Geste d’humanité, médiation & liberté
1C’est à une réflexion sur la liberté individuelle, sur l’expression d’une subjectivité, que nous convie l’ouvrage d’Yves Citton, à travers une analyse des mécanismes et des enjeux du geste. Dans ce nouvel opus, l’auteur prend pour cadre contextuel « l’archéologie des médias », soit les origines de ces outils de diffusion et d’échanges que sont les gestes, et spécifiquement les gestes d’humanités. En concevant le geste comme le premier acte médiatique caractéristique de la société humaine, ce théoricien des pratiques culturelles oppose les gestes « d’humanités » aux « programmes » ou « technologies de l’information et de la communication ». Comme souvent dans ses ouvrages, Y. Citton présente un ouvrage engagé qui promeut la subjectivité, qui défend les humanités « par la revendication d’un droit à la reformulation […] face à l’emprise croissante des programmes sur nos vies » (p. 272).
2L’approche choisie est originale ; caractéristique des ouvrages de ce penseur inclassable, elle a le mérite d’interpeller, de mettre le doigt sur des comportements quotidiens sur lesquels nous passons sans nous interroger. D’emblée, le lecteur s’interroge : qu’est‑ce qu’un « geste d’humanité » ? Qu’est‑ce que cela signifie ? Qu’est‑ce qu’une « anthropologie sauvage » ? Comment fait‑on une « anthropologie d’expériences », qui plus est lorsqu’elles sont « esthétiques » ? C’est donc armé d’une série de questions anxieuses que débute la lecture.
3Pourtant, tout cela s’estompe très vite sous l’influence d’un style alerte et imagé, parfois poétique, qui laisse entrevoir bien plus qu’une réflexion sur le geste, une conception du monde : les humanités, parce qu’elles ont partie liée avec l’esthétique, l’interprétation et la critique ont un rôle à jouer dans la compréhension des transformations sociales en cours et à venir. Ce volume se situe donc dans la tradition des ouvrages de Luc Boltanski1 et surtout de Martha Nussbaum2, qui mettent en avant la fonction critique des humanités d’une part et d’autre part la nécessité de s’appuyer sur elles pour faire face aux problèmes contemporains. L’ouvrage est structuré en huit chapitres, qu’il est possible de recomposer en trois grandes parties : la première définit le geste à travers deux types d’approches, pluraliste et socio‑historique. Elle propose d’inventer le verbe « gester » pour signaler la puissance d’agir ou « agentivité » du geste.
4La seconde partie se consacre aux statut et fonctions des gestes au sein des expériences esthétiques de la modernité. Elle se compose de trois chapitres, chacun consacré à une forme de gestualité : la gestualité affective, la gestualité immersive, et la gestualité critique.
5Enfin, dans une dernière partie, Y. Citton s’inspire des récentes recherches en anthropologie pour mettre en avant les implications sociales, politiques et symboliques des agentivités esthétiques qu’il vient de présenter.
6Y. Citton publie un livre qui promeut l’équivoque et le clair‑obscur, comme le lecteur le comprend finalement une fois la lecture achevée. Contrairement aux « programmes », la fonction du geste, ses usages, son intention ne sont pas toujours manifestes ni évidents. Il conserve les opacités et les équivoques, des « réserves de sens indispensables à la poursuite de l’aventure humaine » (p. 274). Les gestes d’humanités deviennent de nouveaux media nous guidant vers de nouvelles expériences esthétiques, propres à éclairer et modifier notre comportement social, notre devenir humain. Telle est la thèse qui sous‑tend l’ensemble de l’ouvrage.
Caractéristique du geste
7La première partie de l’ouvrage, constituée de deux chapitres, met en avant la « puissance d’agir » du geste. Le premier chapitre expose les caractéristiques générales du geste, et donne une définition globale tandis que le second apporte un éclairage spécifique en comparant le geste aux programmes. Il installe le geste dans un contexte spécifique. Outre les différents éléments décrits pour caractériser le geste, cette partie met en relief deux points saillants qui seront déterminants dans la suite de l’étude : d’une part, le fait que le geste se situe entre maîtrise calculée et autonomie par rapport à l’agent et d’autre part, qu’il rallie soi‑même à un Autre.
8Selon Y. Citton, le geste exprime une certaine passivité dans la mesure où les actions sont davantage le fait des agents que des acteurs. Ce constat guide l’ensemble de sa réflexion qui vise justement à redonner un sens actif à la notion de geste. En effet, la fonction première du geste consiste à exprimer un sentiment, pour toucher le spectateur par un « geste heureux ». En ce sens, l’agir se confond avec le subir puisque le geste ne semble pas être déterminé, prévu, contrôlé par celui qui l’effectue, ce qui lui confère bien cette passivité inhérente à sa conception.
9Le geste est à la fois quelque chose que l’on fait et quelque chose qui nous échappe. Il signale le décalage entre une identité et ce qu’on en montre, selon la dynamique de l’illusio de Bourdieu qui la définit comme « le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer3. ». L’illusio relève du concept plus global d’habitus qui montre que les acteurs d’une société agissent en fonction des nécessités du monde social, mais que ces actes, — ou ces gestes ici —, sont développés inconsciemment grâce à la socialisation de l’individu.
10Cette ambivalence du geste entre le contrôle et le laisser aller lui confère ce qu’Y. Citton a appelé une « élégance », soit la manifestation d’un style : « Le geste serait du côté de l’apparence, du superficiel, du vernis, qui cache le réel plus qu’il ne le révèle » (p. 35).
11Dans la mesure où le geste est considéré comme ce qui exprime l’affection et la sensation, il renvoie à ce que Spinoza et Freud désignent sous le terme d’affect. Il sert donc de pivot entre l’activité et la passivité et signale cet attitude intermédiaire, à la fois contrôlée et inconsciente. Y. Citton rappelle que « la plupart de nos apprentissages consistent à maîtriser nos gestes, grâce au développement de diverses formes de virtuosités » (p. 42), ce qui explique que la maîtrise de celui‑ci soit toujours acquise. À partir des travaux de Tim Ingold sur la virtuosité4, on comprend que le virtuose n’est pas celui qui est apte à adapter la réalité à son programme d’action volontaire bien au contraire. La virtuosité n’est pas un attribut du corps individuel mais une qualité qui émerge « de la rencontre entre les propriétés particulières de certains corps et de certains matériaux, dont il faut savoir épouser les linéaments propres ». Le geste virtuose se caractérise ainsi par sa capacité à improviser, à se reconfigurer afin de rester au plus proche de ce qu’il perçoit dans la situation où il prend place.
12Dans cette idée, la virtuosité signale la singularisation du geste artistique, toujours adapté à une situation spécifique et à un agent. Or, cette singularisation du geste s’effectue en deux étapes : la dépersonnalisation d’abord et l’occupation d’un espace ensuite : « La singularisation passe bien par la dépersonnalisation, en ce qu’il faut commencer par « dévider » et « évider » les personnes (soit étymologiquement les personnae, les rôles et les masques que jouent les acteurs sur la scène publique), afin de pouvoir « devenir tout autre » — autre que ce que l’on était à l’origine et autre que ces personnalités convenues, apprises par mimisme des gestes d’autrui. C’est bien en ré‑occupant ce qui nous occupe que le geste singularisant permet de devenir soi » (p. 49). Le geste virtuose se caractérise par sa maîtrise, mais une maîtrise calculée qui oblige à s’éloigner de ses impulsions premières au profit de l’art. Mais dans la mesure où il ne s’agit pas d’une simple maîtrise apprise (tel un programme), la virtuosité implique également une réappropriation de l’art dans une lecture toute personnelle, ce qui correspond à la seconde phase : la « ré‑occupation ». Le geste virtuose réunit l’ensemble des contradictions liées au geste : à la fois autonome et maîtrisé, à la fois autre et soi.
13Cette action du geste vient illustrer la dimension esthétique du geste, que Giorgio Agamben5 situe à l’articulation de l’art et de la vie : « le geste est une apparence qui se détache de nos actions pour gagner une agentivité propre, dont se nourriront à la fois nos gestes et nos actions ultérieures » (p. 56).
14L’agentivité passe donc par la dépersonnalisation, ou la « décorporation » pour reprendre le mot d’Y. Citton qui considère que le geste permet de traduire des concepts et que c’est l’analyse de ces mêmes gestes qui permet ensuite de comprendre et d’identifier des processus. La transition du geste au processus implique cette décorporation et une schématisation. À l’inverse, s’il s’agit de passer du geste au fait, l’acte fondateur est évaluatif et dissecteur.
15L’agentivité esthétique, à la fois active et passive (car en même temps désirée et imposée), met au jour la virtuosité de l’artiste, et elle passe par la dépersonnalisation. Elle est conçue, selon Y. Citton comme « une expérience de plénitude aidant à faire percevoir un manque » (p. 58). Le geste de dépassement illustre les spécificités de l’agentivité esthétique puisqu’il est sans cesse dans cet intermédiaire du contrôlé et du libéré et qu’il s’oriente vers un acte ou une dimension supérieurs. Cette analyse du geste doit donc être complétée pour identifier ce « manque », qui est finalement à rattacher à la dynamique du geste, à sa motivation, pourrait‑on dire. Tel est l’objectif du second chapitre, de questionner la dimension politique de l’agentivité esthétique. Le terme même d’agentivité, néologisme qui traduit le latin potentia agendi ou l’anglais agency, illustre cette « puissance d’agir » du geste. Y. Citton s’appuie dans ce chapitre sur les analyses de la nouvelle anthropologie pour mieux comparer ces deux types de geste, esthétique et politique.
16Après avoir montré la relation dynamique du geste, qui crée un rapport de soi à l’Autre (qu’il soit véritablement Autre ou un autre soi‑même), le second chapitre s’ouvre sur une question : dans quelle mesure nos gestes actuels peuvent‑ils avoir perdu en substance ce qu’ils peuvent avoir gagné en puissance ? Le geste exprime toujours un « hors‑soi », qui dirige vers l’Autre. Il s’inscrit dans une dynamique sociale et exprime la subjectivité, même lorsqu’il est simulé. En ce sens, nos gestes ont peut‑être perdu une certaine force, leur « substance », hormis dans l’acte esthétique, mais ils ont gagné, — tel est le postulat d’Y. Citton — en puissance. Il définit ainsi deux types de gestes, qui semblent se répondre, d’un versant actif à un versant passif, le geste machinant et le geste machinisé. Le premier relève davantage du fait de se servir d’une machine tandis que le second exprime le fait d’y être asservi. Il y a donc une réelle asymétrie entre ces deux types de geste, asymétrie essentielle lorsque l’on constate que, loin de la simple opposition entre actif et passif, le geste machinant est un geste conscient, réfléchi, en parti maîtrisé, « lucide » selon Y. Citton, tandis que le geste machinisé relève de l’inconscient, de ce qui est fait « sans y penser ». Il est « machinal ».
17Cette distinction entre ces deux gestes, qui ne fait qu’exploiter les écarts qui composent le geste virtuose, établit néanmoins une perception commune de nos gestes, structurés autour du processus d’extériorisation, de dialogue avec l’Autre, mais aussi de machinisation et programmation, caractéristique de notre évolution. Y. Citton explore plus avant cette asymétrie des gestes en montrant combien elle est représentative des attitudes sociales. Il s’appuie alors sur les travaux de Maurizio Lazzarato sur la machine6, lui‑même influencé par Deleuze et Guattari7. Le geste machinant et le geste machinisé signalent deux régimes de gouvernement des esprits et des corps. Le premier est affaire de significations. Il s’inspire de la culture commune et se reconfigure en fonction de nos besoins et positionnements singuliers. En ce sens, l’assujettissement social s’effectue dans un processus de subjectivation et contribue à son renouvellement, à sa reproduction et à sa permanence. Le geste machinisé, qui selon Y. Citton se développe malheureusement dans nos sociétés tout en passant inaperçu, est à distinguer parce qu’il n’agit plus dans l’idée d’un assujettissement social, pour produire du sens, des significations ou des discours, mais qu’il consiste à produire des opérations, déclencher des actions, fonctionner tel un composant d’une machine sociale et technologique. Il ne passe pas par une conscience réflexive, ni par la subjectivité et s’établit suivant une série de protocoles qui guident les attitudes.
18Il ne s’agit pas ici de dénoncer un usage de plus en plus efficace de la machine et de la technologie, usage caractéristique et nécessaire à l’évolution de l’humanité. L’objectif est ici de rendre compte d’une typologie de nos gestes du quotidien et des mécanismes, des enjeux, des réflexions conscientes qui les sous‑tendent. Le philosophe ne déplore pas un état de fait, il s’insurge contre la mécanisation progressive de nos gestes, caractéristique de notre société. En effet, il considère que la société du spectacle, identifiée par Guy Debord8, se caractérise par l’association entre simulation et machinisation. Nos gestes se sont atrophiés avec la machinisation, en même temps que se sont développées les représentations simulées du réel. Machinisation et simulation vont de pair et tracent les contours et les modes de fonctionnement de notre société actuelle :
De même qu’il y a toujours eu des machines (techniques ou sociales) dans l’histoire de ce que l’on considère comme « l’humanité », de même les humains ont‑ils toujours eu recours aux simulations (projets, illusions, mensonges, fausses promesses, etc.) pour construire leur réalité. Si notre époque présente une particularité, elle ne tient pas à l’existence de tels phénomènes, mais à leur diffusion quantitative, à leur puissance de reconfiguration, à leur rôle devenu central dans la reproduction de nos existences. Machinisation et simulation sont en partie liées entre elles : c’est l’avènement de certaines machines (photographie, cinéma, radio, télévision, ordinateur, internet) qui a précipité la prépondérance de la société de spectacle et de la simulation. (p. 75)
19Y. Citton ne se trompe pas. Simulation et machinisation ont toujours existé, de la même façon que la simulation n’est finalement qu’une des possibilités d’accès vers un réel. L’accès au réel passe forcément par une simulation, qu’elle soit individuelle et subjective ou la résultante de procédés technologiques. Finalement, ce qui change c’est la prédominance, la surexposition du factice et le « sur‑usage » de la machine. Or, ces caractéristiques signalent la perte progressive de l’agentivité esthétique, celle qui contribue aux représentations, à l’interprétation et à la critique.
Gestes d’humanités & expériences esthétiques
20Y. Citton ne s’étend pas sur ces gestes machinisés mais souhaite déterminer quels gestes sont ceux qui promeuvent ou entravent le processus collectif qui permet de se rapprocher d’un idéal d’humanité. Prenant pour cadre les expériences esthétiques, il consacre les trois chapitres suivants à l’analyse de trois types de gestes, affectif, immersif et critique, qui contribuent significativement à cet idéal d’humanité qui a émergé dans nos cultures européennes. Ces trois gestes sont ce qu’il nomme en titre de son ouvrage les « gestes d’humanités ». Ce sont trois exemples, parmi d’autres, qui illustrent le devenir humain dans toute sa diversité.
21Ces trois types de gestes, affectif, immersif et critique, relèvent ainsi des expériences esthétiques. Néanmoins, ils illustrent certains besoins immémoriaux et spécifiques de l’humanité et témoignent, en ce sens, de leur rôle dans le processus toujours en cours d’humanisation de nos sociétés. L’expérience esthétique est conçue comme ce qui contribue à représenter nos vies. Elle signale les configurations et reconfigurations possibles des représentations du réel. Or ces multiples configurations sont le résultat de gestes spécifiques. Le geste joue un rôle réflexif. Il aide à comprendre les ressorts de notre agentivité : « En quoi des romans, des drames ou des films censés « représenter » nos vies deviennent-ils des agents qui les reconfigurent ? » (p. 89).
22Le geste esthétique comporte une dimension kinésique illustrée par au moins quatre niveaux d’intégration : le premier tient à la façon dont notre lexique pré‑catégorise nos types de mouvements ; le second au fait que le geste ne fait jamais vraiment sens par lui‑même, mais que sa signification émerge du contexte dans lequel il prend place, et en particulier de son contexte narratif ; le troisième niveau signale que le geste ne prend sens qu’au sein de la relation d’interfacialité qui a conditionné son émergence. Comprendre un geste implique donc de le réinsérer dans « l’interaction de deux visages, interaction contextualisée par l’acte narratif dans un cadre historique et anthropologique ». Enfin, le quatrième est cette fois relatif à sa réception : la signification d’un geste représenté dans un roman, un tableau ou un film sera fonction des résonances kinesthésiques qu’il suscitera dans l’attention interprétative accordée à l’œuvre par la lectrice ou le spectateur (p. 90‑91). On voit tout de suite la dimension dialogique, médiatique, du geste, dans la relation qu’il crée à l’Autre. C’est ce qui amène Y. Citton à conserver le terme « geste » dans la suite de son ouvrage, par commodité, alors qu’il est davantage question « d’hypergestes relationnels9 », dans la mesure où ils sont à l’interface des flux médiatiques qui structurent les interactions. Ces hypergestes sont finalement moins des mouvements du corps que les émotions de l’esprit, leur « contrepartie mentale » selon Y. Citton. Il est possible de regretter ici le passage, rapide de notre point de vue, du geste physique à l’émotion de l’esprit dont on voit moins bien comment elle s’accorde avec les caractéristiques du geste tel qu’il a été présenté à propos de la virtuosité, dans ce savant assemblage de contrôle et de laisser‑aller.
23Le premier de ces hypergestes, le geste affectif, contribue à la reproduction sereine et stable de la machine sociale. Cette gestualité relationnelle a fait l’objet de nouvelles réflexions dernièrement avec la pensée du care, qui désigne à la fois l’attention prêtée à quelque chose, le souci qu’on se fait pour quelqu’un et le soin actif qu’on prend de lui. Le geste affectif se situe donc, davantage que les deux autres, dans cette idée d’attention au monde qui entoure, de quasi neutralité, pour favoriser un échange direct avec l’Autre.
24À l’inverse, le geste immersif implique de plonger dans le corps d’un simulacre. Il consiste à s’immerger dans une fiction, une culture, une pratique, pour se saisir d’une réalité différente de la sienne. Les notions de simulations et d’immersion ont été fréquemment utilisées pour rendre compte de notre expérience du roman et de la fiction en général. Marie‑Laure Ryan (Narrative as virtual reality. Immersion and interactivity in literature and Electronic Media, 2001) souligne à ce sujet que l’expérience du monde textuel, auquel nous donne accès l’œuvre littéraire est comparable aux « plongées dans les mondes ludiques relevant de la réalité virtuelle ». Cela suppose que le lecteur construise en imagination un monde qui reprenne les attributs éparpillés dans le texte tout en les complétant par des informations personnelles, fournies par ses propres modèles cognitifs. C’est la « recentration » définie par Marie‑Laure Ryan, qu’elle considère comme « constituti[ve] du monde fictionnel de lecture ». En ce sens, l’immersion est autant temporelle que spatiale et émotionnelle. Le lecteur reconstruit le monde fictionnel en un hypergeste immersif, ce qui lui permet de partager réellement les émotions et sensations de personnages. L’hypergeste immersif relève ainsi de la simulation mentale et contribue lui aussi à apporter un éclairage sur le monde et les cultures. Les productions esthétiques telles que les romans, les tragédies, les films, etc. sont considérées comme des « opérateurs de transe » qui visent moins au dépaysement qu’à l’effet de recentration : « il s’agit moins d’aller ailleurs que de devenir autre » (p. 112). Finalement, « cette situation d’immersion permet effectivement de s(t)imuler en nous des gestes relationnels, qui se contentent rarement de réactiver à l’identique des réactions déjà programmées » (p. 125) telles que l’individualisation, la responsabilisation (dont la catharsis est un des outils), la compatibilisation (qui montre qu’il s’agit d’inter‑ajuster nos gestes individuels malgré des aspirations ou des besoins divergents), la sensibilisation qui développe la sensibilité de chacun aux sensibilités d’autrui, où l’on retrouve la justification de la littérature et des humanités comme inculcation de sensibilité morale (cf. Martha Naussbaum10), et enfin la créativisation, qui pousse chacun à se réinventer et qui implique que la société humaine soit en perpétuelle évolution. Y. Citton propose ici l’exemple, très pertinent et significatif, du champ économique puisque la société repose sur un principe de croissance illimitée. Il met en avant la nécessité de réinventer les besoins relationnels pour faire émerger de nouveaux domaines d’activité entrepreneuriale.
25Enfin, le dernier hypergeste relève de la gestualité critique. Ici, l’expérience esthétique vise à nous donner des règles, une grille de lecture, pour mieux nous en faire suspendre l’application. C’est tout l’enjeu de l’article « critique » de Marmontel dans l’Encyclopédie qui met en avant à la fois l’idéal classique d’une beauté idéale et réglée et la dynamique de dépassement des règles. Le geste critique peut ainsi se décomposer en trois moments : la comparaison des objets au sein d’une multiplicité, la compréhension et l’analyse de cette multiplicité pour en composer un modèle idéal et le jugement de ces objets en fonction de leur proximité avec le modèle idéal constitué.
26Le geste critique se distingue ainsi du geste immersif dans la mesure où il consiste certes à se plonger dans la singularité de l’œuvre mais tout en conservant une distance, en s’élevant au‑dessus. Cette double compétence permet de distinguer le critique supérieur et le critique subalterne pour reprendre les mots d’Y. Citton. Le premier conserve cette distance et peut énoncer des règles dans une attitude prescriptive tandis que le second ne fait que constater le respect de celles‑ci, dans une attitude descriptive. La gestualité critique peut ainsi se définir dans cette aptitude à « évaluer les œuvres à la lumière d’un modèle intellectuel qu’on distille à partir de l’étude des œuvres elles‑mêmes » (p. 142). En ce sens, elle est bien un mouvement qui part de soi, qui doit d’abord intégrer sa dimension subjective avant de faire le chemin vers l’Autre, vers l’œuvre. Cette analyse met en avant la dimension éminemment subjective de l’acte critique.
27Contrairement au geste immersif qui fait de la lecture une expérience de recentration, pour venir se plonger dans un monde imaginaire, le geste critique nous met en relation avec une œuvre dans une expérience cette fois de dépersonnalisation. La gestualité critique vient après la gestualité immersive, elle consiste à s’en extraire justement sans quitter la simple compréhension pour l’interprétation. Cette distinction entre les deux gestualités amène Y. Citton à proposer trois modes critiques pertinents, qui mériteraient de faire à leur tour l’objet d’analyses plus poussées :
Lorsque ce recul interprétatif se prolonge en discours savant, le critique peut concevoir son intervention comme relevant d’un geste descriptiviste. Mais le geste peut aussi être prescriptiviste, ou encore performativiste (position qui ne cherche ni à décrire l’œuvre ni à prescrire les meilleurs usages qu’est invité à en faire le lecteur, mais à en incarner une (bonne) réalisation possible. (p. 156)
28Ces trois types de gestes d’humanité qui donnent un panorama assez complet des expériences esthétiques doivent maintenant illustrer le passage de l’expérience esthétique individuelle, à une expérience capable de rassembler. Quelle est la dimension collective contenue dans l’acte de lire, de voire un film, de contempler une sculpture ? Selon Luc Boltanski11, la force collective de ces expériences esthétiques ne réside pas dans l’imagination d’un autre monde possible mais plutôt dans l’idée que nous tissons un rapport pluriel, collectif, voire culturel à chaque œuvre d’art, qui dépasserait la dimension singulière. Ce point de vue est appliqué au geste, médium entre soi et l’Autre, entre l’individuel et le collectif, puisqu’il raconte comment s’agence le collectif, la communauté, comment se créé l’Humanität.
Mystique du geste
29À partir de là, il s’agit pour Y. Citton de chercher « comment passer d’expériences esthétiques vécues sur le mode individuel, voire individualiste (atomisé) à des expériences capables de se brancher sur la force propre au rassemblement » (p. 161). C’est l’objet des trois derniers chapitres de l’ouvrage autour de la notion d’agentivité collective, celle qui existe dans les rapports individuels que chacun crée entre soi et une œuvre d’art ; ce qu’Y. Citton a appelé « la nature transindividuelle » de nos gestes esthétiques (ibid.).
30Il s’agit d’abord de montrer la dimension sacrée de l’expérience esthétique à partir d’un constat : la dimension à la fois individuelle et collective de l’expérience, la création d’un rapport nouveau à la fois à soi et à l’Autre. Cela explique que les expériences esthétiques soient considérées comme les « enlightenment » de la religion. Il y a bien une agentivité esthétique à l’œuvre dans cette expérience puisqu’il s’agit à chaque fois de projeter quelque chose de soi (sentiment, sensation, idée, etc.) sur un autre :
Les situations d’ordre artistique se caractérisent par la présence d’un indice matériel — l’œuvre — suscitant une abduction d’agentivité, c’est‑à‑dire conduisant un spectateur à faire des hypothèses hasardeuses sur les intentions ou les capacités d’autrui. (p. 174)
31L’agentivité, en tout état de cause, consiste à imaginer les intentions d’autrui, à se mettre à la place de l’autre dans une capacité à la scénarisation des points de vue, qui réunit sa subjectivité singulière à la subjectivité imaginée de l’autre. Cette association des deux subjectivités confère une « objectivisation » du geste permettant d’instaurer et de maintenir une relation avec autrui.
32Selon Y. Citton, cet âge de la spectacularité de masse est le pendant de celui de l’interdépendance généralisée. La simulation qui la caractérise tend à « esthétiser » toutes les sphères de l’existence, dès lors qu’elles sont susceptibles d’être soumise à une visibilité. Ce constat vient expliquer le courant artistique romantique, considéré comme un repli sur l’intime, comme une réaction à cette première mise en place de notre société du spectacle (avec ses nouvelles formes d’espace public, de médiatisation journalistique, d’embourgeoisement consumériste).
33L’agentivité esthétique montre bien que ces expériences esthétiques nous inculquent de nouveaux gestes relationnels, soit en nous immergeant dans des simulations narratives, soient en nous appelant à développer une attitude critique, soit parce qu’elles nous amènent à poser un regard interprétatif et accueillant sur le monde, soit enfin parce qu’elles favorisent plusieurs de ces attitudes de façon cumulée. Par ailleurs, l’agentivité s’applique aussi bien à des êtres humains qu’à des objets. Ce pouvoir trans‑individuel du geste confère à l’expérience esthétique une agentivité mystique. Y. Citton considère en effet qu’une part de « magie » réside dans ces expériences esthétiques. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Philippe Descola12 autour de la culture. L’anthropologue a définit quatre types de culture, chacun caractérisé par une certaine ontologie : le totémisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme. Ces quatre types culturels sont à l’origine de quatre gestes. Le premier désigne tout ce qui relève du style, c’est ce qui permet à chaque individu de constituer sa personne sociale. Le geste analogique suppose que tout ce qui nous entoure est investi d’un sens allégorique. Il est un mode interprétatif qui distingue ce qui est et ce qui semble être. Le geste animique peut prendre pour objet des humains, des animaux, des sites, etc. Il s’appuie sur l’idée selon laquelle nous avons des intériorités similaires mais des « physicalités » hétérogènes. Le geste animique permet de développer l’attention, le souci, le soin, le care envers des réalités auxquelles nous n’attribuons aucune considération éthique. Enfin, le geste naturaliste, celui qui nous caractérise le plus, s’oppose en partie au précédent puisqu’il part du postulat suivant : les humains possèdent une intériorité, un esprit, une capacité de raisonnement qui les distingue des autres, mais ils s’apparentent aux autres par les caractéristiques physiques.
34Finalement, l’agentivité mystique vise à donner un sens à la vie, à la relation aux autres dans l’idée de construire une histoire, un devenir humain. Elle s’efforce de répondre à une question fondamentale et inassouvie comme le dit Y. Citton : « que restera‑t‑il de nous après l’expiration de nos dernier souffle ? C’est une telle soif qui alimente en sous‑main l’intensité de nos expériences esthétiques. » (p. 207). À partir de là, le philosophe relie la question de l’œuvre à celle de l’auteur. Il s’agit en effet de laisser une trace pour ses contemporains, pour les sociétés à venir, une trace de soi en vue de faire naître d’autres gestes. Y. Citton note ainsi que la plupart de nos expériences esthétiques, telles qu’elles sont développées par la modernité, reposent sur un geste d’attribution auctoriale. La notion d’auteur, de source des œuvres est totalement liée à celle d’œuvre. On s’attache ainsi à parler de « l’esprit d’une œuvre » en référence à celui de l’auteur. Selon Y. Citton, cela signifie que la puissance d’agir d’un individu se constate à la somme de ses interventions qu’opèrent ses traces. Cette approche permet de proposer une nouvelle définition de l’auctorialité comme la somme des gestes, de inférences d’un individu dans le monde. C’est en cela que réside l’aspect magique de cette agentivité puisque le geste devient ce qui est enregistrable, pour être communiqué là où n’est pas l’auteur, voire pour produire des gestes qui en sont la déclinaison. C’est donc le geste d’un individu qui peut se transmettre en dehors de sa présence. Il s’agit bien là, comme le suggérait Giorgio Agamben, de « médialité pure » : le geste conserve une substance propre et autonome, détachée de la substance particulière de son auteur, et peut se disséminer n’importe où. Alors que notre corps physique est toujours localisable dans l’espace, notre « corps médial s’étire ou se retire en fonction des dispositifs techniques et symboliques auxquels nous associons notre existence » (p. 225). Telle est la mystique de la médiation que nous expose Y. Citton.
35Le geste témoigne du processus momentané d’immersion, de décorporation, de dépersonnalisation, dans une tendance à l’universalisation, puisqu’il illustre une abstraction, une « émotion de l’esprit ». Il construit le monde et la réalité en s’associant avec les gestes des uns et des autres. Il relève de l’Illusio bourdieusienne13 en ce qu’il témoigne d’une croyance dans les principes du monde social, dans un idéal d’humanité. Il est à la fois ce qui témoigne de l’existence d’un idéal d’humanité et ce qui le constitue.
36En outre, dans la mesure où le geste est interprétable, dans une construction sans cesse renouvelée de l’autre, de soi, du monde et de la réalité, il ne contient pas une réalité en soi, ni un sens, mais une pluralité de sens, ce qu’Y. Citton a nommé de façon significative et poétique le « mycélium du sens ». Le geste interprétatif confère une dimension sacralisée à l’intention de l’auteur, notamment parce qu’il conserve cet attribut médial de l’auteur alors même que sa présence physique n’est plus. Le corps médial est détaché de la substance, il survit dans les gestes, dans une conception similaire aux pratiques religieuses de transsubstantiation. Le geste mystique est un geste qui se livre à l’interprétation mais qui se refuse à une interprétation. Il ouvre sur une pluralité de sens, sur l’équivoque, sur les croyances.
37Ce fameux mycélium du sens relie ce que Luc Boltanski a appelé le « monde » et la « réalité ». C’est là que se développerait les équivoques, les opacités du langage et du sens, les contradictions voire les écarts. Le nom « sens » est ici à entendre dans sa définition linguistique mais aussi géographique. Il désigne autant la direction d’un mouvement que la signification d’un énoncé. C’est l’interface entre la réalité et le monde. Le mycelium du sens désigne ainsi le refus de la contradiction, cette idée que les contradictions peuvent être dépassées comme en témoigne les études littéraires qui reposent sur le principe selon lequel tout auteur a toujours (eu) raison malgré ses erreurs dans la mesure où celles‑ci sont également signifiantes. L’expérience esthétique permet ainsi, à partir du geste immersif, de récuser les fausses limites de la réalité. Ensuite, le geste critique et le geste affectif viennent consolider ces représentations fictionnelles, ces simulacres dans l’idée de prolonger l’expérience.
Parmi toutes les gesticulations multiples et hétérogènes envisagées au cœur de cet ouvrage, c’est sans doute ce geste de repli de la réalité sur le monde inventé par l’art qui résume le mieux l’enjeu de nos expériences esthétiques. (p. 260)
***
38Les gestes « d’humanités » selon Yves Citton renvoient tout autant à cette multiplicité inhérente aux cultures humaines, qui permet d’envisager qu’elles construisent des idéaux d’humanités, mais aussi, dans une attitude cette fois plus engagée, à souligner le rôle central des disciplines réunies sous le même nom et qui se caractérisent par leur « pratique réfléchie de l’interprétation » (p. 272). Les gestes d’humanités servent de miroir pour comprendre le monde et mieux l’appréhender, pour envisager les évolutions possibles de nos pratiques culturelles et surtout pour comprendre les fondements de celles‑ci : la machinisation, la simulation, la relation à l’autre et la foi sont les principales.
39Par ailleurs, les humanités en tant que disciplines illustrent cette quête interprétative inhérente aux cultures humaines, leur rôle dans l’évolution de l’humanité. Y. Citton refuse ici cette monopolisation des programmes, cette uniformisation de la pensée liée à cette société machinisée et spectaculaire. À la suite de Martha Nussbaum notamment, il considère les humanités comme le refuge d’une pensée plurielle, équivoque, dans la « revendication d’un droit à la reformulation » (p. 272). Il cite alors Édouard Glissant et son « droit à l’opacité » pour illustrer l’idée que les humanités servent avant tout à maintenir un espace ouvert propre à l’interprétation.
40Au terme de ce parcours, riche et dense, on s’aperçoit que bien plus qu’une « anthropologie sauvage », Y. Citton nous fait réfléchir à l’importance de l’ambivalence, du paradoxe, du clair‑obscur, dans une société qui cherche pourtant à unifier et à rendre visible. Ainsi, à l’heure d’une certaine uniformisation de la pensée et des pratiques, le philosophe vient montrer comment la singularité du geste vient servir un projet global d’humanité.