Armand Gatti, l’Arche des langages
1Cet ouvrage collectif se compose de cinq chapitres, respectivement intitulés : Histoire et Politique, L’imaginaire, La science, Mise en scène et Témoignages. Cinq lucarnes pour apercevoir et comprendre le travail d’Armand Gatti, auteur et homme célébré par les divers textes de ce corpus.
2La première partie « Histoire et Politique » présente Gatti comme un journaliste, un homme de théâtre, résistant, déporté et anarchiste. Il concentre sur lui les préoccupations des historiens puisqu’il a croisé sur sa route les Grands qui font une histoire du XXe siècle (Einstein, Mussolini, Malraux…). Écrire sa biographie permet d’interroger toute une partie de l’histoire laissée dans l’ombre. Il se pose comme témoin des luttes du siècle dernier et ses écrits sont le reflet de ce regard. Il intervient comme poète sur le terrain des historiens, comme passeur d’histoire. Gatti intensifie des régions de notre mémoire, de notre oubli.
3L’écriture gattienne offre à celle de l’histoire des modèles de pensée qui ont une fonction heuristique dans la mise en relation des événements : « Nous devons, nous les ressortissants des grammaires créer un immense jeu d’équivalence […] au-delà de ce pourraient nous promettre les dictionnaires » (A. Gatti).
4Son œuvre est engagée et révolutionnaire, son théâtre est celui de la lutte et de la rébellion. L’un des personnages de la pièce V comme Vietnam l’affirme : « Il y a toujours chez l’homme quelque chose qui s’insurge ». Le théâtre gattien apparaît comme un champ de désolation hanté par la défaite, par la répression du pouvoir, la haine et la violence. La seule espérance réside dans l’optimisme militant, mais qui ne s’aveugle pas sur la réalité du monde. L’œuvre d’Armand Gatti a donc substitué à l’agressivité révolutionnaire la réactivité résistante.
5Gatti, s’il est poète et dramaturge a aussi été journaliste. Ce n’est pas une vocation pour lui, mais un moyen de gagner sa vie au sortir de la Résistance. Gatti journaliste veut s’impliquer, s’immerger dans la réalité d’un procès, d’un fait divers, d’une guerre civile. Il est d’ailleurs récompensé par le Prix Albert Londres pour une série d’articles publiée dans Le Parisien en 1954. Il multiplie les voyages (au Guatemala en guerre) et les reportages. Le journalisme devient une terre d’exil pour l’écriture et n’a cessé de nourrir son œuvre, même après 1959, lorsqu’il met un point final à sa brillante carrière journalistique.
6Selon Armand Gatti poète, l’action et l’écriture constituent un même tissu que traverse la parole orale. Ainsi, sa pièce Le Labyrinthe est une expérience critique concernant la mémoire (des personnages, des mythes, des traditions et de l’histoire). Le débat porte sur ce que doit constituer la mémoire. En 1960, il crée son premier film L’Enclos qui reprend cette thématique. Le noyau dramaturgique est un pari entre deux gardiens d’un camp de concentration : un communiste allemand et un juif français sont enfermés dans un enclos. Qui va tuer l’autre ?
7Ce film est refusé à la sélection officielle du festival de Cannes en 1961. Il témoigne d’une expérience qui s’épuiserait avec les mots et montre la résistance à l’intérieur d’un camp : le communiste est remplacé par un cadavre pour éviter la lutte des deux hommes et satisfaire la cruauté des gardiens. Le camp de concentration est vu comme un objet de réflexion sur le monde. L’aspect allégorique l’emporte sur la dimension réaliste.
8La deuxième partie consacrée à l’imaginaire propose principalement de s’attacher à la mise en place d’une écriture de la résistance, puis de comprendre l’importance du symbole de l’être ailé chez Armand Gatti et enfin d’approcher le monde émotionnel des marionnettes.
9Force est d’abord de considérer La Parole errante comme une écriture de la résistance. Ce roman autobiographique se présente comme un art poétique où résonne un cri, une « urgence du dire ». Gatti y met en scène une écriture de l’événement qui refuse de maîtriser toute histoire. C’est le temps de la mémoire qui se déploie dans l’histoire.
10C’est ensuite La Traversée des langages qui propose une symbolique animale importante. Deux figures s’opposent régulièrement dans l’œuvre gattienne : l’ange, symbole de pureté spirituelle , et la chimère, cette créature polymorphe qui mêle chèvre, oiseau, lion et dragon. Le bestiaire de Gatti érige également le coq en symbole du Christ et de la France. L’aile en général est vue comme un outil ascensionnel. C’est une métaphore, mais l’oiseau est bien présent « avec son nom propre : son chant, son vol, sa migration . »
11On sait l’amour que Gatti porte au théâtre, et ce sont les marionnettes qui l’ont toujours fasciné parce qu’elles l’ont marqué au coeur. Pour lui, la marionnette prend sa source dans la mémoire douloureuse de l’univers concentrationnaire. Elle renvoie aux émotions théâtrales premières de l’auteur, quand il découvre, en captivité, le théâtre juif. « La marionnette devient alors pensée ; c’est elle qui éclaire le spectacle. »
12Une troisième partie intitulée « La science » s’interroge sur l’influence des mathématiques et de la physique dans l’œuvre d’Armand Gatti.
13Pour lui, les mathématiques, la physique, la philosophie et la littérature – et surtout la poésie – sont comme le feu, la terre, l’eau et l’éther : des éléments combinatoires qui forment une structure. Sa pensée est exprimée dans cet extrait de La Traversée des langages :
« - Qu’est-ce qu’une phrase pour nous ?
- Un groupe. Un groupe qui permet le transport du langage mathématique, au littéraire, du physique, au philosophique, et à la poésie, faisant ainsi d’un langage à cinq têtes, notre combat contre l’Ange. […] »
14Gatti est indéniablement un poète qui écrit des pièces de théâtre « traversées » par la science. Grâce au spectacle Chants de l’Inconnu n°5, il approche le théâtre de sciences : ce théâtre qui évoque la science. L’objet de sciences (seringue, cornue, ordinateur…) est mis en scène avec une fonction déterminante puisqu’il participe à la définition identitaire du théâtre de sciences. Chez Gatti, cet objet, c’est le mot de la science. Le langage des mathématiques et de la physique devient une machine théâtre. Dans La Parole errante, il précise :
« Pour le mot, comme pour l’atome, une équivalence : la particule (la syllabe) est la même chose que son onde (le sens qui l’accompagne). »
15Armand Gatti oblige à une remise en question, à la recherche d’un théâtre neuf. Ainsi est né le projet d’une mise en scène expérimentale, en mars 2003, par les étudiants de l’Insa (Institut National des Sciences Appliquées) de la pièce Incertitudes de la mécanique quantique devenant chant des oiseaux du Graal, pour l’entrée des groupes (de Galois) dans le langage dramatique. Cette mise en scène est bien éloignée de la représentation du monde de la science et des formes habituelles du théâtre. Cet aspect composite est d’ailleurs rendu dans l’affiche conçue par les étudiants de l’Insa, représentant une chimère. Cette pièce a été créée sur le modèle de l’analogie, cher à Gatti, car il apparaît comme un mode d’engendrement de l’écriture et non pas en tant que tentative d’engendrement de savoirs.
16La quatrième partie s’attache à décrire différentes mises en scène. Nous avons choisi de n’en évoquer que deux.
17La première est celle des 7 Possibilités du Train 713 en Partance d’Auschwitz qui met en jeu des déportés aveugles de diverses nationalités, qui, à la libération du camp, montent dans un train pour être rapatriés. Le train 713 va errer à travers l’Europe pendant une année.
18L’originalité de la mise en scène repose sur la construction et la déconstruction, par les acteurs-déportés, d’une locomotive en bidons de fer. La locomotive est plus qu’un simple élément de décor, elle est un accessoire intégré au jeu évocatoire des comédiens. C’est ici un questionnement sur le rôle de l’homme dans sa propre histoire qui a été représenté.
19La seconde est celle de La Parole errante qui n’a pas été conçue comme une pièce de théâtre mais comme un récit, un essai et un poème. L’adaptation théâtrale proposée est une mise en mouvement des mots et des événements. C’est un cheminement à l’intérieur du livre comme à l’intérieur d’un tourbillon fondé sur la répétition (de phrases, d’actions).
20Un dernier chapitre qui tient lieu de conclusion présente une suite de témoignages de personnes ayant côtoyé Armand Gatti. On en retient que l’auteur établit un discours sur et dans la langue, qu’il transforme le rapport aux mondes et parle depuis la zone de combat. Sa parole traverse les langues, les zones, les mondes.
21L’écriture gattienne transcende tous les discours savants parce qu’elle les traverse de bout en bout. Pour Armand Gatti, il est indéniable que le retour à la vie se fait par l’écriture.