Le philosophe dans la chambre noire. Pour une petite histoire de la singularité photographique
1Roland Barthes ouvrait ses réflexions sur La Chambre claire par un étonnement philosophique qui tient en cette phrase, au moment où il regardait une ancienne photographie du frère de Napoléon : « Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur1 ». Le philosophe s’étonnait que personne ne partagât son étonnement. Probablement n’avait‑on pas vu que le philosophe était entré dans la chambre noire, afin que son regard par jeu de reflets mimât le mécanisme optique de l’appareil photographique. Bien plus, il était devenu cette chambre noire, au moment où son regard, par l’intermédiaire des yeux du frère de l’Empereur, s’ouvrit à cette expérience ontologique de l’absence. L’œil devenu camera par regard interposé alors que le modèle se décline toujours au passé, puisqu’il est celui qui a été « vu ». Ces premières lignes permettent de mieux comprendre la dédicace du livre de Barthes à L’Imaginaire de Sartre, « livre magnifique » qui fut l’un des premiers à considérer la photographie parmi la nomenclature des images possibles qui soient données à la conscience, tout en articulant une dialectique de la néantisation et de l’absence qui est au cœur de la réflexion philosophique sur l’image photographique.
2De telles pensées trouvent un écho chez un autre philosophe qui durant l’entre‑deux‑guerre a beaucoup écrit sur la photographie : Walter Benjamin. De fait, Benjamin et Barthes sont les deux figures incontournables du xxe siècle à avoir développé une réflexion philosophique autour de l’image photographique. Si de nos jours, d’autres noms viennent compléter le tableau de ce que nous pourrions appeler une pensée philosophique de la photographie, comme ceux de Michel Foucault, Jacques Derrida ou encore Wittgenstein, il devenait probablement nécessaire de relire les réflexions photographiques de ces deux auteurs à la lueur d’une approche comparative.
Petite histoire de la singularité photographique
3Comme le rappelle Kathrin Yacavone, l’un et l’autre interviennent à des moments différents de l’histoire des idées et de la théorie critique. La pensée de Benjamin se forme au cours des années vingt, alors que l’Avant‑garde européenne montante (dadaïsme et surréalisme, ainsi que la nouvelle objectivité et Bauhaus en Allemagne) impose un nouveau regard sur le média. De cette première période, l’auteur publiera ses réflexions sur sa « Petite Histoire de la photographie » qui offre une première formulation de la théorie de l’aura. Ensuite, Benjamin va rapidement évoluer d’une approche historico-culturelle de la photographie, centrée sur le déclin de l’aura vers la fin du xixe siècle, vers une lecture marxiste des faits culturels inspirée par ses amis de l’École de Francfort. Dès lors, le questionnement de Benjamin se centre sur l’usage politique et idéologique de la photographie, alors que l’éclosion du nazisme à travers l’Europe ne fait que confirmer ses inquiétudes. La pensée de Barthes, quant à elle, apparaît durant l’immédiat Après-guerre, alors que la scène philosophique française est dominée par le marxisme et l’existentialisme. Sa lecture de la photographie se voudra essentiellement sémiologique, définissant celle‑ci comme un « message sans code ». Son approche, qui contribuera à l’éclosion du structuralisme en France, évoluera ensuite vers un post-modernisme d’inspiration phénoménologique, qui dans La Chambre claire va mettre l’accent sur l’expérience photographique du Spectator. Malgré cet écart de génération, il existe entre les deux penseurs des affinités certaines, voir une continuité profonde quant à la manière d’aborder l’image photographique.
4En considérant les pensées de Benjamin et de Barthes à partir de la singularité de leur expérience photographique, il s’agit de mettre en évidence cette manière unique d’aborder la relation à la mémoire et au souvenir, et la façon dont celui‑ci forge le regard que nous posons sur un art mécanique qui est indéfiniment reproductible. De fait, K. Yacavone démontre avec rigueur l’engagement des deux penseurs autour de thèmes photographiques identiques, favorisant plus particulièrement le portrait pour y développer des stratégies conceptuelles et des orientations philosophiques fort proches l’une de l’autre. La question est évidement celle d’une influence de la pensée de Benjamin sur celle de Barthes et sur sa manière d’appréhender l’image photographique. Face au silence de Barthes, ou plutôt en regard d’une absence de référence aux écrits de Benjamin, l’auteur souligne la mise en place d’une stratégie complexe de la référence iconique entre les deux auteurs. Tout en ne citant pas Benjamin dans son texte, K. Yacavone montre comment Barthes a repris différentes reproductions de photographies à partir d’une version illustrée de sa « Petite Histoire de la Photographie » republiée au moment où il rédige La Chambre claire.
« Les archives de la mémoire »
5En développant plus en avant cette notion de singularité photographique, il s’agit pour l’auteur de comprendre la manière dont elle s’enracine comme une expérience personnelle — voire intime — de la photographie qui ignore les enjeux esthétiques, techniques et sociaux-culturels qui ont longtemps dominé la théorie photographique. Cette singularité est donc une prise en charge de l’expérience du spectateur dans toute sa dimension perceptive, imaginative et affective. Il s’agit de saisir la subjectivité de l’observateur partant d’une phénoménologie de l’expérience photographique. Une telle expérience met en évidence la dimension hautement autobiographique et existentielle du regard que porte Benjamin et Barthes sur des photographies particulières, comme peut l’être celle de Kafka enfant pour le premier ou encore le portrait d’enfance de la mère défunte pour le second. En effet, à travers ces deux photographies, leurs auteurs nous donne accès à un autre régime de la photographie qui participe à la construction de l’identité du soi.
6La photographie de Kafka enfant fit partie de la collection personnelle de Benjamin tout au long de sa vie. L’importance de Kafka pour la pensée de Benjamin s’atteste tout au long de sa correspondance avec Gershom Scholem et Adorno, tandis qu’il décrira à plusieurs reprises cette photographie. Ce sera toutefois peu après sa « Petite Histoire de la Photographie », lorsqu’il entreprend de rédiger ses propres souvenirs d’enfance à Berlin que Benjamin duplique et confond l’expérience de ses propres séances de poses comme enfant devant la camera avec sa description de la photographie de Kafka. Ce sera donc par un détour proustien dans ses propres mémoires d’enfance que l’auteur de La Métamorphose se retrouve lui‑même transformé en une espèce d’alter-ego de Walter Benjamin. Le portrait de Kafka enfant renvoie donc à une image de soi, une photographie probablement perdue de Benjamin enfant. Cette perte a parfois troublé les commentateurs, comme ce fut le cas de la photographie de la mère de Barthes, qui fut le motif principal de la rédaction de La Chambre claire. Si le livre de K. Yacavone lève le doute quant à l’existence de cette photographie, dont certaines lectures postulaient une hypothétique existence imaginaire, l’expérience photographique de La Chambre claire relève de ce qu’Éric Marty à appelé la « forclusion du deuil », ou l’ouverture d’un second deuil après le premier qui consiste à rechercher une photographie de la mère perdue. La Chambre claire est essentiellement un livre de sentiment dans lequel on trouve comme une théorie de l’affect mais qui devient rapidement un livre personnel, imaginaire et qui touche de la pointe du doigt la construction romanesque du moi. De fait, si nous savons qu’à la fin de sa vie Barthes a regretté de ne pas avoir entrepris une œuvre qui aurait repris les fondements narratifs d’À la recherche du temps perdu, il sut imposer d’autres moyens pour la réécrire. Ainsi, ce sera au détour de sa conférence au Collège de France du 18 octobre 1978 intitulée « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » qu’il dévoile cet étrange jeu de projection par lequel Barthes s’identifie avec Proust, comme Benjamin le fit avec Kafka. De fait, La Chambre claire devient alors un des temps de cette recherche, recherche de la mère perdue, comme Proust qui commence la rédaction de la Recherche peu après la perte de sa propre mère, quête proprement proustienne au moyen de la photographie, de sa mémoire et de son contre-souvenir. De la mélancolie à la magie photographique de l’immortalité, celle‑ci ne remémore pas le passé mais offre plutôt un supplément de passé au présent. Dans le sillage de Proust, on assiste donc à un exercice de résurrection de la mère, non pas comme l’auteur l’a connu, mais à partir d’une photographie de son enfance, comme Barthes ne l’a jamais connue. Pourtant, ce sera dans ce portrait d’enfance qu’il découvre d’intimité avec l’essence de l’identité de sa mère.
Une pensée photographique
7Entamant une lecture serrée des textes de Benjamin et de Barthes, K. Yacavone montre parfaitement la genèse de cette pensée photographique et comment celle-ci culmine dans une expérience de la singularité qui aboutit à des implications éthiques de la rencontre de soi avec l’autre au travers de la médiation photographique. Ceci amène tout naturellement l’auteur à comparer les réflexions de deux auteurs autours des concepts de l’aura et du punctum. Or, cette expérience de la singularité dans le cas de la photographie de Kafka, offre comme une exception au déclin de l’expérience auratique, tel que Benjamin l’a décrite pour la photographie après 1870. De même pour le punctum chez Barthes, qui est structurellement analogue à l’aura chez Benjamin. Celui‑ci est un aspect qualitatif qui vient s’ajouter comme un supplément à la photographie, un point ou une pointe qui vient saturer l’image en y encapsulant du temps. Elle devient l’indice du deuil de la photographie, ou comme le dira Derrida le retour de ce qui en elle ne reviendra plus jamais. Si ce rapprochement entre l’aura et le punctum a déjà été mis en évidence par la critique, K. Yacavone souligne avec pertinence que ce sera plutôt autour de la notion de « l’air » d’une photographie chez Barthes que nous retrouvons un rapprochement plus pertinent avec la notion de l’aura chez Benjamin. En effet, l’air permet de dépasser l’authentification de la réalité photographique par jeu de ressemblance, pour montrer que quelque chose dans l’image s’associe avec l’individualité irréductible du portrait. L’air comme l’aura n’est pas une qualité physique, mais un excédant de présence, un constat qui échappe à l’ordre du langage et qui permet de retrouver la mère perdue dans le portrait de la jeune fille ou de confondre son propre portrait avec celui de Kafka enfant.
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8« Chez Proust, par la magie de sa chambre noire, le monde entier se transforme en un vaste atelier de photographe », écrivait Brassaï2. La chambre noire de Proust serait cette pièce isolée dans laquelle, alité, il a écrit des années durant la Recherche, perdu entre la paperole et la fumerolle, mais toujours entouré et orienté par les photographies de ses amis et de son entourage avec lesquelles il composait les personnages de son roman. Lorsque le philosophe entre dans la camera obscura, soudain ce sont des thèmes comme le temps, la mémoire, le souvenir, le visage et la perte de l’autre qui se trouvent transfigurés. Assurément, il faudrait écrire une histoire philosophique de la photographie qui rende compte de ces métamorphoses. L’étude de Kathrin Yacavone permet d’y ajouter la notion de singularité. L’expérience singulière de Benjamin et Barthes occuperait une place privilégiée dans cette histoire, aux côtés de Derrida, de Foucault ou bien encore de Bourdieu. Le propre de Benjamin et de Barthes sera de ne pas avoir produit de théorie systématique de l’image photographique, mais plutôt d’avoir placé leur réflexion dans une constellation qui recoupe l’indice photographique avec la mémoire, la perte de l’autre, le passé-présent ou la rédemption par l’image, la magie et l’expérience singulière de l’observation de certaines images privilégiées. Si le livre de K. Yacavone met particulièrement bien en lumière cette problématique de la singularité en photographie chez ces deux auteurs, il nous semble que celle‑ci offre une base d’investigation pour d’autres philosophes qui se sont intéressés à la photographie, comme Wittgenstein, qui formalisa la notion de « portrait de famille » tout en tentant de le mettre à l’œuvre dans des portraits composites de lui‑même et de ses sœurs à partir de la surexposition de multiples négatifs selon la méthode mise au point par Galton.