Lire Sade
1Sade au travail, penché sur des cahiers, prisonnier dans une cellule de la Bastille, ou à Vincennes, Sade écrivant, de jour en jour, en dépit de son état de santé déclinant et de la rudesse des conditions de vie carcérales : le livre de Jean‑Christophe Abramovici, Encre de sang, construit bien l’image d’un Sade écrivain, d’un homme obstiné, persévérant, qui a vécu pour son art. Le sous‑titre choisi met l’accent sur le processus créateur de l’écriture, les analyses de J.‑Chr. Abramovici ciblent aussi bien, toutefois, la part dans l’œuvre de la lecture et de ses effets. Entre les deux pôles de l’écriture et de la lecture, les douze études réunies se partagent constamment.
2L’ordre de l’exposé est vite indiqué : dans les méandres obscurs des textes sadiens, J.‑Chr. Abramovici guide aisément les lecteurs. Une première partie, intitulée « Modalités », « suit chronologiquement quatre des principales œuvres de Sade : Les Cent Vingt Journées de Sodome, Aline et Valcour ou le Roman philosophique […], la saga des Justine et enfin, La Philosophie dans le boudoir. » Une deuxième partie, celle des « motifs », opère quant à elle « une traversée de la fiction sadienne, mettant en lumière la tension qu’on n’y repère pas toujours entre matière et immatérialité » (p. 13) : « Merde », « Objet », « Machine », « Art », « Corps », « Volcan », « Imagination », telles sont les sept entrées qui se succèdent avant un ultime « Point de fuite » réservé à Gilbert Lely et à sa Vie du marquis de Sade. En annexe, une bibliographie critique resserrée — précédée des « Œuvres de Sade », et suivie de deux Index — donne des repères utiles à ceux qui voudraient approfondir la lecture de l’œuvre sadienne : tout concourt de fait à en ouvrir l’accès, la clarté de l’exposition en général, comme les appels répétés invitant à poursuivre l’étude des textes.
3Le livre fait la part belle à la comparaison et à la contextualisation : les œuvres se voient situées les unes par rapport aux autres, comme reliées, et J.‑Chr. Abramovici de pointer des « ressemblances » entre elles, ou au contraire des singularités en ce qui concerne le « ton » ou la « manière » donc chaque texte « s’adress[e] au lecteur » (p. 13). L’attention se porte en particulier sur la spécificité des « voix » que ces textes laissent respectivement entendre. Aiguille aussi l’ensemble des commentaires proposés l’idée de leur « ambiguïté » : le plus souvent J.‑Chr. Abramovici souligne « la place [ambiguë] assignée au lecteur » (p. 63). Dans leur ensemble, les études recourent à de multiples approches : linguistique, stylistique, historique… Quoiqu’il soit évalué comme « le moins intéressant », « le prisme biographique » (p. 115) n’est pas écarté. Consacrées aux circonstances dans lesquelles le Voyage d’Italie a été composé, les premières pages d’ « Art » initient une réflexion progressive sur « la mutation que connut la figure du génie au cours du xviiie siècle » (p. 116) et sur la violence d’une « Nature toute‑puissante » (p. 118). Au préalable quatre extraits1 du Voyage ont été analysés dans le détail, quatre descriptions de production artistique (de Zumbo, Maderno, Michel‑Ange et Giordano), lesquelles sont finalement données à lire comme quatre « portrait[s] de l’artiste en assassin »2 (p. 112‑115). Fondamentalement, dans Encre de sang, c’est la lisibilité des textes convoqués qui attache l’intérêt. Ainsi le critique s’emploie‑t‑il à les faire lire (et relire), tout en rappelant de quelles manières ils ont jadis été lus.
Du xviiie siècle au xxie siècle, les lecteurs de Sade
4« L’aventure de la lecture de Sade » (p. 13) commence au début du xxe siècle lorsque les surréalistes, attentifs à l’importance de l’imagination dans l’œuvre sadienne, s’emparent de cette dernière pour en louer les « vertus libératrices » (p. 147). La dernière étude du recueil évoque cette « parole de célébration » (p. 145) qui s’exprime puissamment dans le livre de G. Lely, publié entre 1952 et 1957, la Vie du marquis de Sade. Opposé à la prudente retenue d’une « parole universitaire », « le lyrisme avec lequel Lely chante la liberté de Sade se nourrit de l’expérience de l’Occupation et de la clandestinité » (p. 148). Entre les deux hommes, si la « distance chronologique » (p. 146) s’abolit, c’est que « l’entrecroisement du passé et du présent » tend à faire revivre Sade parmi les contemporains du biographe. Le marquis est révéré comme précurseur, « tant de la sexologie moderne […] que du freudisme » (p. 149‑150), et comme poète. Dans cet hommage rendu par les admirateurs du xxe siècle, J.‑Chr. Abramovici relève « une forme de déni ou de mise à distance du sadisme et de la violence du discours » (p. 150).
5L’introduction d’Encre de sang revenait déjà sur cette entreprise de réhabilitation qui vise à faire oublier les « crimes » de Sade (p. 9) :
Que les surréalistes aient cherché à tout prix à relativiser les crimes commis par Sade, que les penseurs de la Modernité se soient désintéressés de sa biographie, ce sont des faits indéniables. Il est certain aussi que le marquis de Sade viola, blessa, peut‑être même tua […]. Mais qu’est‑ce que la criminalité probable sinon avérée de Sade change quant à la possibilité et à la manière de lire ses œuvres ?
6L’interrogation appelle une réponse tranchée : « quant à la possibilité et à la manière de lire ses œuvres », cette « criminalité » ne change rien. Il n’est pas question pour autant de prendre le parti de l’homme : J.‑Chr. Abramovici souhaite assurer le bienfondé de l’étude de ses textes. Contre l’avis de Michel Onfray qui lui paraît vouloir exclure Sade du champ de l’analyse critique pour de mauvaises raisons (en particulier parce qu’il serait à l’origine d’un « grand roman fasciste3 », les Cent Vingt Journées de Sodome), il insiste : « un livre peut avoir une valeur esthétique ou idéologique indépendamment de la biographie de son auteur » (p. 10).
7L’évocation des différentes polémiques suscitées par la diffusion des textes sadiens s’accompagne d’une mise en perspective de la tradition critique. Dès le début de l’introduction, référence est faite à la synthèse d’Éric Marty, parue en 2011, Pourquoi le xxe siècle a‑t‑il pris Sade au sérieux, « étude passionnante de la place de la référence sadienne dans la pensée [des] philosophes de la Modernité » (p. 10). J.‑Chr. Abramovici rappelle que parmi ces philosophes (« Bataille ou Lacan, Blanchot ou Deleuze, Klossowski ou Foucault »), « chacun retint de Sade les éléments propres à étayer des pensées, à nourrir des réflexions qui, autonomes, restaient ancrées dans le champ intellectuel contemporain » (p. 11). Le retour à la lettre de Sade, à l’étude du style, des sources et de la langue, s’est effectué dans le champ universitaire, à partir des années 1970, avec les travaux de « Philippe Roger, Marcel Hénaff, Annie Le Brun […], Michel Delon ». Le « Point de fuite »boucle enfin l’histoire de la tradition sadienne avec la mention « des premiers éditeurs de Sade qui, de Maurice Heine à Jean‑Jacques Pauvert, affrontèrent la censure des tribunaux » (p. 145). Après tant d’études et d’explications, J.‑Chr. Abramovici se propose d’aborder les textes d’une manière un peu différente, en se fondant sur « l’effet de lecture sadien » et sur « la description des procédés de l’effroi littéraire » (p. 12).
En lisant, en corrigeant : « l’atelier d’écriture sadien »
8Sade lui‑même s’est fait lecteur appliqué de ses écrits. Il n’a cessé de reprendre et d’annoter, de relire et d’amender les manuscrits qui l’occupaient. Aussi les développements d’Encre de sang nous invitent‑ils à pénétrer « l’atelier d’écriture sadien » (p. 28). À propos des Infortunes de la vertu,les détails abondent, J.‑Chr. Abramovici met à profit son expérience d’éditeur (p. 45 et p. 47) :
Le manuscrit des Infortunes est à la fois un document littéraire et le journal intime d’un prisonnier de la Bastille. Dans les marges du conte, Sade consigne des annotations sur son rythme de travail ou l’état de sa santé, établit un calendrier de ses inflammations oculaires et indique sur la dernière page : « j’ai toujours souffert des yeux en le faisant ». […]
Les dates de rédaction indiquées dans les marges ou sur les couvertures des cahiers témoignent de la progression régulière de la rédaction […] pour chaque jour, près d’une dizaine de pages rédigées, et pour chaque page, sans doute une heure de travail.
9Outre la régularité du travail, la perspective génétique pointe l’importance des cahiers dans le processus de l’écriture, ou plus exactement de la réécriture. Comme les étapes (un plan, des notes, une première rédaction, une deuxième rédaction revue, une troisième rédaction corrigée, une quatrième éventuellement, etc.), les supports se succèdent « méthodiquement » jusqu’à parvenir à l’œuvre4 espérée : un « Cahier de phrases refaites », un « Cahier des suppléments » appelé aussi « Cahier des augmentations », des « Cahiers de brouillon », « il reprend enfin le tout sur de “ beaux cahiers ” qui à leur tour deviennent un matériau à retravailler » (p. 49‑50).
10Les analogies s’enchaînent pour rendre compte de cet art méticuleux qui est celui de Sade : « élaboration esthétique » (p. 45), « perpétuelle transformation » et « remodelage » (p. 50), « tissage » (p. 57). Le « quotidien [de l’] écrivain‑prisonnier » (p. 32) est réglé avec minutie : tout s’organise de manière à privilégier le travail de l’écriture. Et les retouches sont nombreuses qui tendent à perfectionner les manuscrits. « Au fil des réécritures », J.‑Chr. Abramovici note par exemple comment le recours « aux instruments de supplice » (p. 89) s’affine et se généralise. Pour le recueil épistolaire d’Aline et Valcour — l’un des « récits honnêtes » (p. 31) que le public connaît assez mal encore —, l’écrivain reprend son texte en fonction des impressions de son épouse, ainsi mise à contribution comme relectrice. Ce phénomène général de reprise est nettement mis au jour en ce qui concerne les Infortunes de la vertu : J.‑Chr. Abramovici explique comment le conte de 1787, sans cesse « augmenté » ou « enrichi », devient peu à peu « roman autonome » (p. 48) pour aboutir en 1791 à Justine, ou les malheurs de la vertu, puis en 1799 à La Nouvelle Justine.
11Au‑delà des relectures multiples auxquelles s’emploie Sade pour achever ses créations, Encre de sang signale aussi ce que ses écrits doivent à de précédentes lectures. Au sujet des « machines sadiennes » et « des instruments de torture » qui peuplent l’imaginaire des livres, J.‑Chr. Abramovici fait notamment remarquer que « Sade recycla probablement dans sa fiction les lectures de “ traités d’Inquisition ” faites en prison des années plus tôt » (p. 100‑101). Il mentionne auparavant le goût qu’il avait pour les récits de Prévost, lesquels ont exercé leur part d’influence : Le Philosophe anglais, l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut surtout, « l’un des romans du xviiie siècle que Sade admirait le plus ». Deux destinées romanesques sont alors subtilement rapprochées : celles de Des Grieux et de Justine, deux « conteurs » qui savent « plaider [leur] cause, désigner des coupables et captiver [leur] auditoire » (p. 54), pour mieux donner l’illusion d’une innocence concertée… Justine incarne bien l’une de ces figures romanesques de l’ambiguïté chères à Sade comme à ses prédécesseurs dans le siècle.
L’épreuve du lecteur
12Si les précisions apportées quant à la façon dont Sade exerça son métier d’écrivain doivent convaincre de ce « haut degré d’exigence intellectuelle et esthétique » (p. 45) qui était le sien, elles engagent également les lecteurs à se saisir des textes avec la plus grande rigueur. C’est qu’il leur faudra dépasser des réticences ou des dégoûts, ce déplaisir que peuvent aussi provoquer les livres, pour prendre toute la place qui leur échoit dans la fiction elle‑même. Aussi seront‑ils mis à l’épreuve de l’intrigue, rude épreuve à en croire l’auteur d’Encre de sang qui nous prévient de la sorte : « le récit idéal [est], pour Sade, un piège sur lequel refermer le lecteur » (p. 57).
13Les développements dédiés aux Cent Vingt Journées de Sodome soulignent bien cet aspect des choses. Une contradiction est d’abord levée : alors que Sade a été, de son vivant, le seul lecteur du célèbre manuscrit perdu, alors que certains s’accordent à penser qu’il ne l’a composé que pour lui — Michel Foucault par exemple avec son idée « d’une écriture autocentrée » — comment comprendre que s’y trouvent multipliées « les adresses au lecteur […] les plus nombreuses […] et les plus directes » (p. 19) ? En dépit des parties non achevées, relevant d’une « écriture a‑narrative » (p. 27), ce roman n’est sans doute pas « le roman sans lecteur » (p. 19) qu’on a voulu voir en lui. Le lecteur pourra ainsi s’engager dans la voix que lui trace d’abord l’ « obséquieux » narrateur ; à ses dépens, toutefois : dans l’entrée « Merde », J.‑Chr. Abramovici revient sur « l’effet d’écœurement progressif » avec le détail des « pratiques coprophagiques » (p. 80) de la première partie des Journées. Il pointe le « contrat de lecture perverse […] qui contraindra le lecteur à repousser à chaque page les limites de sa propre tolérance » (p. 87). Les analyses stylistiques sur l’usage de la « parataxe » dans le texte ou de la « déclinaison verbale » qui « vise à procurer des effets de simultanéité, de répétition et de saturation » (p. 102,) servent enfin la conclusion pressentie : le texte sadien procède comme une machine implacable, poussant le lecteur dans ses ultimes retranchements, à la place qui lui « était réservée […] celle de l’anonyme victime » (p. 29). Victime que l’écrivain n’en finit pas de faire souffrir « par l’imposition d’un imaginaire absolutiste » (p. 88).
14La Philosophie dans le boudoir propose un « piège » d’un autre genre. J.‑Chr. Abramovici fait valoir les « contretemps » (p. 67), puis les « fausses notes » et les « faux semblants » (p. 88) du dialogue. Après le lexique de l’art plastique, les termes de l’analyse musicale se voient convoqués pour donner une juste idée de tout ce qui peut « déconcerter5 » le lecteur dans l’œuvre. « Chambre d’échos de […] paroles mêlées » (p. 74), telle est encore l’expression employée, à l’occasion d’un parallèle avec un livre contemporain, La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq (2005), le critique avançant que pour les deux personnages principaux, Dolmancé comme Daniel 1, « la disparition de l’humanité est froidement envisagée, moins comme une menace ou une fin que comme une évolution inéluctable, dont la sexualité doit être l’un des moteurs » (p. 72). Pour revenir à la mention de la « chambre d’échos », elle réfère à la difficulté, dans le livre de 1795, de distinguer la voix singulière de l’écrivain. Sade lui semble jouer, en effet, avec les attentes du public, comme avec les idées de l’époque, en particulier dans le pamphlet inséré « Français, encore un effort ». « Petites contrariétés » (p. 67), « inconfort ou frustration » (p. 66), J.‑Chr. Abramovici explique ces impressions de lecture en les mettant en regard des « effets de rythme ou plutôt de faux rythme qui brouillent la nature et la visée du texte ».
L’imagination débridée
15Dans l’ensemble de l’œuvre, les efforts du lecteur sont requis toutes les fois où la narration, implicite, fait appel à l’imagination. Au sujet des « inventaires cruels » (p. 91) qui égrènent les références aux instruments de torture, J.‑Chr. Abramovici note qu’ils « s’achèvent […] sur des périphrases imprécises et par là inquiétantes ». Inquiétantes en effet parce que ce procédé de l’« imprécision » « invite le lecteur à enrichir lui‑même l’inventaire comme à devancer les détails cruels de la scène à venir ». « Critère de distinction » (p. 126), le degré supérieur de l’imagination sélectionne les libertins les plus avisés dans le « personnel romanesque », mais il permet aussi d’élire ceux d’entre les lecteurs qui sont prêts à relever le défi « de l’inouï » ou de « l’irreprésenté » (p. 137). L’ouvrage critique revient à plusieurs reprises sur l’importance du « fantasme » pour Sade, fantasme qui ne vaut « que s’il est original, dépasse toutes les représentations antérieures, s’apparente moins à de l’irreprésentable qu’à de l’irreprésenté » (p. 140). Dans une même perspective est mise en avant la propension de l’imagination sadienne à se « projet[er] toujours au‑delà du possible » (p. 107).
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16La puissance de l’invention — puissance revendiquée qu’exalte l’écrivain‑créateur — explique en partie la violence des livres : absolument sans égales, les « machines » sadiennes, ingénieuses et perverses, mutilent les corps en les plaçant dans d’innombrables configurations. Entre les lignes, les « rêves de destruction » ou d’ « anéantissement » (p. 143) se comprennent encore comme des aspirations à vivre l’expérience inédite d’une libération totale du corps et de l’esprit. Expérience de la contrainte, expérience cependant « d’une forme d’inspiration, d’énergie à écrire librement, sans égard aux normes ni aux conventions » (p. 148), le texte sadien plonge le lecteur dans un monde de l’ambivalence. Seul s’affirme à coup sûr, souverain, le désir de « l’illimitation intérieure6 » (p. 139) : en l’homme les pouvoirs de l’imagination doivent excéder les cadres de pensée préétablis. La formule est belle pour signifier aux lecteurs que rien ne reste définitivement indéchiffrable. Décidément Sade est à lire.