De l’usage des sciences sociales en littérature médiévale
1Avec Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des xiie et xiiie siècles, Philippe Haugeard met à profit la richesse théorique des sciences sociales pour proposer une lecture à la fois multidisciplinaire et diachronique d’un phénomène jusqu’ici peu étudié : la question de la largesse au Moyen Âge. Professeur de littérature médiévale à l’Université d’Orléans, Ph. Haugeard fait le pari, risqué à quelques égards, d’invoquer les acquis de l’anthropologie en ce qui concerne le concept du don/contre‑don tel qu’il se dévoile dans la littérature épique et romanesque. Cette approche, dont il rappelle fort à propos les résistances qu’elle rencontre chez certains historiens (A. Guerreau‑Jalabert, notamment), n’est possible qu’à condition d’accepter d’envisager la littérature épique et romanesque comme étant imprégnée de l’idéologie de la « classe chevaleresque » invoquée par Georges Duby. Cette prémisse établie et explicitée par l’auteur s’ouvre donc sur une définition anthropologique du don et de la largesse.
Don / largesse
2L’étude qu’envisage Ph. Haugeard s’ouvre sur un premier travail de définition théorique du don qui met à profit l’incontournable Marcel Mauss1. En s’appuyant sur le travail de Mauss, Ph. Haugeard reprend à son bénéfice l’idée d’une circulation du don, mouvement à la fois libre et contraignant qui, lorsqu’il est parfaitement intégré par les populations concernées contribue à lier entre eux les individus dans une relation qui conjugue amitié et efficacité économique. La contribution de Mauss à l’étude du don est enrichie des considérations de Pierre Bourdieu qui, dans Le sens pratique, rappelle que le système don/contre‑don ne fonctionne qu’à condition d’être différé et différent2. Ce sont, essentiellement, les outils auxquels recourt Ph. Haugeard pour observer l’aristocratie féodale telle qu’elle se manifeste dans un certain nombre de textes qui :
dans l’ensemble reproduisent l’idéologie aristocratique du don généreux et de la dépense fastueuse, mais avec plus ou moins de distance, c’est‑à‑dire selon un degré d’adhésion plus ou moins élevé ; tantôt, en effet, c’est le point de vue de la classe chevaleresque sur ses propres usages que les textes adoptent et partagent, et cela très directement, comme de l’intérieur, mais le plus souvent, l’idéologie aristocratique est reproduite sans nécessaire ou complète adhésion. (p. 19)
3La question du don, donc de la distribution et de la circulation de la richesse pour la période étudiée et en fonction des textes sélectionnés, ne peut faire l’économie d’une réflexion portant sur la question de la largesse. C’est là que le contexte historique et donc, la prudence contextuelle, interviennent. En effet, et Ph. Haugeard le rappelle bien, la largesse est d’abord et avant tout un comportement de classe : « Donner et dépenser : ces deux verbes résument le rapport que la classe chevaleresque entretient avec la richesse ; ils constituent un art de vivre – celui de vivre noblement : ils déterminent donc une identité sociale » (p. 25). La promotion de la largesse, l’exaltation du don généreux auraient en quelque sort été imposées à la collectivité de la noblesse médiévale. Les ressorts de la transmission de cette obligation ne sont pas abordés par l’auteur, qui aurait pu trouver du côté des sociologues P. Berger et T. Luckmann3 quelques pistes fertiles permettant de réfléchir à ce qui semble avoir été pris pour acquis (taken for granted) par les sociétés concernées.
4La mise en place du cadre théorique ne saurait faire oublier le sujet du travail de recherche de P. Haugeard, soit la littérature épique et romanesque des xiie et xiiie siècles (et, devrait‑on préciser, française). Les extraits de textes aussi variés que Le Roman de Florimont d’Aimon de Varennes et le Roman de Thèbes, par exemple, illustrent avec précision comment « la largesse fait donc partie de l’art de bien gouverner » (p. 44). Abondants, riches et variés, les exemples choisis dans un corpus dont la pertinence ne saurait être remise en question soutiennent l’hypothèse de recherche de l’auteur, c’est‑à‑dire qu’ils permettent de voir comment s’articule la question de la largesse en tant que manifestation sociale. La première partie du livre, Noblesse oblige : donner généreusement et dépenser fastueusement, livre à cet égard un état des lieux convaincant.
De la domination sociale
5La largesse, envisagée comme une obligation intégrée et inconsciente de l’aristocratie féodale, contribue également à marquer la division de la société féodale. Parce que la libéralité confirme le rôle dominant de la classe chevaleresque, elle contribue également à la contraindre et à compromettre son équilibre financier, mis à mal par la montée en puissance des grands marchands et hommes d’affaire de ce que C. Haskins a nommé, fort à propos, la « Renaissance du xiie siècle4 ». La seconde partie de l’ouvrage s’attache ainsi à montrer comment la littérature épique et romanesque
se montre indifférente à la nouvelle donne sociale […] mais on voit apparaître, à partir de la fin du xiie siècle, et plus nettement encore au début du xiiie siècle, des œuvres qui posent la question de la largesse aristocratique à l’intérieur d’un cadre qui s’est sociologiquement élargi et qui prend clairement en compte le développement du commerce et l’enrichissement de la bourgeoisie marchandes. (p. 99)
6C’est ainsi que les œuvres invoquées dans Largesse et identité aristocratique : les fondements idéologiques de la domination sociale révèlent une conception de la nature de l’homme qui, évidemment, joue en faveur d’une domination naturelle des membres de la classe chevaleresque aux dépens de l’infériorité naturelle des dominés (les hétérogènes vilains). Des exemples tirés de Guillaume d’Angleterre montrent bien comment les marchands sont ignorants de l’usage du don généreux et donc plus susceptibles de succomber au péché de la convoitise. Les personnages des magiciens atypiques dans Girart de Roussillon et Jehan de Lanson s’avèrent particulièrement intéressants dans le contexte de la circulation des biens, Ph. Haugeard montrant bien par le biais d’extraits brefs et concluants comment la fonction de ces personnages hors‑normes en est une de remise à l’ordre, les interventions de deux magiciens voleurs permettant de « rétablir, par le vol, la circulation des richesses » (p. 141). De façon générale, la largesse comme principe dynamique de l’aristocratie féodale ne fait aucun doute et les œuvres littéraires invoquées soutiennent sans peine le fardeau de la preuve.
La question de la royauté
7Les grandes qualités de l’étude de Ph. Haugeard tiennent à la précision de son approche théorique de même qu’à l’abondance de ses sources littéraires. Or, qui s’intéresse au pouvoir des xiie et xiiie siècles devra nécessairement aborder la figure du roi, dont la présence littéraire a largement été étudiée tant en France qu’ailleurs en Occident. Dans la troisième et dernière partie du livre, Largesse et exercice du pouvoir : enchantement et désenchantement du don royal, Ph. Haugeard s’élève, si l’on peut dire, au‑dessus de la classe chevaleresque pour s’intéresser à la largesse royale. D’abord envisagée dans sa fonction politique, soit celle d’attirer vers le roi des chevaliers dont il gagne l’amitié et dont il assure la fidélité, elle s’enrichit d’un rôle paradigmatique qui met en valeur la puissance du roi. Or, si Ph. Haugeard parvient sans peine à justifier sa prise de position en faveur d’un phénomène de descente de la largesse, à partir de l’idéologie royale jusqu’à l’ensemble de la classe chevaleresque, on pourra se demander si l’ethnocentrisme manifesté dans cet ouvrage (les rois invoqués sont, essentiellement, des produits littéraires français) ne nuit pas à la démonstration. En effet, s’il est juste de dire que le Arthur de Robert de Boron agit comme tout autre roi issu du continent, il n’en demeure pas moins marqué par une tradition anglaise qui a fait face à des enjeux politiques historiques particuliers. Aussi détaillé et fertile qu’il soit, le livre de D. Boutet, que Ph. Haugeard met abondamment à profit, ne fait pas le tour de la question et souffre d’un même « oubli »; les grandes figures de la royauté occidentale n’ont pas émergé par hasard au xiie siècle et leur présence littéraire se nourrit d’une tradition plus ancienne (anglaise, germanique, celte, etc.). À ce sujet, les travaux d’E. Kantorowicz5 et, plus récemment, d’H. Martin6 et d’A. Chauou7 enrichissent la question de la royauté occidentale.
8Malgré ces remarques, que nous formulons dans le respect de l’immense travail accompli par l’auteur, force est d’admettre que les exemples montrant comment opèrent l’enchantement et de désenchantement du don sont éloquents. La littérature parvient ici à porter à son comble l’enchantement du don ou à montrer les effets dévastateurs d’un éventuel désenchantement. Le don, en tant qu’il contribue à maintenir l’ordre, assure l’harmonie de la collectivité ; un roi qui fait défaut à sa fonction et qui échappe à la structure d’échange établie par Mauss en tentant faire du don un mode d’extorsion (Renaut de Montauban) met en péril la sacralité de sa fonction.
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9Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des xiie et xiiie siècles s’impose sans contredit comme un livre essentiel, sa mise à profit des sciences sociales dans l’étude des représentations littéraires de la largesse et du don s’avérant réussie. La « mise en perspective anthropologique et sociologique » invoquée permet ainsi de saisir la largesse comme élément d’un ensemble organique, élément dont rendent compte les textes littéraires avec intelligence.