendu est à prendre dans le prisme de l’évolution des rapports de Staël et Sabran, jadis proches — il a été son soupirant malheureux —, en froid depuis.
Staël préfacière
6Préfacière, Mme de Staël dévoile son visage transfontalier et européen : la traduction par son jeune fils, Albert, âgé alors de 14 ans, du roman de chevalerie allemand Lothaire et Maller, lui donne l’occasion de retracer l’histoire du médiévalisme allemand ; présenter les Lettres et pensées du Maréchal Prince de Lignes (1809) revient à renouer la conversation avec ce frère de mélancolie, ce deuxième père auquel elle est lié par des affinités électives goethéennes par excellence. Préfacer cette anthologie, comme nous le rappelle St. Genand, c’est aussi retrouver Necker au fond du « magasin de pensées », c’est se confronter au troublant « miroir biographique » qu’il constitue. C’est que Staël critique n’est pas avare de ses « préférences » : préfacer les Mémoires d’Albert Jean Michel Rocca, son second époux, revient à se préfacer soi‑même tant l’ouvrage paraît bel et bien avoir été écrit à quatre mains. Alors se révèle l’engagement de Mme de Staël pour la liberté, entre les lignes et au miroir révélateur de l’engagement pour le peuple espagnol résistant à l’incursion de l’Empire.
Ouverture à l’étranger & désenchantement
7Les articles, plus tardifs, témoignent du désenchantement inhérent à la fin de sa vie : au sein d’une Italie exsangue après l’incursion napoléonienne, Mme de Staël livre un réquisitoire en faveur de la « liberté » et de « l’indépendance » dans De l’esprit des traductions (1816), prônant l’ouverture et le renouveau culturel contre le rejet des influences étrangères, plaidant pour l’accueil de la littérature du Nord au sein de la littérature du Midi par l’exercice de la traduction. Contre le faux patriotisme italien, dénoncé dans Réflexions sur l’injustice de quelques jugements littéraires publiés en Italie (1817), elle se révèle pamphlétaire, s’attaquant à la politique menée en France : comme le rappelle Christine Pouzoulet, il s’agit bien plus de repenser la culture à l’aune des « modèles classiques », pour favoriser le lien esthétique entre l’Allemagne et l’Italie. Essayiste, Mme de Staël demeure germaniste de cœur, commentant Jean‑Paul (Richter) bien que ne lisant que très peu convenablement l’allemand, comme le révèle Marie‑Claire Hoock‑Demarle ; elle renoue avec son goût pour la conversation dans un fragment d’ouvrage interrompu (Du talent d’être aimable en conversation, 1807), prônant avant tout le naturel contre l’esprit triomphant à la française. Ce « testament spirituel » (Aurélio Principato) révèle le don de soi dans l’art de la conversation et le goût des autres, témoin son inclination pour les « problèmes sociaux » dans son Avertissement au Tableau historique de l’Institut pour les pauvres de Hambourg (1809).
8Humaniste, libre et engagée, Mme de Staël combat aussi pour la promotion des femmes dans le domaine culturel et historique. Si sa présentation de Jean de Müller au sein de l’Histoire de la confédération suisse (1806), célèbre l’historien de la littérature allemande, ce sont les femmes qui sont à l’honneur dans ses notices biographiques données à la Biographie universelle, ancienne et moderne de Michaud. L’article « Aspasie » réhabilite la courtisane au profit d’un miroir sublimé d’elle‑même en femme de salon supérieure luttant pour conserver sa réputation contre les attaques calomnieuses des hommes ; « Cléopâtre », figure ambiguë qui croise le destin suicidaire de la Lady Gray des Réflexions sur le suicide selon Christine Pouzoulet, la séduit davantage par la grandeur de son combat contre la mort. Mme de Staël, elle‑même au plus mal, y voit un double sublimé et sublimant. Quand à « Camoëns », il détonne dans ce panthéon historique célébrant les grandes femmes de l’histoire du monde mais Mme de Staël retrouve en lui le fantôme de son malheureux exil, une fraternité lointaine de bannissement et d’injustice, une lutte commune qui se cristallisent dans un « point de vue tragique » porté sur lui.
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9Que retenir de ce volume très enrichissant, dont la chronologie, très pratique, et la bibliographie, fournie et précieuse, ne sont pas les moindres des trésors ? Qu’il fournit à tout éditeur scientifique un modèle du genre en matière de contextualisation, d’annotation et de présentation des textes. Qu’il nous fait lire ou relire avec un surcroît d’informations essentielles les beaux textes fondamentaux de Mme de Staël. Que s’y dévoilent, au gré des précisions biographiques, les détours et les coulisses de l’histoire littéraire de ce temps si peu connu encore qu’est la période 1770‑1820. Que l’on a hâte, enfin, de lire le prochain volume.