Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Florence Baillet

Hystérie & spectacle populaire au tournant du XXe siècle

Rae Beth Gordon, De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2013, 238 p., EAN 9782753522503.

1Dans le film Le Matelas épileptique d’Alice Guy, datant de 1906, un matelas, dans lequel un ivrogne a été cousu par inadvertance, ne cesse de s’agiter dans tous les sens, comme pris de mouvements convulsifs, alors qu’il est livré à un jeune couple. Dans Le Retapeur de cervelles, qui fut réalisé en 1910 par Émile Cohl et mêle aussi bien dessins animés que prises de vue réelles, le Dr. Trépanoff soigne un patient atteint de tics en lui perforant le crâne à l’aide d’une vrille pour en extraire un long ver blanc, lequel est posé sur un tableau noir et se met alors à figurer toutes sortes d’objets et de fantasmes, « l’enchaînement des idées folles » du patient, si l’on en croit le scénario. C’est sur un tel corpus, celui des premiers films comiques, que se penche Rae Beth Gordon, professeur émérite de littérature française et de Cultural Studies à l’Université du Connecticut, dans son ouvrage paru en 2013 en français De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, qui correspond à la version remaniée d’une publication en anglais de 20011.

2Composé de six grands chapitres, le livre de R. B. Gordon étudie successivement les théories et observations médicales en interaction avec la dimension spectaculaire à la fin du xixe siècle (« Chapitre I - L’inconscient corporel », « Chapitre II - Imitation et contagion : le magnétisme à l’hôpital et sur les planches »), la nouvelle gestuelle surgissant alors sur la scène des cafés-concerts et dans les pantomimes (« Chapitre III – Le café-concert et le corps déchaîné », « Chapitre IV – La pantomime et le zigzag »), puis la traduction cinématographique de ces évolutions à la fois scientifiques et esthétiques (« Chapitre V – Hypnotisme, somnambulisme et cinématographe », « Chapitre VI – Le geste hystérique au cinématographe »). Un DVD comprenant les films Augustine de Jean-Claude Monod et Jean-Christophe Valat (2003), Cretinetti et l’aiguille d’André Deed et Valentina Frascarolli (1911) et Pop Hysteric de Jean-Claude Monod (2011) vient compléter le propos de l’ouvrage, par ailleurs judicieusement doté d’illustrations, ce qui permet d’avoir également une appréhension visuelle des sujets évoqués.

Les mises en scène du corps dans une perspective d’histoire culturelle

3Dans ce livre comme dans d’autres du même auteur2, l’un des grands mérites de R. B. Gordon est de se situer dans une perspective d’histoire culturelle en effectuant une contextualisation poussée de ses objets, afin de faire apparaître les liens susceptibles de se tisser, à la même époque, entre différents domaines, parfois de manière jusque-là insoupçonnée : les premiers films burlesques sont ainsi mis en relation non seulement avec d’autres formes de spectacle de la fin du xixe siècle, tels que le cabaret, le café-concert ou la pantomime, mais également (et surtout) avec la médecine de ces mêmes années, avec les discours et pratiques scientifiques liés au corps en neurologie, en psychologie et en psychiatrie. Entre les sciences médicales, les spectacles vivants et le cinéma, c’est « un nouveau répertoire de mouvements, gestes et de grimaces » (p. 17) qui circule, au-delà des mots ou des théories : les mêmes manifestations physiologiques se retrouvent dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière, sur les scènes des cafés-concerts, puis sur les écrans du nouveau cinématographe. Un indice de pareilles analogies et ressemblances pourrait être le phénomène de l’attraction foraine, lors de laquelle sont exhibées comme dans une continuité, à cette époque, aussi bien les transes hypnotiques, les gesticulations frénétiques que les premières prises de vue cinématographiques. Si la variété des spectacles populaires ou la dimension spectaculaire à la Belle Époque ont été amplement étudiées3, l’ouvrage De Charcot à Charlot explore pour sa part plus particulièrement les contagions et contiguïtés entre des mises en scène du corps relevant de différents champs disciplinaires et fournit de la sorte un apport indispensable à toute recherche en la matière au tournant des xixe et xxe siècles.

4Dans son étude Invention de l’hystérie, parue en 1982, Georges Didi-Huberman avait cependant déjà souligné la manière dont, dans le dernier tiers du xixe siècle à la Salpêtrière, sous l’égide de Charcot, la « clinique de l’hystérie devint spectacle4 ». Plus récemment, dans un livre intitulé Le Choc du sujet. De l’hystérie au cinéma (xixe-xxie siècles) et publié en 20115, Emmanuelle André montre comment des artistes contemporains, ces dernières années, se sont emparé du phénomène de l’hystérie, et elle insiste en particulier sur les liens de cette maladie avec le cinéma, dès l’émergence de ce dernier : « le cinéma aurait fait disparaître la pathologie en s’accaparant ses symptômes6. » La parution aujourd’hui en français de l’ouvrage de R. B. Gordon vient par conséquent compléter un paysage de recherche qui commence à être désormais bien balisé et dont il peut constituer sans nul doute l’un des points de repères fondamentaux, de ce côté-ci de l’Atlantique comme aux États-Unis7. On regrettera à cet égard l’absence de bibliographie dans De Charcot à Charlot, permettant d’avoir une vue d’ensemble des publications sur la question, même si la chercheuse américaine prend la peine d’actualiser certaines de ses références au fil du texte.

Entre l’hôpital & la salle de spectacle 

5Si R. B. Gordon considère l’hystérie, abondamment abordée et vulgarisée dans la presse française de l’époque, comme un phénomène à la fois médical et culturel, elle n’établit pas pour autant de liens univoques entre l’hôpital et la scène, entre l’amphithéâtre de la Salpêtrière et le théâtre, mais souligne l’intrication des évolutions scientifiques et esthétiques : c’est bien là l’intérêt de tels travaux. L’auteur de De Charcot à Charlot met en lumière les développements théoriques dans le domaine médical (ceux de Janet, Charcot, Ribot, Binet, Féré), qui participent d’une nouvelle sensibilité au corps émergeant à la fin du xixe siècle : l’automatisme ou les dédoublements, qui accompagnent l’hystérie, sont perçus comme les manifestations d’un inconscient corporel, autant de signes de l’autonomisation d’une activité ignorée par l’intellect. Les psycho-physiologistes de l’époque auraient tout particulièrement souligné le rôle de l’imitation et de la suggestion, qui relèveraient également de cette dimension à la fois physique et inconsciente :

un très grand nombre de gens sont hypnotisables — tout le monde, selon Hippolyte Bernheim à l’École de Nancy, — donc les réverbérations de ce que l’on voit sont mirées par le corps. (p. 28)

6Or la chercheuse américaine montre les relations qu’il est possible d’établir avec le spectateur de la même période, lequel éprouverait justement les effets d’une contagion par l’imitation et la suggestion, en étant par exemple entraîné à danser face à un spectacle dansé, bref en « in-corporant » littéralement ce qu’il voit. C’est par conséquent « une nouvelle théorie du spectatorship » (p. 24) de ces années-là que propose R. B. Gordon : « sa prise en considération manque cruellement dans les reconstructions de l’expérience du spectateur autour de 1900 » (p. 61).

7L’auteur de De Charcot à Charlot suggère en outre des pistes intéressantes quant aux implications politiques de ces « avancées » médicales du xixe siècle. Au moment où l’on s’interrogeait sur les foules et leur psychologie8, la contagion par l’imitation suscita en effet des frayeurs : la Commune de Paris en 1871, puis les actions anarchistes dans les années 1890 coïncidèrent avec le développement du discours sur l’hystérie et purent être interprétées dans les termes de cette dernière, si bien que la peur de la contagieuse anarchie corporelle se prolongea aussi dans la crainte d’une anarchie politique. Par ailleurs, R. B. Gordon invite à relire l’opposition entre « haute » culture et « basse » culture (ou culture populaire) à la lumière des théories scientifiques en cours au xixe siècle : elle souligne que le modèle dominant en médecine était alors celui de Pierre Janet, qui supposait une partition entre le supérieur et l’inférieur, les facultés relevant du raisonnement ainsi que de la volonté d’une part, et, d’autre part, « l’inconscient corporel », les fonctions liées à la sensation et aux mouvements automatiques, si bien que les attractions populaires, la low culture, auraient en réalité, à cette époque-là,

moins à voir avec le nombre de prolétaires dans le public qu’avec les représentations du corps et la façon dont le corps du spectateur était constamment sollicité par ces représentations sur les planches. (p. 47)

8La théorie de la dégénérescence vient s’y greffer (p. 24), dans la mesure où de tels spectaculaires populaires, faisant appel, sur le modèle de l’hystérie, aux facultés « inférieures », furent parfois considérés comme une régression, un retour à un stade dit « primitif », celui où l’on « singerait » :

La présence des singes dans les films de Méliès n’est sans doute pas innocente : il doit nous rappeler notre tendance à singer ce que l’on voit […]. Les secousses, la trépidation, les tics, le rire convulsif : ce sont les signes des facultés inférieures où le corps domine la raison. Perte de contrôle, hystérie. Les liens que cette agitation corporelle entretenait avec les sociétés primitives, avec la dégénérescence, avec l’anarchie et avec les masses étaient aisés à établir dans l’esprit des spectateurs d’alors. (p. 231)

9La plongée qu’effectue l’auteur de De Charcot à Charlot dans les discours et observations scientifiques de la fin du xixe siècle lui permet ainsi d’éclairer différemment la culture du spectateur et donc le regard porté sur les spectacles à cette même époque.

Sur les planches & sur les écrans

10R. B. Gordon peut alors elle-même regarder autrement les représentations des cafés-concerts ou encore les premiers films burlesques au tournant du siècle. En se référant aux connaissances médicales contemporaines de ces spectacles, elle prend avant tout en compte l’expression corporelle des acteurs, ainsi que « l’aspect physique de la perception » (p. 26), et met l’accent sur les mouvements et les gestes à l’œuvre sur les planches ou sur les écrans, sans chercher à les transcrire nécessairement en quelque élément de narration. C’est donc une figure que relève la chercheuse dans différentes œuvres, celle du Z comme Zigzag : qu’il s’agisse de torsions du corps des artistes semblables aux poses des hystériques, de la structuration en diagonale choisie par Jules Chéret pour ses affiches de music-hall ou encore des décors de films, la ligne brisée du zigzag domine, soulignant le rôle primordial de la dislocation et du démembrement dans une telle esthétique et s’opposant à l’arabesque, qui pouvait caractériser auparavant la gestuelle des mimes.

11L’ouvrage De Charcot à Charlot offre de la sorte un riche aperçu du spectacle populaire de la fin du xixe et du début du xxe siècle, tout en insistant sur les points de passage et les analogies entre les différents arts, en particulier sur les mêmes effets produits sur le public, lequel doit, à chaque fois, affronter les « secousses », les « tremblements » et « l’attraction magnétique » (p. 210) : la danse de Cake-Walk se propage ainsi, à la manière d’une épidémie, à la fois sur la scène des cafés-concerts, où règnent les « chanteuses épileptiques » qui s’en emparent, et sur les écrans, avec par exemple le film Le Cake-Walk infernal de Méliès en 1903. L’optique interdisciplinaire (et interartistique) choisie par R. B. Gordon s’avère des plus judicieuses, dans la mesure où elle lui permet de circuler, elle aussi, entre des formes de spectacle variées, afin d’en déceler les gestes communs ou peut-être, plus exactement, si l’on en croit Giorgio Agamben au sujet de la fin du xixe siècle, l’« impressionnante prolifération de tics, de spasmes, de saccades et de maniérismes, qui ne peut être définie que comme une catastrophe généralisée dans la sphère de la gestualité.9 »

12Dans le cas particulier du cinéma, le livre De Charcot à Charlot contribue de surcroît à remettre en perspective les débuts de ce septième art, lequel est à considérer, au‑delà de la rupture que semblent signifier l’invention technique ou encore la date de 1895 censées marquer sa « naissance », dans la continuité existant en réalité avec d’autres formes de spectacle des années antérieures et de la même période. R. B. Gordon met précisément en valeur de telles continuités puisqu’elle réinsère les premiers films burlesques dans le tissu de la culture spectaculaire et des représentations du corps de l’époque, tout entier imprégné des théories médicales en cours à la fin du xixe siècle sur l’imitation inconsciente. Le cinéma potentialiserait en quelque sorte les phénomènes de magnétisme, de somnambulisme et d’hypnose liés à la notion d’inconscient corporel :

S’il est vrai que les spectacles populaires encourageaient — voire déclenchaient — l’imitation d’états corporels et psychiques exceptionnels, alors cette tendance à mimer les gestes hystériques ou somnambuliques serait d’autant plus forte au cinématographe, augmentée par l’effet hypnotique d’une lumière scintillante sur un écran lumineux dans une salle à demi obscure. (p. 155)

13Comme le relève la chercheuse, « l’hypnotisme-somnambulisme » ne constituait en fait pas seulement un motif récurrent des films, mais il était également une « métaphore de l’expérience filmique » (p. 156). Le vécu des premiers spectateurs de cinéma serait par conséquent lui aussi à appréhender davantage en ces termes, en relation avec les observations et les discours sur les mécanismes de suggestion, les maladies des nerfs et leur potentielle contagion.

De la fin du xixe au début du xxie siècle

14L’une des qualités de l’auteur de De Charcot à Charlot est de situer précisément son propos, dans l’espace et dans le temps. Le moment historique qui l’intéresse, le monde du spectacle en France entre 1875 et 1913, est en effet délimité puisqu’il correspond à la fois à une gestuelle particulière des artistes et aux connotations précises que cette dernière recelait : ce n’est qu’à partir des années 1870 qu’une dimension pathologique a été attribuée à certains mouvements, faisant le lien avec l’hystérie, et ces interprétations ne durèrent véritablement, selon R. B. Gordon, que jusqu’à la première décennie du xxe siècle, période à laquelle la « neurasthénie » (p. 99), moins spectaculaire, se substitua progressivement aux symptômes hystériques lors des diagnostics à l’hôpital.

15Les limites de son champ de recherche n’empêchent pas au demeurant R. B. Gordon — ou peut-être justement lui permettent — d’effectuer çà et là quelques fructueuses incursions dans d’autres périodes ou aires culturelles. Sont par exemple évoqués les échanges entre pantomime  anglaise et française au début du xixe siècle, avant que des « Pierrots d’un nervosisme troublant10 » ne s’imposent sur les scènes parisiennes. Mais le lecteur pourra aussi goûter les allusions à la période immédiatement contemporaine, qui jettent des ponts entre le tournant des xixe et xxe siècles et le début du xxie siècle : ainsi l’auteur de De Charcot à Charlot souligne‑t‑elle comment les théories actuelles des neurones-miroirs, selon lesquelles les sensations visuelles agissent sur les régions motrices du cerveau, se sont certes développées à partir des années 1980 dans le cadre des neurosciences, éveillant l’attention, au sein des sciences humaines, de tout chercheur intéressé par les pratiques spectatorielles, mais trouveraient en réalité leurs prémices dans les observations et pratiques médicales de la fin du xixe siècle sur l’inconscient corporel, qui irriguent dès cette époque à la fois le spectacle populaire, dans la variété de ses formes, et l’expérience de son spectateur. Charcot et Charlot auraient donc encore bien des choses à nous dire aujourd’hui.